29 juillet 2009

The Queen (Frank Simon, 1968)


J’ai trouvé The Queen à Londres en VHS, il y a un certain nombre d’années, par complet hasard : je n’avais jamais entendu parler du film mais le bla-bla de la jaquette avait aiguisé ma curiosité : un concours de drag-queens dans l’Underground new-yorkais de 1967, avant Stonewall et les Gay Rights, ça ne pouvait être qu’intéressant à découvrir. C’est devenu depuis l’un des mes films préférés et, à mon avis, l’un des grands documentaires des Sixties.


The Queen est donc un documentaire de 70 minutes sur le « 1967 New-York Miss All-American Drag Beauty Pageant » (traduction approximative : « Concours de Beauté Miss Drag America, New-York 1967 »). La caméra suit une quinzaine de concurrent(e)s depuis leur arrivée à Manhattan jusqu’à leur retour à la gare, en passant par leur installation à l’hôtel, les réunions préparatoires, les répétitions du show, les derniers habillages et maquillages, le concours lui-même - qui occupe environ 1/3 du film - ainsi que sa tonitruante conclusion.

Tous les personnages principaux sont fascinants, dont trois particulièrement mémorables, ceux qui sont les véritables stars du film (et qui le savent, leur rapport à la caméra le prouve à chaque instant). D’abord, la maîtresse de cérémonie et organisatrice du concours, Miss Flawless Sabrina (Miss Sabrina Sans-Défaut), un jeune homme plein de panache âgé de 24 ans qui reconnaît lui-même qu’en drag, il en paraît 110. Ensuite, Miss Harlow (« un miracle de beauté naturelle »), joli blondinet provincial assez introverti qui réussit à remporter le titre tant convoité. Enfin, the last but not the least, la volcanique Miss Cristal, splendide créature hispanique qui explose de frustration et de colère lorsqu’elle apprend que le concours lui a échappé. Mais tous les autres garçons ont aussi leur capital de sympathie, jeunes homosexuels issus des rues new-yorkaises, des zones huppées de la côte Est ou des plaines du Middle-West et rassemblés à Manhattan pour un concours de travestis. Le réalisateur Frank Simon les laisse parler de leurs histoires, des relations avec leurs parents, de leurs amours, de leurs rêves et de leurs souffrances.

C’est souvent drôle, parfois triste et toujours très touchant. Ces garçons qui doivent tous avoir entre 16 et 30 ans, venus des horizons les plus divers pour essayer de se faire une place dans la communauté homosexuelle de New-York et de trouver une identité qui leur est refusée au quotidien en se travestissant, sont une photographie sans doute assez juste d’une petite niche de la dernière génération des gays américains d'avant la révolution que furent, en 1969, les émeutes de Stonewall et le mouvement de libération homosexuelle qui leur emboîta le pas. Ici, en l’occurrence, deux ans avant.

Richard (Miss Harlow), le petit provincial "au naturel"

L’ « esprit de corps » de ces jeunes gens venus des quatre coins du pays, renforcé par la présence rassurante de Flawless Sabrina, qui veille sur eux en véritable mère-poule, est l’un des éléments les plus émouvants du documentaire. Avant de briller temporairement sur la scène du théâtre un peu miteux loué pour le concours, leurs parcours ont de toute évidence été rudes et tourmentés : jetés à la rue par leur familles, exclus de leurs collèges ou renvoyés de leurs jobs, ils trouvent dans la communauté des drags-queen la liberté identitaire qui leur a jusqu’alors cruellement manqué. Pour la petite histoire, Miss Cristal LaBeija, l’irrésistible grande perdante du concours, créait quelque temps après la réalisation du film, l’une des « house » les plus célèbres de New-York, la « House of LaBeija », sorte de famille reconstituée dans laquelle les membres pouvaient vivre en harmonie et liberté leurs identités minoritaires à travers la mode et la performance (le phénomène des Houses est d’ailleurs remarquablement exploré dans un autre formidable documentaire sur le milieu gay new-yorkais qui pourrait faire avec The Queen un excellent double-bill : Paris is Burning de Jenny Livingston, 1990).

