26 octobre 2008

"Les Amis" (Gérard Blain, 1971)


A la fin des années 60, Paul, un garçon de 16 ans qui vit avec sa mère dans un immeuble HLM des boulevards des Maréchaux à Paris, entretient une relation homosexuelle avec Philippe, un riche homme marié de 50 ans qui lui offre l’attention, la tendresse et le confort matériel dont il a toujours été privé.

Ce sujet, très sulfureux pour l’époque (en 1971, Paul est cinq ans sous l'âge légal de 21 ans) et qui garde quelque peu de sa charge subversive quand on le découvre près de quarante ans plus tard, est traité avec austérité par Gérard Blain, l’acteur du Beau Serge, dans "Les Amis", le premier de ses dix films en tant que réalisateur. Scénariste et dialoguiste de son film, Gérard Blain s’est sans doute en partie inspiré de son propre parcours (le père absent, l’abandon de l’école à 13 ans, la séduction du physique, l’appel d’une carrière artistique…) pour raconter l’histoire du jeune Paul, de ses aspirations à une autre vie et de son indépendance rudement acquise.

Admirateur proclamé de Robert Bresson, Gérard Blain choisit de réaliser son film dans un style assez proche de celui de son aîné, à l’aide de plans longs soigneusement composés, d’une caméra la plupart du temps immobile et d’un jeu tout en retenue de ses acteurs. Avec en plus, l’utilisation symbolique des couleurs vives. Etude de caractères plus qu’étude de mœurs, « Les Amis » évite ainsi tous les pièges du sensationnalisme dans lequel le sujet aurait pu le précipiter.

La relation qu’entretiennent Paul et Philippe ouvertement homosexuelle (même si, bien sûr, aucune scène de sexe n’est montrée) mais le propos du film n’est pas seulement là. Il s’agit aussi d’évoquer les désastres que peut entraîner le désert affectif, que ce soit dans les relations entre parents et enfants (Paul, sa mère et sa sœur) ou entre époux (Philippe et sa femme) et des possibilités de solutions que la vie saura toujours proposer, notamment dans les rencontres extérieures. En rencontrant Philippe, qui lui offre l’accès matériel à un monde auquel il n’aurait pu prétendre, Paul trouve aussi la chaleur humaine et le conseil raisonnable qui lui permettent de croire en lui et de prendre, le moment venu, les bonnes décisions pour affronter avec succès le passage à l’âge adulte.

Porté par les remarquables prestations de Yann Favre (Paul) dans un rôle difficile et de Philippe March (Philippe) dans un rôle plus difficile encore, « Les Amis » sait garder du début à la fin la ligne directrice de cette thématique compliquée par le fait que les deux personnages sont masculins. Ce qui ne pourrait être qu’une simple histoire de gigolo (Blain ne cache pas le fait que Philippe entretient Paul, qui lui même entretient sa mère) prend une dimension universelle et devient par l’intelligence du traitement une méditation sur la transmission entre les générations et du besoin qu’on a les uns des autres. La réussite du film tient au fait que les deux personnages, Paul et Philippe, trouvent chacun leur propre équilibre dans la relation de dépendance qu’ils ont engagée. Et par le fait que Gérard Blain se garde d’expliquer ou de juger celle-ci : l’absence de jugement externe sur le rapport des deux hommes est d’ailleurs une des grandes surprises que réserve le film.

Autour des deux personnages principaux en gravitent d’autres, bien croqués par Gérard Blain grâce à une écriture précise de leurs conditions et personnalités : le petit groupe d’amis bourgeois que Paul se constitue lors d’un séjour à Deauville (et notamment de la jeune fille blonde avec laquelle il a une aventure), de la famille de Paul (sa mère, sa sœur et son beau-frère) et surtout du troisième personnage du film, Nicolas (Jean-Claude Dauphin), l’étudiant aux Beaux-Arts qui comprend bien que Philippe n’est pas l’oncle de Paul comme celui-ci le présente et que leur « amitié » cache en fait sa véritable nature. C’est lui qui, à un moment crucial de l’histoire, permettra à Paul de franchir un cap décisif.

Le film prend pour décors plusieurs univers totalement différents : le Paris populaire d’où Paul vient ; la campagne verdoyante où Philippe vit avec sa femme ; Deauville et son théâtre social ; le Neuilly de la bourgeoisie renfermée sur elle-même. Dans ces décors, le thème du théâtre et du jeu reviennent en leitmotiv, d’abord par la métaphore (les usurpations identitaires et les signes extérieurs d’appartenance, comme les vêtements, les appartements et les voitures) puis plus tard, plus directement grâce à la scène de la classe de théâtre qui clôt pratiquement le film.

« Les Amis » (il faut noter que les guillemets font partie intégrante du titre du film) est une œuvre d'une calme audace tout à fait à part dans le paysage cinématographique français du début des années 70. Présenté en Sélection Officielle à Cannes en 1971, « Les Amis » a remporté le Léopard d’Or au Festival de Locarno 1971 dans la catégorie « Meilleure Première Œuvre». Gérard Blain continuera à explorer certaines des mêmes thématiques dans ses films suivants, notamment avec Un Enfant dans la Foule, en 1976. Intéressante partition de François de Roubaix, notamment à base de voix.
En regardant le film l'autre jour, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à une brillante réplique de Certains l'Aiment Chaud, film avec lequel "Les Amis" n'a évidemment strictement rien à voir : à un moment, Tony Curtis demande à Jack Lemmon quelque chose comme "Pourquoi un homme épouserait-il un homme ?". Le réponse, imparable : "La sécurité !". Si "Les Amis" avait été une comédie, ça l'aurait assez bien défini...

C’est tout à l’honneur de René Château que d’avoir sorti « Les Amis » de l’oubli dans lequel il était tombé en l’éditant en DVD (je n'avais jamais entendu parler de ce film avant de la voir). Techniquement, le DVD est du pur René Château : pas de chapitrage, une image non-anamorphique, un son parfois un peu saturé et aucun supplément. Mais la qualité de la copie utilisée est excellente, les couleurs sont vibrantes et la compression est impeccable.

24 octobre 2008

Girl in Gold Boots (Ted V. Mikels, 1968)


Une brune aux airs d’héroïne de série Z (c'en est d'ailleurs une) qui se morfond dans son job de serveuse de dinner dans le désert en passant son temps à danser seule sur des tubes de juke-box et qui rêve d’aller faire carrière de Go-Go Girl à Los Angeles : c’est le début de ce film fort sympathique, sans doute le plus accessible et regardable d’un des rois de l’exploitation américaine, Ted V. Mikels. Elle y réussira, après avoir rencontré un beau parleur qui connaît le patron d’une boîte louche où les filles se trémoussent sur les chansons d’un groupe pop de troisième zone. La brune gravira tous les échelons du métier de Go-Go Girl, prise en amitié puis en détestation par la meneuse du groupe, la seule des filles chaussée de bottes dorées (d’où le titre), toutes les autres portant des bottes argentées. Elle croisera sur le chemin du succès un bellâtre guitariste en mal de producteur (dont elle tombera amoureuse au grand dam de son protecteur), quelques crapules, des drogués, des types de la mafia locale et un flic un peu trop entreprenant…

Je n’avais bien sûr jamais entendu parler de Girl in Gold Boots avant de lire quelques avis amusés sur des blogs de cinéma-bis. Le thème de la Go-Go Girl en péril est sans doute l’un des plus intéressants du cinéma d’exploitation non horrifique dont il mélange toujours plusieurs principes fondamentaux : les belles pépées peu vêtues qui savent remuer en cadence tout ce qui bouge, les morceaux pop-rock inconnus, les maquereaux sapés, les flingues et les poursuites en voiture. Girl in Gold Boots n’échappe pas à la règle : il en suit même à la lettre les principes sacrés. Comme il s’agit d’un film de 1968, les fringues, les coiffures, les couleurs et la bande-originale sont un régal, pour les yeux et les oreilles. Ca pourrait être un film d’Elvis (il aurait juste fallu un peu plus de moyens et la présence du King), le héros étant ici un ersatz de Presley au demeurant très sympathique. Quelques gueules sont la cerise sur le gâteau, comme celle de l’homme de main du patron de la boîte de nuit, sérieux comme un pape mais affligé de tics oculaires hilarants.

Je n’ai reconnu aucun des acteurs du film, dont pas un n’a fait brillante carrière (ils ont plutôt la tête d’acteurs de séries TV de l’époque), mais j’ai tout de suite noté la présence magnétique de l’actrice principale, une certaine Leslie McRae, improbable croisement de Jennifer Jones et d’Angelina Jolie. La belle plante brune ne sait pas jouer ni danser (elle surjoue et surdanse toutes ses scènes) mais quand elle est à l’écran, on ne voit qu’elle : son charisme physique et son investissement de toute évidence sincère dans le rôle de sa vie forcent le respect à défaut de la crédibilité. Rien que pour elle, le film est à voir.

Le réalisateur Ted V. Mikels, vieux briscard du cinéma-bis (qui, si cela vous intéresse, vend ses DVD dédicacés pour pas grand-chose sur son site web), ne fait pas preuve d’une grande imagination dans les séquences filmées ni le travail de montage, mais réussit quand même quelques belles prises de vues, comme les plans en plongées et en rythme sur les fesses ou les seins de la petite troupe de Go-Go Girls en action. Il a aussi eu la bonne idée d’utiliser des décors naturels du Los Angeles de l’époque, avec ses quartiers un peu louches, ses néons dans la nuit, ses boîtes aux décors kitschs à souhait (le fameux "Hollywood’s Haunted House Club" est d'ailleurs celle où se produisent les Go-Go Girls) et ses parkings à perte de vue. Dans une audace de scénario assez culottée pour un film aussi léger, il se permet même une fin douce-amère où plane l’ombre de la Guerre du Vietnam.

Girl in Gold Boots est un petit film qui se déguste sans doute avec encore plus de plaisir 40 ans après sa réalisation qu’au premier jour : finalement innocent et plutôt stylé, il est l’exemple sympathique d’un certain cinéma des la fin des années 60, plus destiné au drive-in qu’à la salle obscure. Le sexe, la violence et la musique y sont encore bon-enfants. Et ce n’est pas dépréciatif. Dans le genre, c'est même une sorte de petit chef-d'oeuvre.

Girl en Gold Boots est également digne d'intérêt pour une autre raison : le film a de toute évidence inspiré le formidable Showgirls de Paul Verhoeven, dont il préfigure, avec 30 ans d’avance et beaucoup plus de retenue, la plupart des péripéties mélodramatiques. Une bonne descendance, en somme.