The Queen a bien sûr été réalisé avec un budget dérisoire et les moyens du bord dans des conditions de lumière difficiles : l’image est granuleuse, parfois trop sombre ou un peu floue et le son peut laisser à désirer ici et là mais tous ces paramètres renforcent le caractère vécu du film et lui donnent une immédiateté et une énergie surprenantes, aidées par un montage parfaitement contrôlé et la rigueur avec laquelle les différentes phases du concours (avant, pendant et après) sont présentées. Warhol lui-même ne s’y était pas trompé, qui avait assisté au concours, accompagné d’Edie Sedgwick, et considérait The Queen comme une œuvre-phare du cinéma Underground, une chose dans laquelle il en connaissait un brin.

La dernière partie du film est inoubliable : Miss Cristal, qui vient de perdre la couronne au profit de Miss Harlow et voit son ego mis à rude épreuve, se lance en coulisses dans une scène digne du Grand Opéra. Cris, perfidies et menaces fusent en direction de la flamboyante organisatrice du concours et de la timide lauréate, qui en prennent toutes les deux pour leur grade dans un déchaînement de frustration épique. Cinq minutes infernales et hilarantes qui prouvent qu’une drag-queen en colère peut être à elle-seule plus intimidante qu’un régiment de cosaques.

Miss Cristal, la perdante du concours, dans tous ses états

Je ne peux résister à traduire quelques moments de cette scène d’anthologie qui est, bien évidemment, le clou du documentaire (mais sans les intonations et le rythme, ce n'est qu'un pauvre ersatz of the real thing, of course) :

(Miss Cristal parlant de Miss Harlow) « Elle n’est pas belle, elle n’est pas qualifiée. Chérie, elle ne méritait pas la couronne ! Tu sais très bien qu’elle ne la méritait pas, toi et tous les juges de New-York. Tout ce qu’elle veut c’est l’argent pour le mettre à la banque ah, ah, ah ! Tout ça c’est de la mauvaise publicité pour le concours, pour Harlow et pour les autres. Je la déclare l’une des personnes les plus laides au monde ! Elle n’a pas intérêt à rester à New-York, chérie. Elle ferait bien de retourner dare-dare à Philadelphie parce que c’est une des pires ! Où est Miss Sabrina ? Je lui fais un procès, à cette salope ! Elle peut tromper tout le monde mais pas Cristal, chérie. Tout le monde sauf Cristal ! Où sont les photographes ? Prenez une photo avec moi et Harlow et on verra bien qui est la plus belle. Les juges n’ont aucun goût et t’étais de mèche avec eux, chérie ! Monique m’avait dit de ne pas venir ! C’est pour ça que Monique n’est pas là. Elle n’est là parce qu’elle savait que ca allait être Harlow qui allait gagner. Monique c’est ma copine, pas la tienne, chérie ! Elle m’a dit « Cristal, n’y va pas, tu ne vas pas gagner ! ». C’est pour ça que toutes les vraies beautés ne sont pas venues ! Ta gueule ! J’ai le droit de crier parce que je suis belle et parce que je sais que je suis belle ! Harlow est moche et tu peux rien y faire. Harlow n’y est pour rien (parlant à Harlow) : tu es belle et tu mérites le meilleur dans la vie ! Je ne dis pas qu’elle n’est pas belle mais elle n’était pas belle ce soir ! Regardez ses cheveux et son maquillage, c’est minable ! Tout le monde m’avait dit que c’était joué pour Harlow, Sabrina ! Tu le savais depuis des mois et des mois ! Garce ! »

A l’issue de la confrontation, toutes les drags-queens sont brutalement mises à la porte par le gérant du théâtre : « Tout le monde dehors ! Allez ouste ! Dehors ! ». Le film s’achève sur Miss Harlow, redevenu Richard au civil, chaloupant dans les rues de Manhattan vers Penn Station, en partance pour Philadelphie, sa couronne de strass à la main et un sourire entendu sur les lèvres. Les passants se retournent sur lui, qui les ignore comme une reine.


Véritable time-capsule des années Soixante, The Queen donne à voir un moment de l’Underground américain qui a définitivement disparu avec les Gay Rights de la fin de la décennie : le phénomène des drag-queens était encore très confidentiel, la culture du camp obéissait à une reconnaissance identitaire qui n’avait pas encore fait surface au niveau de l’entertainment grand public et un claquement de doigts était un signe de ralliement. Plus de quarante ans plus tard, on ne peut que se demander comment les peu farouches candidates du concours de 1967 ont traversé les décennies qui allaient suivre, la vie de drag-queen n’étant alors pas une sinécure. Quelques recherches sur le web nous confirment ce qu’on pouvait soupçonner : la violence, la prostitution, la drogue et le sida ont eu raison de la plupart d’entre elles. Et les trois héroïnes du film ? Miss Cristal a tiré sa révérence dans les années 1980 après avoir fondé sa House of LaBeija. Miss Harlow a changé de sexe et semble avoir réussi une vie de femme respectable dans la bonne société de Philadelphie jusqu’à sa mort prématurée mais naturelle. Miss Flawless Sabrina (aka. Jack Doroshow), quant-à-elle, va très bien merci et, à 66 ans, est toujours une figure de proue de l’univers des drag-queens new-yorkaises.

Miss Harlow (Richard), la gagnante controversée du concours

Si terme de film-culte est aujourd’hui si souvent galvaudé, son attribution à The Queen est totalement légitime. Ce qui l'ont vu à Cannes en 1969 s'en souviennent encore (Miss Harlow y avait fait, paraît-il, une apparition "15-minute fame" très remarquée). A la fois documentaire, œuvre pop, comédie, tragédie et musical, c’est un film trop méconnu qui mériterait, c’est bien le moins, son édition en DVD. En attendant, vous pouvez en voir des extraits sur YouTube. Long live The Queen, you dirty bitch!

Ci-dessous, la diatribe de Miss Cristal furibonde envers et contre toutes :

17 juillet 2009

Films vus par moi(s), juillet 2009


*** excellent / ** bon / * moyen / 0 mauvais

La vie de château (Jean-Paul Rappeneau, 1965) 0
En 1965, la légèreté du film devait être d’une surprenante nouveauté. Aujourd’hui, ça crie, ça court, ça s’agite dans tous les sens et c’est si prévisible. J’ai du lutter pour aller jusqu’au bout. Insupportable. DVD


Up / Là-haut (Pete Docter, 2009) *
Ce Pixar m’a bien déçu malgré ses qualités techniques. Si l’émouvante humanité du début laissait présager d’un chef-d’œuvre, les aventures trop délirantes des personnages m’ont vite cassé les pieds. Ciné


Taxidermia
/ Taxidermie (György Palfi, 2006) 0
Le sexe, la bouffe et l’art en métaphores des années 1940, 1960 et 2000. Un déferlement d’images crues, scabreuses et surréalistes pour provoquer le bourgeois hongrois ne fait pas un film passionnant. DVD

My dinner with André
(Louis Malle, 1981) *
Un metteur en scène et un acteur en crise discutent du sens de la vie lors d’un dîner. Et assènent au passage des vérités toujours bonnes à entendre. Un Malle US quasi-expérimental, il faut vraiment accrocher. DVD

Ice age 3 / L’âge de glace 3
(Carlos Saldanha, 2009) **
Une très bonne surprise, le 1er opus m’ayant laissé froid. Ici, la réalisation et la technique, magistrales, sont au service d’une histoire astucieusement écrite : trépidante, drôle et tendre à la fois. Ciné

Le hérisson (Mona Achache, 2009) *
Des petites touches bien trouvées n'empêchent pas le film de s'enliser dans l'adaptation littéraire trop consciencieuse, sans pouvoir développer des personnages pourtant intéressants. Regardable mais frustrant. Ciné

Hangover Square
(John Brahm, 1945) **
Cregar, dans son dernier rôle en musicien schizophrène (une variation sur The Lodger), y joue du Herrmann et Darnell y meurt de façon prémonitoire. Splendide photo pour un film gothique étonnamment morbide. DVD

Die Fälscher / Les faussaires
(Stefan Ruzowitzky, 2006) **
Collaborer pour survivre à Sachsenhausen. Malgré un début poussif et l'un des personnages trop idéalisé, l'histoire (vraie), les acteurs et la photo en clair-obscur qui accentue le réalisme surprennent et l'emportent. DVD

Momma’s man (Azazel Jacobs, 2008) ***
Un trentenaire marié et jeune père de famille rend visite à ses parents et ne veut plus repartir. Un petit film indépendant où rien ne se passe mais où tout est dit : la crise existentielle a rarement été aussi bien vue. DVD