21 septembre 2008

Heat (Paul Morrissey, 1972)


Le dernier volet de la trilogie de Joe après Flesh (1968) et Trash (1970), Heat (1972) déplace le décor des aventures de son antihéros de New-York à Los Angeles et trouve dans la cité du cinéma une inspiration classicisante qu’ignoraient totalement les deux premiers opus. L’esprit d’improvisation de la Factory d’Andy Warhol n’est plus qu’un souvenir presque effacé alors que les règles du cinéma traditionnel semblent reprendre les rênes. Si Heat n’est pas le plus novateur des trois films, c’est celui qui a le plus de structure, de références et d’humour et finalement, c’est, au sens propre, le plus réjouissant.

Joey (Joe Dallessandro), 24 ans, acteur de sitcom au chômage, revient à Los Angeles pour essayer de trouver du travail. Il s’installe dans un motel de seconde zone tenu par l’imposante Lydia (Pat Ast) dont les clients sont tous des losers en quête inactive de succès sous les spotlights mais qui passent leur temps autour de la piscine. Parmi eux, la jeune droguée Jessica (Andrea Feldman), son enfant dont elle est incapable de s’occuper et une amie lesbienne. Un jour, Sally (Sylvia Miles), la mère de Jessica et ex-petite célébrité du cinéma vient voir sa fille au motel et tombe sur Joey qu’elle a croisé naguère sur un tournage. L’actrice sur le retour s’amourache du beau gosse et ce faisant, déclenche des péripéties mélodramatico-comiques qui secouent ce panier d’outsiders…

Bénéficiant de toute évidence d’un budget et d’un temps de tournage plus confortables que ceux des films précédents, Heat reste quand même très libre et indépendant dans sa construction, son montage, sa direction d’acteurs et conclue la grande période des films réalisés ou supervisés par Andy Warhol. Réalisé la même année que Pink Flamingos de John Waters avec lequel il partage de nombreux points (notamment l’impression – fausse – d’improvisation des dialogues), il ouvre la voie au cinéma indépendant californien, dont il semble creuser le nid en plein cœur du territoire du cinéma classique.

Heat est porté par les numéros d’acteurs, qui frisent parfois l’amateurisme et qui conviennent parfaitement à l’histoire racontée. Joe Dallessandro n’a pratiquement rien à faire que montrer son corps dénudé sous toutes les coutures et coucher avec chacun des autres personnages (mais sans nudité frontale comme dans Flesh et Trash), les clients du motel font tous leur numéro qui ne doit pas être bien éloigné de ce qu’ils sont dans la réalité. Andrea Feldman, notamment, est criante de vérité dans son rôle de junkie/nymphomane/mère indigne. L’impressionnante Pat Hast, odieuse tenancière, vole la vedette à tous ses partenaires lorsqu’elle apparaît dans une scène : sa présence physique, son visage bouffi et son verbe méprisant sont sans doute les souvenirs les plus forts qu’on garde du film. La seule actrice professionnelle du film est justement celle qui joue l’ex-célébrité et qui a l’âge d’être la mère de tous les autres acteurs : Sylvia Miles reprend à son compte le type de personnage créé par Gloria Swanson dans Sunset Boulevard (film auquel Heat rend d’ailleurs souvent hommage, notamment avec la grande demeure néo-gothique habitée par Sally). Sylvia Miles (près de 50 ans au moment du tournage), comme Dallessandro, Feldman et Ast, faisait partie à l’époque de la « bande à Warhol » et espérait avec Heat relancer une carrière qui ne décollait pas vraiment. Elle est étonnante par ce qu’elle ose faire dans le film : jouer avec son âge dans des scènes de nudité et des actes de ridicule extrême.

Le personnage de Joey (c’était Joe dans Flesh et Trash, signe clair que dans Heat, il ne joue plus son propre rôle mais un personnage de fiction, quelqu’un d’un peu différent à une lettre près) est l’une des créatures les plus passives jamais rencontrée dans un film américain : objet du désir de celles et ceux qui croisent son chemin, beaux et laids, jeunes et vieux, il leur prête son corps avec un détachement impérial, espérant sans doute recevoir un jour en échange la promesse d’un rôle auquel il ne croit plus. Ses scènes avec ses partenaires sont toutes excellentes par leur « cool attitude », notamment celles avec la vorace Sylvia Miles. La dernière scène de l’actrice, qui ferme brillamment le film sur un mot de quatre lettres, est inoubliable de drôlerie pathétique.

Heat est un film qui pourrait donner la définition du mot « camp » et l’on ne peut s’empêcher de sourire ou de rire franchement aux cris et gesticulations outrancières de ses personnages hauts-en-couleurs. Mais c’est aussi une date-charnière dans le cinéma du début des années 70 : les films indépendants réalisés jusqu’alors sur la côte Est des USA allaient, dans son sillage, commencer à s’implanter à Hollywood même. Paul Morrissey réalisait ainsi le rêve d’Andy Warhol : se faire une place sur les lieux de l’Histoire des stars de cinéma que le Pape du Pop adorait follement.

C’est du fait-divers, mais le symbole n’est pas négligeable (la date marque en fait la vraie mort de la grande ère de la Factory, quatre ans après l’assassinat raté de Warhol en 1968) : le 8 août 1972, deux mois avant la sortie de Heat dans lequel elle avait été formidable, Andrea Feldman, 24 ans, sauta dans le vide d’une fenêtre de son appartement new-yorkais et s’écrasa sur le trottoir au pied de plusieurs de ses ex-boyfriends qu’elle avait invités à l’heure et lieu du happening. Elle tenait dans une main un rosaire et dans l’autre une bouteille de Coca-Cola. Warholienne jusqu’au bout…

My Way of Life (Joan Crawford, 1971)


On m'avait prévenu que Joan Crawford avait publié un livre de mémoires en 1971 : My Way of Life (Simon & Schuster, NY). Epuisé depuis longtemps, jamais édité en français, je l'ai quand même trouvé pour un prix assez correct sur eBay. Ce n'est pas tout-à-fait ce à quoi je m'attendais, c'est... autre chose.

Comme le titre aurait du me le laisser penser, My Way of Life n'est pas My Life, c'est My Way of Life, c'est-à-dire, Ma Façon de Vivre. Et ce "Way" fait toute la différence ! Sur 224 pages, Joan (qui avait environ 65 ans quand elle écrivit le livre) dispense ses conseils éclairés pour réussir sa vie de maîtresse de maison, d'épouse, de femme d'affaires et de voyageuse. Rien sur le métier d'actrice, si ce n'est que ça lui a permis d'avoir de belles maisons et de renconter des gens très intéressants, surtout hors du milieu du cinéma.

Les titres des 11 chapitres forment un bon résumé de son Credo :

- Un point de vue
- Script pour une femme complète
- Poser le décor
- Le plaisir de recevoir
- Les grilles du jardin
- Vivre dans un monde d'hommes
- Quatre miles en l'air avec quinze malles
- Bravos... et solitude
- Préparer son rôle
- Programme pour une belle silhouette
- Programme pour un visage radieux et une splendide chevelure

On apprend entre autres que Joan ne pliait jamais ses vêtements dans ses malles mais les faisait bourrer de papier cristal pour maintenir leur volume (d'où les quinze malles) ; qu'elle avait trouvé chez elle des emplacements où elle était mieux mise en valeur que d'autres et qu'elle y avait placé sur le sol des petites croix d'adhésif afin de pouvoir s'y positionner quand elle recevait ses invités pour faire grande impression (un truc technique qu'elle avait repris au cinéma) ; qu'on ne doit jamais servir un gâteau d'anniversaire sur lequel on a soufflé les bougies, ce n'est pas hygiénique (il faut toujours commander deux gateaux identiques, rapporter le gâteau soufflé en cuisine en disant qu'on va retirer les bougies et le remplacer par le gâteau propre sur lequel on aura toutefois pris soin de faire les petits trous des bougies) ; que cela ne sert à rien de se regarder dans un miroir parce qu'on a toujours tendance à essayer de trouver son meilleur angle (il faut toujours avoir un polaroïd à portée de main et se faire prendre en photo sous toutes les coutures par sa bonne avant de sortir, comme çà, on a un point de vue objectif) ; qu'il faut toujours acheter ses animaux de compagnie par deux identiques parce que quand un meurt, on en a toujours un autre ; que le nombre parfait d'invités pour la conversation et le service quand vous organisez un dîner est dix, pas un de plus, pas un de moins ; qu'on peut avoir vécu dans des manoirs de 35 pièces/piscine à Bevery Hills et se contenter ensuite d'un 250m2 à Manhattan même si on doit faire quelques efforts au début ; que les jambes sont la partie de son corps dont on doit prendre le plus soin pour des raisons plastiques, pratiques et stratégiques... et que quoique vous fassiez, vous n'aurez jamais une cuisine aussi propre que la sienne.

Le tout illustré de rarissimes et fascinantes photos en N&B de Joan - impeccable - chez elle, en voyage, en réception, au siège de Pepsi (pour ceux qui ne le savent pas, elle était la femme puis veuve du vice-président de Pepsi et très active dans la communication du groupe). Joan à Manhattan, Joan à la Maison Blanche, Joan en Afrique, Joan à Gstaad, Joan dans son escalier, Joan à la plage, Joan au jeu télévisé, Joan dans son jardin, Joan et son livre... Lire ce livre permet découvrir le fascinant portrait d'une control-freak de première classe et de comprendre que Christina, malgré sa rancoeur, ne devait pas avoir tout-à-fait tort.

Une chose est certaine : My Way of Life by Joan Crawford est un bouquin qui ne vous apprendra pas grand chose (je dirais même : strictement rien) sur l'âge d'or du ciné hollywoodien mais qui pourra vous apprendre, s'il vous en prend un jour l'envie, à être un peu Joan Crawford. Un régal !

Blast of Silence (Allen Baron, 1961)


Blast of Silence (Baby Boy Frankie en français...) est un film dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'à très récemment et dont j'ai trouvé le DVD MK2 en occase. Il prouve une fois de plus qu'il y a encore tellement de films obscurs à redécouvrir...

De l'intrigante première scène (au début, on ne sait même pas ce qu'on voit puis on se rend compte que c'est le héros qui naît, le bébé du titre français) à la fin brutale, Blast of Silence est une sorte de tragédie individuelle qui reprend les codes du théâtre antique en les transposant dans un film noir de 1961. C'est le résumé de l'histoire d'un tueur fatigué dont la fin transforme l'existence en destin. Un film noir qui parle de la naissance, du chemin tortueux de la vie, de la mort. Le tout porté par un choeur - une voix off qui pourrait être celle de Dieu ou pas - qui commente, tutoie le héros et fait avancer le récit.

Une arrivée à Manhattan, des rencontres avec quelques créatures des bas-fonds et d'ami(e)s d'un autre temps, une sortie dans une boîte de jazz, la réalisation incertaine d'un contrat crapuleux et le jugement sans appel : le film ne perd pas son temps dans des chemins de traverse mais fonce vers son but en 76 minutes d'une rare sécheresse.