The lodger / Jack l’Eventreur (John Brahm, 1944) ***
Le trop rare Cregar, inquiétant colosse à la voix suave, crée un personnage psychotique inoubliable dans ce superbe film atmosphérique influencé par l’expressionnisme allemand. Oberon est belle à tomber. DVD

Moonwalker (Jerry Kramer, 1988) *
Un fourre-tout insane, festival d'indulgence égocentrique qui permet aussi d'entrevoir les démons de Jackson. C'est cucul et barbant mais, au milieu, un morceau scintille, génial et iconique : "Smooth Criminal". DVD

The last king of Scotland / Le dernier roi d'Ecosse (Kevin MacDonald, 2006) *
Whitaker est immense mais reste Whitaker qui joue. Le film se regarde facilement grâce à ses acteurs, son rythme de thriller et sa photographie réaliste de l'Afrique. Mais tout est trop formaté, c'est dommage. DVD

Ball of fire (Howard Hawks, 1941) **
L'abattage de Stanwyck et le charme de Cooper sont irrésistibles. Tout comme la malice du scénario de Wilder/Brackett et les dialogues à double-sens. Un film qui réussit à être à la fois drôle et touchant. DVD

Warlock / L’homme aux colts d’or (Edward Dmytryk, 1959) ***
Un western adulte d’une ambigüité folle qui pourrait aussi bien être un film noir ou un mélodrame. Une fin splendide. Quinn (dans un rôle inhabituel) et Fonda font des étincelles et Malone est presque bonne, c’est dire. DVD

Two lovers (James Gray, 2008) **
Les hésitations amoureuses de Phoenix, la construction et la photo sont dignes d’un opéra du XIXe et il y a pas mal de rouerie dans la réalisation mais j’adore ce genre d’histoires de passions contrariées, alors…DVD

Il y a longtemps que je t’aime (Philippe Claudel, 2008) **
Scott-Thomas est bouleversante et Zylberstein réussit presque à se hausser à son niveau sauf dans une scène intolérable de surjouage et de fausseté (avec les étudiants) qui m’a fait sortir un moment du film. DVD

Cassandra’s dream / Le rêve de Cassandre (Woody Allen, 2007) **
Proche de l’impressionnant Before the Devil knows you’re dead de Lumet (2007) mais un niveau en-dessous. Une tragédie familiale commune, noire et désespérée, portée par des acteurs excellents. DVD

Vera Cruz (Robert Aldrich, 1955) **
Le jeu outrancier de chat et de souris entre les personnages pourrait faire passer ce western pour une comédie (on pense au western italien à venir). C’est de l’Aldrich pur jus : cynique, misanthrope, anti-conventionnel. DVD

Latte den rätte komma in / Morse / Let the right one in (Tomas Alfredson, 2008) **
Un film de vampire suédois dans la neige et le froid qui est aussi une belle histoire d’amitié entre deux pré-adolescents marginalisés. La jeune actrice est formidable. Original dans le genre et surtout très dépaysant. DVD

The curious case of Benjamin Button / L’étrange histoire de Benjamin Button (David Fincher, 2008) 0
D’une histoire qui avait tout pour me plaire, Fincher a fait un film inerte, interminable et racoleur où tout semble fabriqué à mourir. Terriblement décevant compte-tenu du niveau des talents impliqués. DVD

16 juillet 2009

Heroes of mine : Barbara


Barbara Stanwyck (1907-1990)

Happy 102nd Birthday, Missy!

14 juillet 2009

Rahan Redux


L’autre jour dans une librairie, je suis tombé par hasard sur un beau volume des rééditions des aventures de Rahan, mon héros de BD préféré quand j’étais gamin. C’était même mon seul héros de BD parce qu’à part Astérix et Tintin de temps en temps, parce qu'il le fallait bien, je n’ai jamais accroché avec la bande dessinée, ni hier, ni aujourd’hui.

Je me suis dit : « Tiens, Rahan ! » et j’ai acheté par pulsion ce volume 1 de la nouvelle Intégrale Rahan (celle en en noir et blanc) rééditée par les éditions Soleil. Par pure nostalgie. En dos de couverture, j’ai vu qu’on célébrait cette année les 40 ans de Rahan, né de Roger Lécureux (1925-1999) et André Chéret (n. 1937) en 1969 dans le premier numéro de Pif Gadget. Je n’en avais aucune idée : ça devait faire bien plus de trente ans que je n’avais pas ouvert un Rahan et le personnage s’était estompé dans le lointain.

C’est vrai, j’avais pourtant pieusement conservé chez moi l’ensemble des albums Rahan rouges originaux (du genre du n° 5, ci-dessus) que je dévorais autrefois. Mais je n’avais jamais eu la tentation de les relire : ils faisaient partie de mon enfance, du domaine des souvenirs. C’est donc sans attente particulière que j’ai commencé à lire il y a quelques jours le premier épisode du volume 1 de l’Intégrale Rahan : « Le Secret du Soleil ». Et là, il s’est passé quelque chose de bizarre.


D’abord, j’ai redécouvert les premières cases comme au premier jour, sans aucun effet « madeleine de Proust » et je me suis pris à me passionner à nouveau pour cette aventure du Fils des Ages Farouches, pas tant pour les péripéties de l’histoire (encore que, ça fonctionne toujours sacrément bien malgré la naïveté !) mais pour la beauté des dessins et la créativité dynamique des compositions – les dessins de l’Intégrale Rahan en noir et blanc sont splendides dans leur détails - et pour les questions que je ne m’étais jamais posées jadis, comme par exemple : si Rahan rencontre une tribu de Noirs, c’est qu’il ne devait pas être très loin de l’Afrique. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais pensé à la localisation géographique des territoires qu’il traversait au cours de ses pérégrinations : il devait vivre en Europe, point. J’ai aussi remarqué de façon plus précise l'orientation subtilement communiste des histoires racontées, qui m'intriguait bien de temps en temps jadis. Et puis, au moment de la scène de sa découverte du boomerang, les souvenirs ont commencé à ressurgir. Je me la rappelais bien, cette scène-là ! En quelques instants, au fil des pages, je me suis mentalement retrouvé chez mes grands-parents en Bretagne pendant les vacances, en train de lire avec passion les épisodes des Rahan Trimestriel. Et les sensations sont revenues alors que je redécouvrais case par case des dessins et des histoires familières que je pensais avoir oubliées depuis belle lurette. La Manta ! La caverne engloutie ! Le crâne de mammouth ! Le petit d’homme ! Les iguanes carnivores ! Non seulement je retrouvais les aventures de Rahan mais comme avec un puzzle qui révèle son image morceau par morceau, je voyais à l’avance ce qui allait lui arriver quelques cases plus tard. Et je ne me trompais pas : Rahan allait s’échapper de la caverne inondée en grimpant sur des épieux plantés dans une faille ; il allait mettre à terre et briser le crâne du Dieu Mammouth ; il allait être jeté d'une falaise vers un sol jonché de squelettes ; il allait se battre avec l’énorme pieuvre qui allait surgir d’un tunnel noyé… J'expérimentais un effet de déjà-vu des plus excitant.


Les images ont défilé comme un film et je me suis rendu compte avec surprise que je me souvenais des aventures de Rahan comme d’histoires en mouvement, en couleur et sonores. Mon souvenir d’adulte de mes lectures d’enfant de Rahan était donc totalement cinématographique (mais il en est peut-être de même pour tous les lecteurs de BD, je ne sais pas). Je me suis aussi souvenu que c’est vers ces mêmes années que j’ai du voir King Kong pour la première fois à la télévision. L’impression fut immense et le film a décidé, c’est tout au moins ce que j’aime à penser, de mon amour du cinéma. King Kong et Rahan partagent d’ailleurs des terrains communs et je me suis pris à me demander si je n’avais pas fait plus tard des études d’archéologie paléolithique en réponse inconsciente à ma fascination pour les aventures de Rahan et la tragédie du Roi Kong. Qui sait ? C’est bien possible.

Bref, le plaisir de la redécouverte de Rahan a été formidable, me procurant de grands moments de bonheur qui se sont prolongés au fil des épisodes que je lisais doucement, avec des pauses, comme on déguste un bon verre de vin. Ça n’a pas été des moments régressifs mais plutôt des petits retours nostalgiques à l’insouciance et aux petits drames de l’enfance. Je me suis revu un été dans le Finistère Nord, courant en panique avec ma grand-mère de buralistes en marchands de journaux pour essayer de trouver un numéro de Rahan Trimestriel qui était en rupture de stock : on avait finalement déniché le dernier chez Guiguite (comment puis-je encore me souvenir de son nom, à celle-là ? Elle aurait sans doute plus de 110 ans aujourd’hui…), la vieille marchande de journaux à moustaches du bourg. Je ressens encore la joie inouïe de tenir le magazine tant convoité dans mes mains et de pouvoir goûter aux dernières aventures de Ceux-qui-marchent-debout.