Réalisé dans l'urgence et la dèche, les contraintes du réalisateur et principal acteur (Allen Baron, une présence), ont aussi été ses meilleures alliées : filmé en N&B pendant Noël 1960 dans les rues de Manhattan, sur le ferry et dans la zone de Staten Island, le parcours du solitaire "Baby Boy" Frankie est aussi un quasi documentaire sur un New-York définitivement disparu. La scène finale, tournée par hasard en plein milieu d'un ouragan qui s'abattit sur la côte près de New-York, propulse le film dans un lyrisme à la beauté tragique.

Tout dans le film est crépusculaire : l'histoire, la photo, la voix-off. Et les seuls instants de répit conduisent le personnage principal à sa plus cruelle désillusion. Excellence de tous les acteurs, du montage et de l'illustration musicale. Si il y a un archétype de film noir existentiel (et les films noirs le sont presque tous), c'est bien celui-là, qui fait le pont en 1961 entre le cinéma classique d'avant les années 60 et le jeune cinéma à venir des années 70.

Concis, rageur, désespéré, poétique, sans cesse surprenant et d'une profondeur métaphysique rare, Blast of Silence est entré d'un coup dans le haut du panier de mes films préférés du genre. Et quel titre inspiré que ce Blast of Silence ("Détonation de Silence"), qui évoque parfaitement la densité du film, un titre bien meilleur que Baby Boy Frankie, autrement plus faible. Un film que je vous recommande sans réserve.

L'édition MK2 est excellente, avec un documentaire d'une heure : le retour sur les lieux du tournage en 1990 avec le réalisateur. Criterion vient de l'éditer aussi en DVD en Z1.

The Lost Prince (Stephen Poliakoff, 2003)


Voilà une sorte de chef-d'oeuvre que j'ai découvert par hasard en surfant sur le Web : The Lost Prince, un téléfilm britannique qui bénéficiait partout de critiques excellentes. J'ai acheté à l'aveuglette le DVD et je me joins à ces critiques : c'est une fresque intimiste et épique à la fois qui m'a profondemment bouleversé et que je conseille vivement à tous ceux qui peuvent se laisser emporter par l'émotion d'une histoire.

The Lost Prince a été produit par la BBC en 2003 par Stephen Poliakoff, un spécialiste des reconstitutions historiques de qualité. Le téléfilm (3 heures, en deux parties) qui n'a rien à envier aux films de cinéma, raconte l'histoire oubliée du Prince John (Johnnie), fils de George V et de la Reine Mary, un gamin épileptique et légèrement autiste que la famille royale britannique a préféré faire oublier après sa mort à 13 ans en 1919.

Le film raconte sa courte vie et brosse un portrait de la société de cour de l'époque et des grands événements contemporains, notamment la Première Guerre Mondiale et la chute de la famille impériale de Russie, à travers ses yeux d'enfant. La réalisation est parfaite, sensible et retenue et les comédiens, pour la plupart venant du théâtre, tous formidables de justesse (surtout Miranda Richardson en Queen Mary et Gina McKee, bouleversante, en jeune nurse au service du Prince).

La musique symphonqiue composée pour le film par Adrian Johnston est extraordinaire et il me semble impossible de regarder les dernières scènes de la belle et triste histoire du Prince Johnnie sans verser quelques larmes. Bref, une belle découverte que ce Lost Prince dont l'histoire restera longtemps gravée dans ma mémoire. Et croyez-moi, si tout cela peut sembler mélodramatique, ça ne l'est pas : la pudeur du film fait sa force. Un film qui est un vrai et rare moment de poésie mélancolique doublé d'une leçon de grande et de petite histoire.

Christopher Guest's Quadrilogy


A la suite du succès du faux-documentaire This is Spinal Tap (1984) qui racontait la débandade d’un groupe de hard-rockeurs, le scénariste Christopher Guest a continué sur sa lancée avec une quadrilogie de films du même genre qu’il a écrits, réalisés et joués. Ils ne sont pas très connus en France mais ils valent vraiment le coup d’œil : Waiting for Guffman (1996), Best in Show (2000), A Mighty Wind (2003) et For Your Consideration (2006).

Les quatre films font appel à la petite troupe habituelle des comédiens de Guest qui excellent tous dans le déguisement, la composition et l’improvisation. Le principe du réalisateur est toujours le même : il écrit une trame scénaristique, monte les décors et prépare les costumes puis il laisse les comédiens improviser sur la structure qu’il leur a donnée. Il tourne en moyenne 90 heures de film et en garde environ 80 minutes au montage. Il y a donc dans ses films un sentiment à la fois de rigueur et de liberté qui est assez unique.

Waiting for Guffman raconte l’histoire de quelques habitants de Blaine (Missouri) qui se lancent dans un spectacle théâtral amateur sur l’histoire de leur ville en espérant taper dans l’œil d’un producteur de Broadway (le Guffman du titre) qu'ils ont invité.

Best in Show raconte les préparatifs hyperventilés et le déroulement d’un concours canin.

A Mighty Wind raconte l’histoire de trois groupes de folk des années 70 (The Folksmen, The New Main Street Singers, Mitch & Mickey) qui se retrouvent 30 ans plus tard pour un ultime concert à New-York.

For your Consideration raconte l’histoire d’un petit film indépendant fauché qu’une rumeur place dans la course à la nomination aux Oscars.

Les quatre films sont évidemment très drôles (tous les personnages sont des losers assez névrosés et le comique de situation est omniprésent) mais aussi très tendres dans leur approche des personnages qui ne sont jamais traités de façon condescendante. Waiting for Guffman est aussi une réflexion sur la nécessité de savoir sortir de son quotidien, Best in Show est aussi un film sur les tourments de la compétitivité, A Mighty Wind est aussi un regard sur le temps qui passe et For your Consideration est aussi un film sur l’espoir et la désillusion. Mais ce sont avant tout de formidables comédies douces-amères et de réjouissantes galeries de portraits, génialement interprétés. La B.O. de A Mighty Wind, qui n’est faite que de pastiches de folk songs des années 70, est une merveille.

Christopher Guest est un scénariste-réalisateur-comédien (et par ailleurs le mari de Jamie Lee Curtis) qui fait des films à l’identité très particulière : ils méritent d’être plus connus des cinéphiles francophones.

White Christmas (Michael Curtiz, 1954)


White Christmas (Noël Blanc) de Michael Curtiz est sans doute l'un des films les plus aimé des Américains et l'un des plus diffusé sur leurs grandes chaînes au moment de Noël. C'est un film sympathique qui est loin d'être un titre majeur du genre Musical et pourtant, c'est un film passionnant pour plus d'une raison.

Après la Seconde Guerre Mondiale, deux soldats (Bing Crosby et Danny Kaye) se retrouvent et décident de former un duo de chanteurs de music-hall. Ils font la connaissance de deux sœurs (Vera-Ellen et Rosemary Clooney), chanteuses elles aussi, en partance pour le Vermont pour honorer un contrat de fin d'année dans un hôtel isolé dans la campagne dirigé par un ex-général auquel ses soldats sont venus rendre visite. Les quatre artistes y vont ensemble mais une fois arrivés sur place et les fêtes approchant, la neige se fait attendre... et avec elle les touristes. Les quatre chanteurs vont-ils se retrouver à pousser la chanson dans une salle vide de clients ?

Crosby, Kaye et Vera-Ellen sont égaux à eux-mêmes, Clooney est excellente mais c'est une actrice trop cérébrale pour le musical léger (enfin, c'est mon opinion) et Michael Curtiz ne s'est pas trop cassé la tête pour la réalisation, très professionnelle comme d'habitude mais sans le génie dont il en était capable. De plus, les chansons de Berlin qui parsèment le film ne sont pas, et de loin, celles que je préfère. Alors, qu'est ce qui rend White Christmas intéressant ?

- Evidemment l'utilisation du Technicolor, exceptionnelle. Le contraste entre les couleurs de Noël (rouge, vert et blanc) et les décors et costumes du show que la petite troupe monte donne l'occasion au procédé couleur de montrer toutes ses possibilités.

- L'énigmatique signification du personnage de ce général rétraité, reconverti en hôtelier dépressif et de ses ex-soldats qui lui permettent de rejouer au théâtre un moment passé de sa carrière. Qu'est ce que le scénariste a voulu exprimer par là ? C'est sympa de la part de Crosby et des soldats de se dévouer comme ça à leur ancien boss mais qu'est-ce que ça dit sur l'armée et la carrière ? Que le pays a mis à la retraite des gradés dont l'US Army aurait encore bien besoin ? Que les militaires et les entertainers, c'est un peu la même chose ? C'est loin d'être clair, surtout en plein milieu de la Guerre de Corée.

- L'homosexualité probable du personnage joué par Danny Kaye (lui-même un acteur bisexuel) qui éclaire différemment toutes ses scènes avec Bing Crosby et donnent au film une audace thématique assez subversive. La scène - franchement bizarre - du travestissement en play-back, celle de sa séduction laborieuse sur le canapé par Vera-Ellen, de ses fausses fiançailles et tout le jeu corporel et facial de Kaye permettent une lecture alternative de son rôle dans le film. Tout est suggéré bien sûr (et a dû passer au-dessus de la tête de Curtiz) mais joue brillamment avec les codes de censure de l'époque.

- La violence de la charge contre la danse contemporaine qui arrivait alors à Broadway et Hollywood dans le morceau "Choreography" (avec les paroles ironiques "Aujourd'hui on ne danse plus, on fait de la choréographie..."). Je n'ai jamais vu dans un film musical de ce type une critique aussi virulente contre les orientations nouvelles de la danse de l'époque. White Christmas est sorti en 1954 et la séquence où Kaye et les tristes danseuses en gris singent le style de choréographie que Bob Fosse venait d'imposer dans quelques scènes du film Kiss Me Kate (sorti en 1953) en dit long sur l'esprit réactionaire d'une partie de l'establishment hollywoodien de l'époque. Cette séquence musicale étonnante est à mon avis la plus intéressante de tout White Christmas.

Il faut donc revoir White Christmas, pas forcément pour le plaisir du film lui-même, finalement assez modéré, mais pour tout ce qu'il suggère sur l'armée US, la sexualité et les bouleversements chorégraphiques des années 50. C'est un grand film familial de Noël d'accord, mais c'est un peu plus que ça si on lit entre ses lignes.

The Third Man Private Collection (Vienna)


A l’occasion d’un récent séjour à Vienne, je me suis amusé à arpenter la ville sur les pas des personnages du film Le Troisième Homme (The Third Man) de Carol Reed - tourné à Vienne pour les extérieurs en 1948 - et je me suis rendu compte à quel point les sites du film sont encore pour la plupart bien conservés et reconnaissables. J’avais un peu dans l’idée de faire ça avant d’arriver à Vienne mais quand j’y étais, je me suis vraiment pris au jeu, et c’est une façon très sympa (sans être exclusive) de découvrir la capitale autrichienne. Et tard le soir, quand les rues éloignés de la cathédrale sont désertes, on pourrait souvent se croire dans une scène du célèbre film.
J’ai aussi appris sur place qu’il existait un musée entièrement consacré au Troisième Homme, Der Dritte Man Museum (The Third Man Private Collection). J'ai décidé d'y aller illico, vous parlez ! Est-ce le seul musée au monde consacré à un film ? Je ne sais pas mais je n’en connais pour ma part aucun autre du genre.

Alors que je leur demandais si je pouvais faire quelques photos, les collectionneurs et créateurs du musée, Karin et Gerhard, à la passion et à l’enthousiasme communicatifs, m’ont non seulement autorisé mais m’ont demandé d’en parler autour de moi pour faire venir plus de visiteurs. C’est un musée entièrement privé qui vit des ses entrées. Voilà donc, pour les cinéphiles qui passeraient un jour par Vienne, un petit topo sur ce musée formidable.

Le 3mpc (un acronyme pas très heureux pour le musée : Third Man Private Collection) occupe dix pièces au rez-de-chaussée d’un ancien bâtiment industriel de la Pressgasse. Karin et Gerhard collectionnent des souvenirs liés au Troisième Homme depuis une dizaine d’années et ont décidé de montrer leurs trésors au public il y a trois ans. Leur collection augmente sans cesse et le musée s’est étendu depuis son ouverture en 2005 : comme certaines pièces ne communiquent pas entre elles, il faut ressortir deux fois dans la rue pour voir toutes les salles (c'est bizarre, mais ça a son charme).

Le musée est conçu en deux sections bien distinctes : la première au film lui-même, avec plusieurs salles remplies de mémorabilia d’époque ou postérieure et la seconde à l'histoire de Vienne entre 1918 et 1955.

Une première salle est consacrée à l’équipe du film (production et distribution : Korda & Selznick ; scénario : Greene ; réalisation : Reed ; acteurs : Cotten, Valli, Welles, Howard et tous les autres). Il y a des affiches, photos, contrats, correspondance, coupures de presse… Un objet émouvant est le béret porté dans le film par le terrifiant petit Hansel qui occupe une vitrine. Une vidéo récente donne la parole à Herbert Halbik (le petit garçon est aujourd’hui un homme de 65 ans qui n'a jamais fait d'autre film) qui raconte ses souvenirs du tournage à Vienne et Londres.

Une autre salle est consacrée à Anton Karras et à la bande originale du film. Des dizaines et des dizaines de pochettes de 78T, 45T, 33T et CD couvrent les murs et rappellent l’immense triomphe de l’air composé et joué par Karras sur sa cithare. La pièce sans doute la plus précieuse de toute la collection est la cithare originale sur laquelle Karras a enregistré sa célèbre partition, qui a en grande partie fait le succès du film. C’est une acquisition récente du musée qui fait, à raison, la fierté des deux collectionneurs.

Une autre salle présente une importante collection d’éditions du livre The Third Man de Graham Greene. Tous les formats, toutes les couvertures, toutes les langues et de toutes les décennies depuis sa sortie. Un best-seller s’il en est.

Ensuite, une petite pièce noire recrée l’ambiance d’un tunnel des égouts de Vienne. Pour le fun, mais ça n’a pas vraiment d’intérêt (en fait, cette pièce a une autre utilité : elle cache la sortie de secours).

Puis une petite salle avec canapés est un espace de consultation libre de livres sur tout ce qui concerne le film, sur Vienne de la guerre et de l’occupation, sur le genre du film noir et du thriller. Les bouquins sont principalement en anglais et allemand. C'est bien pratique pour se poser un moment pendant la visite. On peut même prendre le thé (offert dans une thermos).

Ensuite, il faut ressortir dans la rue et on entre à nouveau dans le bâtiment, par une porte qui donne sur une salle transformée en petit ciné-club : quelqu’un du musée descend un écran devant les visiteurs assis et passe une bobine d’extraits du Troisième Homme sur un projecteur ancien qui est celui-là même ayant servi pour la première du film à Vienne en 1950. Les scènes du film sont muettes mais le projecteur fait un boucan d’enfer car il est dans la salle et pas dans sa cabine de projection. Les murs de la salle de ciné sont couverts d’affiches internationales, anciennes et récentes, du Troisième Homme. L’affiche française originale est en très bonne place, cocorico… On y voit aussi toutes les éditions VHS et DVD du film.

A côté de cette salle, une petite pièce est consacrée au petit café des environs de Vienne qu’Anton Karras avait acheté avec son cachet du film et dont il s’est occupé jusqu’à sa mort en 1985. On y voit des photos, menus et souvenirs de ce lieu où Karras jouait de temps en temps son air à la cithare pour le plus grand plaisir de ses clients. Le propriétaire du musée y allait régulièrement et c’est comme ça qu’il a pu rencontrer Karras et lui acheter ou se faire offrir des objets rares pour sa collection en constitution. On peut donc dire que c’est Anton Karras lui-même qui est, indirectement, à l’origine du musée. Plutôt sympathique.

Puis on ressort encore dans la rue et on passe dans une troisième partie du bâtiment qui présente la seconde thématique du musée (c'est la partie plus récente du musée) : l’histoire de la ville de Vienne entre la fin de la Première Guerre Mondiale et 1955, date du Traité d’Etat de l’Autriche, qui lui rendait sa totale indépendance. Il y a trois pièces remplies de documents, photos, journaux, objets, uniformes, flacons de pénicilline… qui racontent les bouleversements qu’a connus Vienne entre 1918 et 1955 : entre autres la fin de l’Empire, l’Anschluss, le Nazisme et la Guerre, les bombardements alliés de la fin de la guerre, l’Occupation des 4 armées de l’après-guerre, le Marché Noir, la reconstruction et la signature du Traité de 1955. C’est une partie du musée qui est évidemment très historique, qui n’est pas sur le film Le Troisième Homme lui-même, mais qui replace parfaitement bien son histoire et son scénario dans le contexte socio-politique de l’époque. C’est passionnant mais un peu lourd à digérer en une fois tellement il y a de documents à voir.

Puis on peut revenir à l’entrée du musée où un tout petit espace-boutique propose affiches, cartes postales, mugs et bouquins divers sur Le Troisième Homme. Un super livre a l'air d'être : "The Third Man's Vienna" par Brigitte Timmermann, bourré de photos et qui dit tout sur le film et son tournage Vienne (mais à 49 €, il est un peu cher).

Bref, le 3mpc est un musée totalement original, né de la passion de deux viennois pour leur ville et pour un film devenu avec les années un grand classique du cinéma britannique (et au passage, le film élu "meilleur film britannique de tous les temps" par le British Film Institute).

Evidemment, après avoir visité le musée, on ne peut pas ne pas avoir envie de revoir Le Troisième Homme, même si on le connaît par cœur. Et c'est facile : il passe deux fois par semaine depuis 1950 dans un ciné du centre-ville de Vienne. Alors, si vous passez par Vienne, prenez une heure pour découvrir ce musée : vos 7.50 € (6 € tarif réduit) seront bien utilisés à aider ses créateurs dans leur aventure audacieuse et tellement originale. Quand j'y étais, un samedi vers 15h00, il y avait 6 visiteurs dans le musée, autant dire pas grand monde (mais chacun semblait absorbé par la visite). En même temps, un musée comme ça avec quelques visiteurs, donne une impression de secret bien gardé assez en accord avec le film qu'il commémore. Mais enfin, il leur faut sans doute plus de visiteurs pour se maintenir à flot.

Le Musée du Troisième Homme est situé Presgasse 25 (tout près du Naschmakt et du Pavillon de la Sécession) à la station de métro « Kettenbrückengasse ». Il est seulement ouvert le samedi après-midi, de 14h00 à 18h00. Par ailleurs, une visite guidée sur le thème du Troisième Homme est organisée par Vienna Walks sur les lieux du tournage tous les lundis et vendredis à 16h00 : «Sur les Pas du Troisième Homme » (par la Brigitte du livre mentioné plus haut). Il paraît que c’est une visite très intéressante mais je ne l’ai pas suivie : en fait, je l’avais déjà faite moi-même.

Le site web du musée pour vous donner une idée : http://www.3mpc.net/start.htm

Et pendant que j'étais à Vienne, je suis aussi allé sur les pas des deux personnages de Before Sunrise (Linklater, 1995) mais c'est une toute autre histoire...

Red Planet Mars (Harry Horner, 1952)

Une perle du cinéma SF-paranoïaque des beaux jours de la Guerre Froide : Red Planet Mars de Harry Horner, qui date de 1952. Il faut le voir pour en apprécier toute la démence mais voici quand même une tentative d'en décrire l'histoire, qui fait tout l'intérêt du film :

Un ingénieur en télécommunications (un jeune Peter Graves d'avant "Mission Impossible") capte des ondes radios venant de Mars. Il pense d'abord que ce sont les Martiens qui lui font passer des messages mais il se rend vite compte que c'est Dieu lui-même qui s'est réfugié sur la Planète Rouge pour mieux pouvoir contecarrer les plans des Communistes qui veulent envahir la Terre depuis l'Union Soviétique. Un ex-espion Nazi, passé à la solde du Kremlin, tente de pirater les messages martiens de Dieu pour les transformer en propagande soviétique. La femme de l'ingénieur US, une chrétienne exaltée, prend alors la tête de la croisade anti-Rouge, galvanisée par les messages transmis par Dieu à son mari...

En voyant le film, je me suis demandé ce que les deux scénaristes (Balderstone et Hoare) avaient bien pu consommer en tapant l'histoire sur le clavier de leur machine à écrire. Le plus étonnant, c'est que le film se laisse regarder sans peine et est même assez réjouissant, sans doute à cause des surprises démentes que le scénario réserve au spectateur. La réalisation ressemble un peu à celle de certains épisodes de La Quatrième Dimension. Le film, en tous cas, bat des records dans l'hystérie anti-Rouge hollywoodienne.

Le film est sorti en DVD Z1 (N&B très correct / sans sous-titres). Une curiosité inénarrable.

The Judy Garland Show (CBS, 1963-1964)


Le sommet de la carrière filmée de Judy Garland n'est-il pas la série de shows TV qu'elle a faite pour CBS en 1963-1964 : The Judy Garland Show ? Elle y est insurpassable.