LA case mémorable de l'épisode « Le Dieu Mammouth »

Et puis il y a eu la redécouverte de cette case de l’épisode « Le Dieu Mammouth » (l’épisode 6 de l’Integrale vol.1). Une case toute simple mais qui m’a fait un effet auroch. Rahan, les cheveux trempés et dessiné en buste, y pose ses mains sur ses hanches en regardant sa ceinture (une tribu lui a volé son coutelas d’ivoire). En revoyant ce dessin, j’ai retrouvé en un instant le sentiment que j’avais ressenti quand je l’avais vu pour la toute première fois, il y a si longtemps. Un sentiment de désir puissamment érotique, je m’en souviens encore, qui m’avait totalement déstabilisé. Le torse nu de Rahan, ses pectoraux finement musclés, son nombril, ses longs cheveux blonds mouillés, ses mains sur ses hanches… m’avaient complètement chamboulé. J’avais un peu honte de mon attirance pour ce corps d’homme qui me semblait si beau, mais pendant les jours qui avaient suivi la découverte de cette image incroyable, j’avais rouvert le magazine je ne sais combien de fois pour pouvoir la contempler encore et encore. Je n’avais jamais rien vu de si troublant. J’avais huit ans (j’ai vérifié en ressortant le magazine d’origine, le « Rahan Trimestriel n° 1 » : il date de 1972). Aujourd’hui, trente-sept ans plus tard, j’ai compris pourquoi le petit garçon que j’étais, qui n’aimait pourtant pas les bandes dessinées, cassait les pieds à ses parents et grands-parents pour qu’ils lui achètent dès sa sortie un magazine de bande dessinée qui racontait les histoires d’un jeune homme solitaire qui vivait dans un monde étrange et plein de dangers. J’adorais les aventures de Rahan, fasciné à la fois par ses aventures et par son corps. La sortie d’un nouveau numéro du magazine était un moment que j'attendais avec une impatience indescriptible. Un rendez-vous aventurier et sensuel de l'ordre du fantasme qui me faisait battre le cœur d'une façon que je ne pouvais tout-à-fait identifier.


En relisant Rahan, j’ai d’ailleurs découvert avec curiosité et amusement à quel point André Chéret, son dessinateur, offrait en abondance le corps viril de son héros à ses admirateurs (et admiratrices sans doute, bien que je ne me souvienne pas avoir jamais rencontré de fan féminine de Rahan) : toujours vêtu de son court pagne de peau, Rahan, qui est pratiquement capturé et mis en péril dans chaque épisode, est montré sous toutes ses coutures dans les positions les plus révélatrices. Écartelé au sol, pendu par les poignets, plongeant dans une rivière, dormant sur la fourche d'un arbre... Le dessin extraordinairement dynamique de Chéret, qui fait grand usage de la contre-plongée, du raccourci forcé et des angles bizarres, explore le corps dénudé de Rahan comme peu d’autres héros de BD en ont eu l’honneur (à part le Tarzan de Burne Hogarth, évidemment, mais je ne suis pas certain que le dessin de son Tarzan soit aussi érotisé que celui de Rahan). Revenu aux aventures de Rahan aujourd’hui, j’y retrouve - avec le sourire, vous pensez, un héros préhistorique peut-être homo et sans doute coco ! - un peu du trouble et de la légère confusion que je ressentais à leur lecture il y a près de quarante ans, au temps de l’innocence.

Un héros pas si farouche

J’ai laissé tomber Rahan à l’adolescence : bien m’en a pris car j’ai entendu dire que ses créateurs, Lécureux et Chéret, l’avaient plus tard marié à une Rahane (trahison !), qu'il avait eu une tripatouillée de gosses et que son dessin avait évolué, le physique du Fils de Crao s’étant mis à ressembler de plus en plus, avec sa tignasse, ses pommettes hautes, ses lèvres épaisses et ses yeux en amande, à celui de Jocelyn Wildenstein.

Il me semble qu’il y a quelques années, un projet de réaliser un film d’après les aventures de Rahan était sur la bonne voie. En googlant, j’ai vu que c’était Christophe Gans (yak !) qui devait s’y coller et qu’un certain Mark Dacascos devait incarner mon héros de BD préféré. En voyant les photos du type, il n’aurait peut-être pas été si mal. Mais il aurait fallu qu’il porte une perruque blonde et là, on pouvait craindre le pire… Enfin, le projet semble avoir fait long feu et c’est sans doute pour le meilleur…

J’ai maintenant lu les Volumes 1, 2 et 3 de l’Intégrale Rahan en noir et blanc des éditions Soleil, avec toujours autant de plaisir et de volées de souvenirs, et j’attends de pied ferme les deux derniers volumes de cette anthologie des 40 ans. Rahaaaaaa !

9 juillet 2009

Blackglamallure

Gloria Swanson en Madonna

Joan Crawford en Balzac de Rodin

Bette Davis un peu puff

Judy Garland un peu paf

Gloria, Joan, Bette, Judy et Julie : ce sont cinq des nombreuses stars (et pas des demi-portions !) qui ont un jour posé pour les campagnes de publicité de "Blackglama", l'acmé du vison noir américain depuis les années 1940. Il y a aussi eu Claudette, Ethel, Sofia, Catherine, Liza... A ce jour, les célébrités continuent à se bousculer pour faire partie des élues envisonées mais on peut légitimement douter que la magie soit toujours intacte, les modèles d'aujourd'hui n'ayant qu'une fraction de l'aura des immortelles d'hier.

L'efficace tagline des réclames "Blackglama" a en revanche traversé les décennies sans encombre : "What becomes a Legend most?" ("Qu'est-ce qui sied le mieux à une Légende ?"). Comme si vous ne le saviez pas : c'est "Blackglama" !

Julie Andrews en Andrew Julies

Pour ceux qui voudraient creuser plus, un livre épuisé (mais trouvable en occasion en cherchant un peu) raconte l'histoire de ces photos publicitaires black et glamour réalisées, entre autres, par Richard Avedon : "The Blackglama Story". De la Fifth Avenue à Rodeo Drive, c'est un catalogue hors-pair de ces stars qui arrondissaient leurs fins de mois en vison noir. Forever glam !

4 juillet 2009

Are You Being Served? (BBC, 1972-1985)


Qui la connaissait de ce côté-ci de la Manche ? Mollie Sugden est morte à 86 ans le 1er juillet dernier. Mrs. Slocombe a ainsi rejoint une bonne partie de l’équipe de la fabuleuse sitcom Are You Being Served?, une merveille de la télévision britannique qui a quelque chose pour plaire à chacun et qui continue encore, vingt-cinq ans après son dernier épisode, à faire rire ses fans dans le monde entier, dont bien évidemment, je suis. La disparition de Molly Sugden m’a donné l’envie de faire ce billet sur Are You Being Served?, l'une de mes deux ou trois séries préférées. De tous les temps.

Le concept d’Are You Being Served? est d’une simplicité confondante : au rayon « Vêtements et accessoires pour dames et messieurs » du grand magasin londonien « Grace Brothers », c’est la guerre des nerfs hiérarchique et les réconciliations à gros bouillons entre les divers membres du personnel, de l’homme de ménage au directeur d’étage en passant par les vendeuses et secrétaires. Une dizaine de personnages sont jetés à chaque épisode dans l’arène du département, impliqués dans les situations les plus outrancières pour le bonheur du spectateur.