Cette série de 26 shows télévisés de 1 heure que Garland a tournée dans les studios CBS de Los Angeles devait donner une nouvelle orientation à sa carrière. CBS pensait que le public serait ravi de retrouver Judy à la télé dans un show régulier et Garland, qui avait 41 ans, avait cruellement besoin d'argent. Un deal est signé. Judy chantait, dansait, jouait des sketchs, seule ou avec des artistes invités (c'est là qu'elle a fait débuter Streisand à la télé par exemple) et même ses enfants. Elle faisait ses numéros solo devant un public live (comme en concert) et enregistrait les sketchs. Un peu comme les shows de Maritie et Gilbert Carpentier, mais en N&B.

Les décors étaient simples et épurés, d'une stylisation jamais vue à la télé jusqu'alors. Un décor récurrent était celui dans lequel Garland chantait la plupart de ses numéros solo : sur une scène prolongée par un catwalk qui allait vers le public, une grosse malle de voyage était posée. C'est Garland elle-même qui avait voulu cet unique accessoire, qui devait symboliser pour elle toute une vie de vagabonde du spectacle.

Mais Judy avait bien changé physiquement depuis ses films musicaux et les téléspectateurs se sont sentis mal à l'aise de retrouver leur Dorothy prématurément vieillie. De plus, la concurrence était rude avec la chaine rivale NBC, qui passait à la même heure la nouvelle série Bonanza... en couleurs. Les shows ont commencé à ramer et CBS a décidé de les stopper au 26e numéro, plongeant Garland dans une profonde déprime et provoquant la colère des vrais fans et des critiques, qui avaient perçu le caractère exceptionnel du projet et l'investissement physique personnel stupéfiant de Garland. Ses biographes sont tous d'accord sur le fait que cet échec a précipité sa fin (Judy Garland est morte en 1969, à 47 ans).

Les 26 numeros du Judy Garland Show restent un moment unique de l'histoire du show-bizz télévisuel et Garland n'y a jamais été aussi proche, humaine, drôle et bouleversante. Par exemple, son interprétation de "Old Man River" dans le show #1 (voir extrait YouTube ci-dessous), est une expérience émotionnelle sans équivalent pour un admirateur de Judy et à mon humble avis la meilleure version jamais interprétée de cette chanson magique. Son interprétation du "Battle Hymn of the Republic" (Glory Glory Hallelujah) qu'elle a chanté dans son Show au lendemain de l'assassinat de Kennedy, est un morceau d'un lyrisme déséspéré inoubliable et fut la séquence la plus applaudie de l'ensemble des programmes. C'est dans ces shows qu'on peut mesurer, s'il en était encore besoin, combien elle a été une artiste absolument complète.

L'ensemble du Judy Garland Show est disponible en DVD Z1 (remasterisés, qualité vidéo et audio stupéfiante) en deux coffrets qui sont assez chers mais qui sont inestimables pour les fans.




Et tant que j'y suis, une autre édition concernant Judy Garland : Judy Garland Speaks! qui est une rareté absolue sortie en CD (googlez pour le trouver). Ce sont les bandes sonores que Judy Garland a enregistrées chez elle sur un magnétophone entre 1963 et 1967 dans le but de documenter une autobiographie qui n'a jamais vu le jour. Les bandes sont conservées aujourd'hui à la Columbia University de New York. En tout, 90 minutes d'enregistrements de Garland toute seule face à son micro, qui raconte sa vie, ses succès et ses échecs personnels et professionnels. Elle n'a pas la langue de bois et dit tout ce qui lui passe par la tête. Comme les bandes ont été commencées après la débacle de son show sur CBS, le début en est très amer... pour s'enfoncer encore plus au fur et à mesure de l'enregistrement. On entend souvent le bruit des glaçons dans le verre de whisky (elle termine souvent un enregistrement ivre morte). Au final, c'est une Judy Garland totalement désabusée par sa carrière qui révèle toute sa rage contre le système hollywoodien et sa terreur devant ses propres démons. Elle parle aussi de ses quelques souvenirs heureux, comme sa rencontre avec Mankiewicz ou Minnelli (mais pas sur le même ton de la fin de leurs relations), ses enfants et ses performances scéniques. Plus on avance dans l'écoute, plus un sentiment de malaise nous prend et l'expérience finale en tant qu'auditeur est plutôt désagréable. Judy Garland, défaite et d'une voix cassée, crache son amertume dans la seconde partie (elle insulte même ses fans, c'est-à-dire nous), parle beaucoup du désastre de sa vie privée et de son instinct de survie face à la mort qui semble la guetter. Quand on sait comme tout cela a fini, on a vraiment l'impression d'entendre un fantôme qui n'a pas trouvé le repos qui nous parle depuis la tombe. Bref, une écoute morbide que je ne recommande pas du tout à qui veut garder l'image rayonnante de la Judy Garland qu'on aime. Un document exceptionnel mais éprouvant. Je ne connais rien de semblable pour aucune autre star de la magnitude de Judy Garland.

20 septembre 2008

Gumnaam (Raja Nawathe, 1965)

Si vous avez vu Ghost World (Terry Zwigoff, 2001), vous devez vous souvenir du générique de début : une scène musicale d'un film indien nous est présentée en extension (Thora Birch danse sur la musique dans sa chambre en imitant les mouvements des danseurs du film). Une danseuse un peu ronde et très épileptique bouge la tête, les fesses et tout le reste sur un rythme endiablé, entourée de types masqués en costume. Depuis que j'ai vu cette scène, j'ai cherché partout le film dont elle était extraite. Eh bien, il s'agit de Gumnaam, un film bollywoodien de 1965 qu'il faut voir pour croire !

C'est Dix Petits Nègres dans la jungle indienne ! 2h20 de délire visuel et sonore. On peut y découvrir, à part cette scène de danse dingue sur une musique surf-rock-sixties absolument géniale dans son intégralité (près de 10 minutes !) et sur le tempo de laquelle je vous met au défi de garder les pieds immobiles (ce morceau est définitivement entré au Panthéon de mes moments musicaux préférés, tous cinémas confondus), d'autres scènes inouïes : une poursuite sous l'orage dans une église en ruine au milieu de statues de saints catholiques peinturlurés ; un duo dément de deux héroïnes ivres mortes, titubantes et la bouteille de gin à la main ; une longue chanson dans un temple hindou de carton-pâte où le héros suintant (qui - c'est fou ! - ressemble à un Oliver Hardy qui aurait la coupe de cheveux de Mireille Matthieu et la moustache d'Hitler) poursuit de ses assiduités une pauvre fille qui joue comme si elle était encore au temps du muet...

Bref, une vraie découverte que ce film, qui comme tous les films indiens, a aussi des longueurs entre deux moments de gloire. On peut trouver le DVD de Gumnaam à Paris pour 10 € dans les boutiques de DVD indiens du métro "La Chapelle". Si vous avez envie de passer un moment bien endiablé, n'hésitez pas ! Viva Gumnaam !

Monsieur N. (Antoine de Caunes, 2003)

Sorti à grand renfort de pub début 2003 et passé aussi sec à la trappe, Monsieur N., le deuxième film d'Antoine de Caunes mérite bien une réévaluation. Je l'ai vu en DVD, sans en attendre grand chose à priori, et j'ai vraiment été emballé.

A partir des textes sur les dernières années de Napoléon à Sainte-Hélène et des doutes anciens sur l'identité de celui qui repose dans le grandiose tombeau des Invalides, le film tisse une trame passionnante qui mêle l'histoire à la fiction. Une équipe d'excellents comédiens (Torreton en tête : un Napoléon plus vrai que nature), des décors et paysages splendides (l'Afrique du Sud évoque parfaitement ce qu'on imagine de Sainte-Hélène), un sens classique de la mise en scène, des mouvements de caméra, de la composition du cadre (beaucoup de plans font songer à des peintures) et un bon scénario du type "conspiration movie" font de Monsieur N. un excellent film d'aventures... mais d'aventures sans action.

Les dialogues sont en français, en anglais et même parfois en corse, selon le personnage qui parle : c'est une excellente idée. La belle musique de Stefan Eicher apporte une touche lyrique très bien venue. Trois scènes sont remarquables : la toute première (l'exhumation de Napoléon), le retour des Cendres aux Invalides et la scène finale, qui est presque bouleversante, toute en retenue mélancolique. Bien sûr, les grincheux pourront reprocher au film d'être trop classique ou trop sage mais ça fait vraiment du bien de voir un tel film de nos jours : Monsieur N. retient une part de magie des grands films historiques du cinéma de l'âge d'or.

La seule fausse note : Torreton use de temps en temps d'aphorismes tout droit sortis de recueils de citations napoléoniennes avec des trémolos dans la voix (du genre : "Je veux reposer au bord de la Seine, auprès de ce peuple français que j'ai tant aimé"). On aurait pu s'en passer.

Bref, une excellente surprise dont je ne m'explique pas l'échec en salles, si ce n'est que le public (et la critique) ne pouvaient pas imaginer l'ex-pitre Antoine de Caunes à la barre d'un film posé et réussi sur Napoléon. Je pensais la même chose mais je m'étais trompé.

Si vous aimez le cinéma d'histoire classique, Napoléon ou le sentiment romantique, n'hésitez pas à donner une seconde chance à Monsieur N. Et que ceux qui disent : "Moi, je me suis fait chier !" songent un instant à ce que devait se dire Napoléon pendant ses 6 ans de captivité sur son caillou au milieu de l'Atlantique...

Le Petit Fugitif (Morris Engel, 1953)

Le photographe américain (et occasionnellement cinéaste) Morris Engel a réalisé en 1953 un "grand" petit film : Little Fugitive (Le Petit Fugitif). Une petite merveille de 80 minutes en noir et blanc.

On est à Brooklyn en 1953. L'histoire est celle d'un gamin de 7 ans (Joey) à qui le grand frère de 10 ans (Lennie), aidé de deux copains du même âge, fait croire qu'il est mort, tué par accident de carabine par Joey. Cela pour lui faire peur, pour qu'il rentre chez lui et les laisse jouer tranquille sans les suivre partout. Seulement Joey prend vraiment peur et s'enfuit vers Coney Island où il passe deux jours à errer d'abord puis s'amuser tout seul parmi la foule de la plage et des manèges...

Rien de spectaculaire donc dans ce court film de photographe qui n'a pour but que de capturer l'ambiance de Brooklyn et de Coney Island en 1953 et de se laisser aller à la poésie de l'enfance, de ses peurs et des ses joies. Tout est vu à travers les yeux du petit Joey, qui fait du ball-trap, circule parmi les familles à Luna Park et sur la plage, collecte les bouteilles de Coca consignées pour se faire quelques cents et se payer des hot-dogs, de la barbe-à-papa et des tours de poney puisqu'il rêve d'être un cow-boy. Evidemment, tout finira bien... devant un western à la télé. Le jeune acteur, dont Le Petit Fugitif fut le premier et le seul film, est formidable de naturel et de spontanéïté.

Le film date de 1953 (l'année des Hommes préfèrent les Blondes, Le Salaire de la Peur, Tant qu'il y aura des Hommes, Voyage à Tokyo...) et a été admiré sans réserve par les cinéastes de l'époque, de Welles à Truffaut qui déclara que sans Le Petit Fugitif, il n'y aurait jamais eu de Nouvelle Vague (dont l'acte officiel de naissance date de 1954 : l'article des Cahiers du Cinéma contre le "cinéma de papa", et les premiers films de quelques années plus tard). Et en effet, le tournage exclusivement en extérieurs, avec une caméra très mobile qui se faufile parmi la foule de Coney Island, le noir et blanc qui fait très "street photography", la spontanéitié du jeune acteur principal (mais pas des garçons de 10 ans, qui eux jouent assez mal : c'est le seul petit défaut du film) et les compositions d'image à hauteur du sujet font immanquablement penser à un film de la Nouvelle Vague... qui devait déferler en France à partir de 1958, soit cinq ans plus tard ( avec Le Beau Serge de Chabrol).

Le Petit Fugitif est une petite perle du cinéma indépendant US, qui a plus de 50 ans mais qui conserve une fraîcheur qui fait tout son charme. C'est aussi un moment-clé dans l'évolution des possibilités du cinéma : en plus de la Nouvelle Vague (qui revendiquait donc ce film comme son "prototype"), Cassavettes et bien d'autres sont déjà tout entiers dans le film de Morris Engel... Un film sympathique comme tout qui nous ramène aux Fifties comme dans un documentaire poétique, guidés par ce petit Joey courageux et débrouillard qui a peur et s'émerveille en même temps du monde qu'il est en train de découvrir.

Southern Comfort (Kate Davis, 2001)


Southern Comfort de Kate Davis est un documentaire exceptionnel que j'ai découvert au hasard du Net.

Robert Eads a 52 ans. Il vit dans un trailer en Georgie (Sud des USA) et ressemble à un cow-boy d’un film de Sergio Leone. Il a une compagne du nom de Lola-Cola et quelques amis qui forment une tribu dont il est le patriarche. Il est terre-à-terre et philosophe, fume la pipe et boit des Budweiser. Il est aussi en train de mourir d’un cancer des ovaires. Car Robert est transsexuel : mariée et mère de deux garçons, il a changé de sexe (mais il a gardé son utérus). Comme il le dit lui-même avec ironie, la seule partie féminine qu’il a conservée est en train de le tuer doucement mais sûrement. Lola-Cola, quant à elle, a d’abord été un garçon et aucun (sauf une) des participants qu’ils invitent à leurs barbecues n’est né sous le sexe qu’il a maintenant : Maxwell, Corissa, Cas… Comme Robert et Lola, eux aussi sont transgenres. Maintenant, avant de mourir, Robert veut aller à Southern Comfort, une réunion annuelle de transsexuels pour laquelle il a préparé un discours qui lui tient à coeur. Il aura tout juste la force de monter sur l’estrade et de dire ce qu’il a à dire. Lola et ses amis l’accompagnent pour cette dernière virée. Un peu plus tard, ils disperseront les cendres de Robert au vent, dans sa prairie préférée…

Ce documentaire de 90 minutes pourrait à lui seul fournir la trame d’une multitude de films de fiction, entre comédie, drame et mélodrame, tellement ses protagonistes ont des histoires individuelles extraordinaires. Bouleversante histoire de vie, de survie et de mort, Southern Comfort mérite bien les très nombreux prix qu’il a ramassés dans les festivals du monde entier. La réalisatrice, qui a passé un an avec Robert et ses amis, a su éviter tout voyeurisme et nous livre un film beau et profond sur l’identité et l’altérité. Mais surtout, une splendide histoire d’amour et d’amitié, hors normes mais profondément universelle. Certaines scènes sont inoubliables, comme celle où Robert raconte avec humour qu’il a été approché par des membres du Ku Klux Klan qui voulaient l’enrôler (il imagine leurs têtes si ils avaient su son parcours personnel) ou encore celle ou Robert invite un de ses fils, qui l’appelle encore « Maman » et son petit-fils de 5 ans qui, lui, l’appelle « Grand Père ». La scène où Robert décrit ses déboires dans les hôpitaux de Georgie où aucun chirurgien n’a voulu opérer son cancer parce que « avoir un transsexuel comme client, si ça se savait, ça ferait fuir la clientèle » est une des scènes les plus révoltantes que j’ai pu voir depuis longtemps sur un écran.

Southern Comfort m’a fait penser à Million Dollar Baby, je ne sais pas trop pourquoi. Peut être la noblesse et la dignité de l’histoire. Peut être l’humanité des personnages. En tous cas, c’est un très beau film qui devrait trotter longtemps dans la tête de qui le découvre.

10 Rillington Place (Richard Fleischer, 1971)

Avec son 10 Rillington Place (L’Etrangleur de Rillington Place), le toujours étonnant Richard Fleischer s'attaque au scalpel au cas criminel qui a fait tomber la peine de mort en Grande-Bretagne : celui de John Reginald Christie, pervers sexuel et tueur en série des années 1940-1950.

Christie anesthésiait chez lui (dans une petite maison ouvrière du 10 Rillington Place, Londres) des femmes auxquelles il proposait divers services médicaux (du soin de rhume à l'avortement), les violait, les tuait et cachait leur corps dans le jardin, les murs, sous le plancher… Un jeune couple (Tim & Beryl Evans) avec un bébé loue pour son malheur un deux-pièces dans la maison…

Après Compulsion (1958) et L’Etrangleur de Boston (1968), 10 Rillington Place est le troisième volet de la «true crime trilogy» de Fleischer. C’est le meilleur (à mon avis) de ces trois excellents films, le plus éprouvant aussi. Fleischer choisit le parti-pris de la sobriété dans une mise en scène à la limite du documentaire et une gamme de couleurs d’une tristesse absolue qui reflète l’horreur froide de l’histoire et la détresse des personnages. La reconstitution des meurtres et de leurs conséquences est présentée dans leur ordre minutieux, selon une logique de machine infernale muée par la perversité de Christie et la naïveté d’Evans : le sentiment de malaise qui envahit le spectateur dès la première scène ne se relâche plus durant les 110 minutes du film. Une véritable plongée dans les abysses de l'âme humaine.

Richard Attenborough (méconnaissable en papy psychopathe, menteur et mythomane) et le jeune John Hurt (formidable en père de famille illettré, menteur et mythomane lui-aussi) incarnent leurs deux personnages à la perfection. A eux deux, ils transmettent au spectateur toute la palette des émotions, de l’abattement à la rage, de l’incompréhension au cynisme : un magnifique duel d’acteurs. La situation du personnage d’Evans, irrespirable, fait penser à celle d’une mouche prise dans une toile d’araignée. Le jeu de Hurt pendant la scène de son procès devrait être étudié dans tous les cours d’art dramatique. Aucun effet gratuit dans ce film courageux et pionnier, à mille lieux des films popcorn de serials-killers actuels. Aucun moralisme non plus : seulement la narration épurée d'un enchaînement terrible de circonstances et d’un cas exemplaire d’erreur judiciaire. L'ensemble des scènes et dialogues est tiré des témoignages d'époque et des transcriptions des deux procès (Evans et Christie).

Le fait de savoir que Fleischer a réalisé son film sur les lieux-mêmes des crimes, juste avant que l’impasse de Rillington Place ne soit démolie, fait, quand on y pense, froid dans le dos. Le film présente la version telle qu'elle est racontée dans le livre essentiel sur l'affaire Christie : 10 Rillington Place de Ludovic Kennedy (qui a d'ailleurs été consultant sur le tournage). Aujourd'hui encore, les avis des spécialistes divergent sur la responsabilité possible d'Evans dans le meurtre de sa femme et de sa fille. Le film, lui, est un diamant noir.

De-Lovely (Irwin Winkler, 2004)

Je viens de revoir De-Lovely et je m’interroge vraiment sur la quasi-unanimité des mauvaises critiques qui ont coupé court la carrière de ce bon film, en France comme aux Etats-Unis.

De-Lovely est un biopic sur la vie de Cole Porter, centré sur les relations complexes qu’il a eues avec sa femme, dont le rôle dans ce film est essentiel. Compositeur et parolier génial de Broadway et d'Hollywood, Cole Porter (1891-1964) a vécu son homosexualité (assumée) auprès de son épouse Linda pendant une trentaine d’années. Amour inconditionnel ? Arrangement social ? Rapport de dépendance ? Le film, qui montre les effets à long terme d’une situation aussi délicate, est d’abord l’histoire d’un amour improbable et douloureux qui ne sera pourtant brisé qu’avec la mort d’un des deux partenaires (elle en l'occurence).

Kevin Kline et Ashley Judd sont tout simplement excellents dans les deux rôles principaux (cf. la scène où elle pleure derrière la porte, où elle est bouleversante). Les numéros musicaux, très nombreux (certains longs, d'autres très courts), sont parfaitement intégrés dans l’histoire en illustration des événements et états d’esprit vécus par les personnages. La reconstitution des années 20 aux années 60 est splendide, nous faisant voyager avec les Porter de Paris à New York en passant par Venise, Hollywood (formidable scène avec Louis B. Mayer sur "Be a Clown") et les environs de Londres, au rythme des premières de "Anything Goes" et de "Kiss Me Kate". De tous les numéros musicaux du film, un est particulièrement réussi dans son intégration à la narration et dans sa mise en scène : "Well, Did You Evah ?", improvisé par Porter lors d'une cocktail-party à Paris pour séduire sa future femme et repris en choeur par tous les invités. Ce morceau fait simplement partie des meilleurs moments du genre Musical, toutes époques confondues. Un moment de bonheur, vraiment.

Les critiques que j’avais pu lire avant de voir De-Lovely lui reprochaient son rythme anémié, le gimmick raté des chanteurs contemporains (Robbie Williams, Alanis Morissette, Diana Krall, Elvis Costello…) faisant des apparitions opportunistes et malvenues sur les grands classiques de Porter et l’indigence de la mise en scène. Je ne suis pas du tout d’accord. Le film n’est pas un Musical dans le sens classique du terme, mais un drame qui veut évoquer à l’aide de la musique la personnalité de Cole Porter, qui créait des chansons souvent gaies et rythmées mais qui était un homme profondément mélancolique, tiraillé dans sa vie privée entre sa sexualité et son amour sincère pour sa femme : il n’y avait donc aucune raison d’en faire un film trépidant, ce qui aurait été un contresens complet. Quant aux Williams, Morissette, Krall, Costello (formidable sur "Let’s Misbehave") et même Lara Fabian (!) ils se retrouvent en effet à interpréter les grands tubes de Cole Porter... mais ils s’en sortent tous très bien et rendent un hommage émouvant à ses paroles et mélodies tout en y apportant chacun leur touche personnelle. Rien à voir avec MTV comme j’ai pu le lire ici ou là.

De-Lovely est un film plutôt sombre (le scénario a été écrit par Jay Cocks, celui de The Age of Innocence de Scorsese) mais il n’est pas sans humour, comme dans cette amusante scène clin-d'oeil où Cole et Linda Porter assistent consternés et amusés à la fois en avant-première à une projection de studio de Night and Day (le biopic révisionniste de Cole Porter par Michael Curtiz en 1946 avec Cary Grant), dont on voit d’ailleurs la dernière scène. Le film prend pas mal de libertés par rapport à la chronologie de l'oeuvre de Porter (la plupart des morceaux musicaux n'ont pas été créés au moment indiqué dans le film, mais cette licence est justifiée par le fait que chaque morceau est uniquement là pour illustrer un sentiment des personnages) et dans l'âge de Linda Porter (dans le film, elle est du même âge que son mari, alors qu'en réalité elle avait près de 15 ans de plus et était loin d'être aussi jolie qu'Ashley Judd). Mais tout cela n'est pas du tout gênant.

Trois ombres au tableau font pourtant passer le film à côté du chef-d'oeuvre qu'il aurait pu être :

- L’idée, bonne mais ratée dans sa réalisation, de faire du film un grand flash-back vu par Porter mourant (il se retrouve dans un théâtre en compagnie d’un vieil ami - l'archange Gabriel - qui lui montre les épisodes de sa vie). Assez régulièrement au cours du film, une scène musicale ou narrative est coupée par un retour dans le théâtre vide sur Porter et l’Archange qui la commentent : l’effet est à peu près celui des deux vieux au balcon du "Muppet Show", l’humour en moins. Ca casse le rythme, c'est lourd et ça laisse un goût amer de frustration par rapport à la musique.

- L’évocation de l’homosexualité de Porter est d’une délicatesse qui touche à la pruderie : une scène très chaste montrant quelques éphèbes au bord d’une piscine, une autre dans un cabaret homo de Hollywood (sur l'air de "Love for Sale") et un danseur des ballets russes dans un lit d’hôtel… sont les seuls indices de la vie alternative de Porter que le réalisateur ose montrer. On est quand même en 2004 et une scène sexuelle un peu plus explicite (juste une seule) aurait été indispensable compte tenu du thème principal du film. En revanche, l’un des plus beaux moments de De-Lovely est celui d’une répétition de la chanson "Night and Day" dans un théâtre : comme le chanteur n’arrive pas à trouver les bonnes notes et s'énerve, Cole Porter monte sur la scène pour lui donner l’exemple. Ils finissent par chanter (superbement) la chanson en duo dans une belle métaphore sur la séduction homosexuelle.

- La scène finale, longue et sépulcrale, qui conclue le film de façon lugubre. Le réalisateur Irwin Winkler aurait du prendre exemple sur le Moulin Rouge de John Huston, qui disait à peu près la même chose mais en utilisant une belle idée de mise en scène qui rendait bien mieux hommage à l’art inoubliable de l’artiste (ici Porter, là Toulouse-Lautrec). De-Lovely se termine sur une scène plombante et anémiée (là, les critiques ont raison) ignorant bêtement le bonheur musical qui est au cœur de l’œuvre du compositeur. Cole Porter lui-même aurait certainement apprécié une ultime touche de légèreté, qui manque cruellement aux derniers instants du film...

Mais, malgré ces quelques défauts, De-Lovely est un beau film, à la fois classique et moderne (et même post-moderne) qui donne envie de réécouter les nombreux chefs-d’oeuvre de Cole Porter, un compositeur hors-pair qui eut une vie étonnante et qui savait manier l’élégance et la subversion dans un cocktail qui, dans le genre, n’a toujours pas été surpassé. Le film, porté par des interprètes magnifiques (Ashley Judd est vraiment une révélation : ses éclats de rire sont irrésistibles), rend un hommage sensible et intelligent à lui ainsi qu'à sa femme en jonglant habilement entre trois genres toujours très périlleux : le musical, le mélodrame et la biographie. De-Lovely rejoint (presque) les grands modèles du genre biopic musical : The Glenn Miller Story, Yankee Doodle Dandy et quelques autres... Evidemment, on appréciera d'autant plus le film si on est déjà un peu familier avec l'histoire du Musical (Broadway & Hollywood) et de l'Entertainment des années 1920-1940.

Quant aux fans de Cole Porter, je ne vois pas comment ils peuvent ne pas aimer ce film... à moins de faire preuve de pas mal de mauvaise foi. Il faut redécouvrir, avec un peu d'indulgence pour ses lourdeurs de construction, ce De-Lovely qui ne méritait pas, et de loin, tant d'opprobe.

Pennies from Heaven (Herbert Ross, 1981)

Pennies from Heaven est un sacré bon film mais c'est aussi le musical le plus sombre et triste que je connaisse. C'est l'histoire d'un loser (Steve Martin) partagé entre sa femme (Jessica Harper) et sa maîtresse (Bernadette Peters) pendant la Grande Dépression. Le film est inspiré de la série TV (BBC, 1977) du même nom de Denis Potter.

Le principe de base est simple : au cours de l'action, les personnages se mettent à chanter en play-back sur des vieilles chansons (ici, des Années 30) qui expriment leur sentiments. Resnais l'a repris dans On Connaît la Chanson, qui est d'ailleurs dédié à Potter. Il faut s'y faire au départ mais si on accroche après les premières 20 minutes, on est vraiment transporté.

Le film reconstitue parfaitement l'ambiance du Midwest des Thirties (couleurs terreuses, intérieurs peu éclairés, vêtements et voitures à la Bonnie & Clyde...) et utilise pour ce faire les peintures d'Edward Hopper, dont plusieurs sont reconstituées en décor (dont le célèbre "Nighthawks" de l'Art Institute de Chicago). Le film montre des personnages qui souffrent et sombrent : il y a, dans le désordre, le chômage, un viol, un meurtre, un avortement, une exécution capitale... Le réalisateur, Herbert Ross ose aller bout du désespoir... en cassant les codes du musical hollywoodien (un peu sur les traces de Cabaret, New York, NewYork et All That Jazz).

Pennies from Heaven est sorti, dans la quasi-indifférence, en 1981 : les américains n'ont pas supporté que leur pitre Steve Martin se retrouve dans un tel rôle à contre-emploi et les musicals n'étaient plus vraiment à la mode. Le choix des morceaux musicaux (une dizaine en tout) est formidable : ce sont pour la plupart des chansons gaies et rythmées jazz-hot des Années 30 qui apportent un contrepoint à la noirceur du sujet. Le thème du film, c'est aussi celui de la fuite dans le rêve et le spectacle quand rien ne va plus. Tous les grands numéros musicaux (sans exception) sont géniaux, avec mention pour un numéro de strip-tease de Christopher Walken, les gamins d'une salle de classe de primaire qui se lancent dans un numéro à la Busby Berkeley sur "Love is Good for Anything that Ails You" (qu'est-ce-qu'on aurait aimé avoir une maîtresse d'école comme çà !), la chanson-titre ("Pennies from Heaven"), une scène où deux personnages reprennent dans un cinéma les pas d'Astaire et de Rogers devant un écran sur lequel "Let's Face the Music and Dance" est projeté... Bien sûr, les claquettes règnent. Le contraste entre ces moments jubilatoires (hommages volontaires aux grands classiques du genre des Années 30) et la dure réalité du reste du film est saisissant.

Un film comme Pennies from Heaven (Tout l'Or du Ciel en français) est l'exemple même du film que soit on adore, soit on déteste. Si on aime les chansons des Années 30, les films de Berkeley et On Connaît la Chanson, on ne peut qu'être conquis. Sinon, il vaut mieux passer son chemin. Quelques lenteurs à noter quand même dans les passages intimistes. Pour ma part, ce musical atypique est instantanément entré dans mes films favoris du genre.

The Best of Everything (Jean Negulesco, 1959)

Sur le générique au graphisme rose de The Best of Everything (Rien n’est trop beau) de Jean Negulesco, les secrétaires new-yorkaises vont au bureau en trottinant avec des petits chapeaux ou des fichus, des tailleurs jaunes ou turquoise, des colliers de perles et des gants blancs. Et Johnny Matthis chante avec maints effets de voix le sirupeux theme song sur des images du Manhattan de l’époque. Quel début !

Mais au 25ème étage du gratte-ciel qui abrite la maison d’édition Fabian Publishing, ce n’est pas vraiment le Paradis. Le vieux directeur (Brian Aherne dont le personnage répond au nom spectaculaire de Mr. Shalimar) et une garçe d'éditrice en chef (Joan Crawford comme on l'aime) rendent dingues leurs employées, l’un en leur pinçant les fesses à tout bout de champ, l’autre en les accablant de remarques vexatoires. Trois nouvelles recrues (Hope Lange, Diane Baker et Suzy Parker) se serrent les coudes, décident de partager un même appartement et connaissent des carrières et des vies sentimentales aux péripéties que seul Hollywood dans les années 50 pouvait inventer…

Le film se voulait une réponse urbaine à Peyton Place (même producteur : Jerry Wald et une même actrice : Hope Lange). Comme dans Peyton Place, les thèmes traités y sont assez culottés pour l’époque : ici, c'est le harassement moral et sexuel au travail et la nature prédatrice de (presque) tous les hommes pour la chair fraîche des jeunes provinciales. Celles-ci sont d’ailleurs plutôt délurées, n’hésitant pas à coucher avec leurs supérieurs, inférieurs et rencontres de passage et même à tomber enceintes avant le mariage, avec les conséquences que ça implique... Mais au fond, ce dont elles rêvent, c’est au Grand Amour, pour lequel elles sont prêtes à laisser tomber amies et carrières.

The Best of Everything, vu aujourd’hui, est un bon exemple d’anti-féminisme paradoxal : alors que la première partie du film montre des jeunes femmes volontaires aux plans de carrière et d’indépendance assurés, tout cela part en marche arrière dans la seconde partie quand elles croient avoir rencontré les hommes de leur vie et ne pensent plus qu’au mariage, à la maison et aux bébés. Mais le destin (et la muflerie des hommes) sera cruel, entraînant les malheureuses dans des abîmes de désillusion… Si on écoute bien les paroles de la chanson de Johnny Matthis, on tient la vraie morale : « We’ve proven that romance is still the best of everything » (« On a prouvé que l’amour est toujours ce qu’il y a de mieux"). Et au passage que les femmes qui travaillent ne le font que parce qu’elles ne sont pas assez aimées. Les féministes contemporaines doivent apprécier…

A part sa thématique ouverte à bien des débats, le film est un vrai régal pour les yeux : les costumes popuchic, les coiffures, les décors intérieurs (appartements et bureaux qui semblent sortir d’un magazine de déco des années 50), les voitures et les vues de Manhattan en 1959 sont un bonheur de chaque instant. Les dialogues sont souvent excellents, la palme étant réservée aux répliques assassines de Joan Crawford (du genre : alors qu’Hope Lange lui demande si elle doit taper à la machine un travail urgent qu’elle vient de lui demander d'effectuer, Joan lui répond sans ciller : « Non, prenez un tambour indien !»…). Crawford a un petit rôle mais c’est elle qui, comme à son habitude, vole la vedette à tous les autres comédiens. A part humilier ses subalternes, elle note rageusement sur les manuscrits qu'elle reçoit la mention "Trash : No!" (les détracteurs du film aiment d'ailleurs à dire que ces deux mots le résument assez bien). Ceci dit, tous les comédiens sont bons, même Stephen Boyd...


Bref, The Best of Everything est un très divertissant mélotrash qui mérite d’être bien plus connu pour ceux qui aiment le genre inénarrable du Women’s Picture, dont c'est un des derniers feux d'artifice. Le commentaire sociologique sur le monde du bureau et sur la guerre des sexes dans les Fifties est la cerise sur le gâteau. Réalisation sans surprise mais très efficace de Negulesco qui a un peu fait avec ce film la version sombre et mélodramatique de son Comment Epouser un Milliardaire. Le film préfigure aussi, évidemment, Le Diable s'habille en Prada. Très bonne fin doux-amère, avec reprise en choeur de la chanson du titre. Un plaisir coupable idéal pour un dimanche après-midi paresseux.

It Happened Here (Brownlow & Mollo, 1965)

En 1965, Kevin Brownlow (qui allait par la suite devenir l’un des plus grands spécialistes du cinéma muet) et Andrew Mollo (qui allait devenir par la suite conseiller historique pour des films à uniforme comme Star Wars, Le Pianiste ou La Chute) sortirent confidentiellement It Happened Here, un petit film qu’ils avaient mis presque 10 ans à réaliser. Aujourd’hui, encore trop rarement montré mais bénéficiant du rare statut de film mythique, It Happened Here est considéré comme un des chefs-d’œuvre du genre de la politique-fiction.

L’idée du scénario est de Kevin Brownlow : elle lui était venue en voyant une image d'une parade allemande dans Paris occupé.

On est en 1940. L’Allemagne nazie a conquis l’Angleterre. Les britanniques s’accommodent tant bien que mal des troupes d’occupation. Pauline, une infirmière apolitique montée à Londres, découvre la nature profonde de l’hitlérisme pendant que la résistance s’organise. A partir de cette trame audacieuse (le script est écrit en 1956, 11 ans seulement après la fin de la guerre) les deux jeunes passionnés de cinéma (Brownlow a 18 ans et Mollo 16 ans au moment du début du projet) se sont battus pendant une décennie pour faire leur film, aidés de façon inespérée par Stanley Kubrick qui leur a donné de la pellicule qu'il avait en rab de Dr Folamour et Tony Richardson qui leur apportait des conseils dans les moments de découragement.

La réussite du produit final, compte-tenu des aléas du tournage et du budget de bouts-de-ficelle, tient de la prouesse. Le parti-pris est celui du réalisme le plus total : l’équipe de tournage utilise la campagne anglaise, les ruines encore visibles du Blitz et les rues du centre de Londres en y plaçant des acteurs anglais costumés avec des véritables uniformes de la Wehrmacht au milieu des britanniques qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Les scène d’uniformes nazis paradant sur Times Square ont dû stupéfier les spectateurs de 1965 et possèdent encore une force rare aujourd'hui. La plupart des acteurs sont non-professionnels (Pauline Murray, qui interprète l’infirmière, sera l’actrice d’un seul rôle). Le grain et les défauts de la pellicule, le noir et blanc fortement contrasté et les limitations du son direct donnent à l’ensemble un aspect documentaire qui renforce magistralement le propos.

Les deux premières minutes du film sont de fausses news qui résument avec cartes et graphiques à l’appui la chute de l’Angleterre (reprenant une idée de Citizen Kane) et nous plongent tout de suite dans le bain. Au milieu du film, Brownlow réussit même à monter une scène en organisant une vraie/fausse réunion entre ses comédiens et un véritable néo-nazi (qui ne ressemble pas du tout aux clichés du genre) qui se lance pendant 7 minutes dans un discours glaçant sur les juifs, les communistes, la supériorité de la race arienne et la nécessité de la sélection. La scène apporte un regard froid sur l'hitlérisme ordinaire et engendre un vrai malaise. Elle sera d'ailleurs coupée du film après ses premières présentations au public suite à de nombreuses plaintes de spectateurs et d’associations. Elle a été restaurée depuis et constitue le sommet du film.

Hormis son aspect technique, l’originalité de It Happened Here est celle de son point de vue : l’infirmière (à travers les yeux de laquelle on découvre l’Angleterre occupée) n’est pas du tout hostile au nazis. Elle travaille même pour les forces d’occupation et porte l’uniforme paramilitaire anglo-allemand. Elle est résignée parce que c’est comme ça : Hitler a gagné et il faut bien continuer à vivre et s’adapter à la nouvelle situation. Ce n’est que petit à petit qu’elle découvre la nature du Mal, en participant malgré elle à des arrestations de résistants et à un programme d’euthanasie de tuberculeux. Au contraire des films politiques de l’après-guerre, qui se placent toujours du point de vue de l’opposant et de la résistance, il n’y a rien de cela ici. C’est pourquoi le film a beaucoup dérangé à l’époque et est toujours, 40 ans après, profondément subversif.

La fin est un peu rapidement expédiée (en 5 minutes), c’est le seul et unique reproche que l’on puisse faire au film. Bref, It Happened Here est un film vraiment passionnant, par le thème qu’il développe autant que par l’histoire de sa création. Il montre, s’il en était encore besoin, la connaissance intime des possibilités du cinéma que Brownlow avait déjà dans ses plus jeunes années, bien avant qu’il devienne l’historien du cinéma exceptionnel que l’on connaît.
Kevin Brownlow a publié en 1968 (réédition en 2007) un livre passionnant sur la génèse, le tournage et la fortune du film : "How it Happened Here".

Ladies of the Chorus (Phil Karlson, 1948)

Ladies of the Chorus : le titre est connu pour être la première apparition conservée de Marilyn Monroe dans un film, pour la Columbia. Je pensais qu'elle ne faisait qu'une ou deux apparitions (pour chanter "Anyone can See I Love You" et "Every Baby needs a Daddy") mais en fait, elle a le premier rôle !

Le film dure seulement 58 minutes. Le scénario tiendrait sur un ticket de bus : une danseuse de revue essaye de dissuader sa fille (Marilyn), qui danse sur scène avec elle, d'épouser un riche admirateur qui ne fait pas vraiment partie du même monde. Tout se termine très bien évidemment avec l'aide d'une sorte de bonne fée.

Marilyn est dans pratiquement toutes les scènes du film et c'est vraiment émouvant de la voir commencer sa carrière à 22 ans devant les caméras : elle n'a pas encore son look des Hommes Préfèrent les Blondes mais ressemble plus aux photos des magazines du temps où elle était modèle. En tous cas, elle irradie littéralement. Côté jeu, elle s'en sort plutôt bien, dans ses scènes parlées et chantées. La danse laisse un peu à désirer, mais bon... Parfois, la future Marilyn apparaît dans une expression, un mouvement ou une intonation.

Quelques scènes sont vraiment drôles (notamment, un gag autour de la voix d'un décorateur d'intérieur). La fin est très sympa. Ladies of the Chorus a de toute évidence été fait pour "lancer" la starlette Marilyn : ça n'a pas dû être concluant. Après ce film, Marilyn a été remerciée par la Columbia, et a fait deux ou trois apparitions remarquées pour d'autres studios (All about Eve, The Asphalt Jungle) avant sa percée définitive à la Fox en 1953. Le film ressortira alors avec le nom de Monroe au-dessus du titre (c'est ce carton-titre qui est d'ailleurs présenté sur le DVD).
Un petit film de série, léger et sans prétention mais très bien réalisé et qui est en fin de compte une excellente surprise. Les fans de Marilyn ne devraient pas s'en priver.

The Terror of Tiny Town (Sam Newfield, 1938)

The Terror of Tiny Town est le premier (et le seul) western chantant entièrement joué par des nains, des lilliputiens (les "Jed Buell's Midgets") et des poneys...

La petite Innocente (Yvonne Moray, dite "Little Garbo") est convoitée par le petit Méchant en Noir et le petit Héros en Blanc. Tout ce petit monde se court après et se tire dessus. A la fin, le Méchant saute sur des bâtons de dynamite et L'Innocente embrasse le Héros.

Dans un décor western de studio générique (et donc construit pour des acteurs de taille normale), les westerners de Tiny Town chevauchent des poneys, passent sous les portes à battants du saloon et se hissent comme ils peuvent au niveau du comptoir du bar. Le cuisinier entre dans le placard pour chercher ses marmites, les musiciens se mettent à deux pour jouer de la contrebasse et les pistolets sont trop lourds pour les petites mains...

Ce pur film d'exploitation (et vrai fim culte) a été fait par un certain Sam Newfield, stakhanoviste de la série Z, en 1938. En noir et blanc et d'une durée de 62 minutes, c'est un bon candidat au titre de "plus mauvais film jamais tourné". Aucune idée de réalisation, des chansons effroyables et des lilliputiens improvisés acteurs qui surjouent tout ce qu'on leur demande de faire (sauf Le Héros et Little Garbo, qui sont assez bons). Les voix nasillardes, déjà pénibles au parlé, deviennent vite insupportables au chanté : le pompon est atteint dans une chanson où une minuscule entraîneuse, improbable croisement entre Judy Garland et Shirley Temple (mais avec la voix de Donald Duck), se lance dans l'un des pires numéros musicaux jamais vu dans un film. Les petits cavaliers maîtrisent très mal leur poneys qui courent dans tous les sens pendant les scènes de poursuite en menaçant de les éjecter à chaque instant. La bagarre finale entre le Méchant et le Héros dans la cabine en bois est en revanche très réussie.

Au début du film, un présentateur de vaudeville annonce aux spectateurs qu'ils vont assister à une grande première : "le premier film tourné entièrement avec des nains qui est aussi tout ce qu'un bon western devrait être". Bref, une bizarrerie unique en son genre, totalement "politiquement incorrecte" mais dont l'outrance (et le culot) ne sont pas désagréables. J'imagine qu'une grande partie de la troupe s'est retrouvée quelques mois plus tard à faire de la figuration dans Le Magicien d'Oz.
Un film idéal pour une nuit d'insomnie ou une soirée-navets bien arrosée entre potes. L'affiche originale du film, à part le titre The Terror of Tiny Town, proclamait ce seul adjectif : "Colossal !"