Tout le personnel de l'étage "Dames et Messieurs" du Grace Brothers Dept Store

Brillamment écrit par David Croft et Jeremy Lloyd avec des réparties assassines qui fusent dans tous les sens, Are You Bien Served? est une « situation comedy » qui osait pousser l'audace dans des directions bien rares à la télévision de l’époque. C’est d’abord une attaque ravageuse sur le sens de la hiérarchie de la société britannique dans son ensemble. Une sorte de Upstairs, Downstairs comique où les escaliers de service seraient remplacés par les comptoirs de vente. A gauche, le comptoir des femmes et à droite, celui des hommes. Leur terrain de bataille étant le terre-plein au pied des ascenseurs, épicentre des conflits. Il faut certainement être britannique pour goûter tout l’humour de l’écriture de Croft et Lloyd, beaucoup des us, coutumes et modes de pensée du bataillon d’étage étant de toute évidence strictement insulaires. Les locutions so british fleurissent à tout-va, d’abord celle qui donne son titre à la sitcom « Are you being served? » (« On s’occupe de vous ? »), prononcé par l’un ou l’autre des vendeurs et superviseurs dès l’arrivée d’un client et le fameux et culte « Are you free, Mr. Humphries ? » (« Etes-vous libre, Mr. Humphries ? ») qui amène toujours la réplique attendue et le début d’une nouvelle situation comique : « Yes, I’m free! ».

Mais c’est surtout l’incroyable audace des sous-entendus sexuels, qui parsèment les dialogues et provoquent l’hilarité, qui reste dans les mémoires et continue de fonctionner après tant d’années. Des quelques personnages principaux dont Are You Being Served? raconte les péripéties, deux sont des créations inoubliables de la sitcom anglaise : les indomptables Mrs. Slocombe (Molly Sugden) et Mr. Humphries (John Inman) qui passent leur temps à balancer des répliques d’une grivoiserie hors-norme, involontaire pour Mrs. Slocombe et complètement camp pour Mr. Humphries. Extravagants dans leurs conduites, leurs tenues et leurs réparties, les deux personnages (et les deux acteurs) sont les héros sans rivaux de Are You being Served?, des créatures extraverties et outrancières pour lesquelles tous les autres semblent n'être que des faire-valoir et pour lesquelles les fans continuent aujourd’hui à vouer un culte à la série.

Molly Sugden (1922-2009), inoubliable Mrs. Slocombe,
prête à se farcir une cliente

Mrs. Slocombe (interprétée par Mollie Sugden) est la vendeuse principale du rayon « Dames » et la copine et tortionnaire de son inférieure hiérarchique, Miss Brahms (Wendy Richard). Elle est dans la cinquantaine, vieille fille, folle de son corps et a l’habitude de se faire des rinçages de couleur différents à chaque épisode. Ses coiffures sont légendaires mais sans doute moins que les exploits de l’animal de compagnie avec lequel elle vit, son fameux « Pussy » qui est le sujet des dialogues les plus salaces et (si j’ose dire, culottés) de la série. L’entendre dire innocemment que « This morning my Pussy got soaking wet » ou que « Last night I called the plumber and he got very fiendly with my Pussy » avec son inimitable accent anglais pour déchaîne immanquablement l’hilarité. C’est un humour de dessous la ceinture mais l’aplomb de Molly Sugden ferait passer des pets pour du hautbois. Bien sûr, « Pussy », en anglais, signifie « Chatte » dans les deux sens que lui donne aussi le français... C’est d’une vulgarité sans équivalent pour une série télé des années 70 mais d’une drôlerie sans pareille non plus.

John Inman (1935-2007), irrésistible Mr. Humphries

Mr Humphries (interprété par John Inman) est le vendeur principal du rayon « Messieurs » et le plus flamboyant membre du personnel de Grace Brothers. Dans la quarantaine, célibataire endurci, il vit toujours chez sa mère et possède un sens de l’humour décapant et tordu basé aussi, mais de façon très consciente, sur le sous-entendu queer et camp. Son occupation préférée est de mesurer l’entrejambe de ses clients avec son mètre ruban pour les commandes de costumes (d'où le burlesque quand un écossais se présente). Jamais ouvertement présenté comme homosexuel pendant toute la durée de la série, Mr. Humphries en est pourtant une caricature hystérique. Doté d’une voix de fausset, d’une démarche sautillante et d’une propension à se retourner les poignets, il est la folle la plus tordue de toute l’histoire des sitcoms de la BBC. Son personnage, par son outrance, provoqua d’ailleurs en son temps la fureur des activistes gays (qui avaient commencé depuis peu le combat) à cause de l’image caricaturale et ridicule qu’il présentait des homosexuels. Aujourd’hui, la colère est passée et Mr. Humphries s’est fait sa place au Panthéon des personnages cultes de la télé britannique. Rétrospectivement, on peut dire que son personnage dans Are You Being Served? donna au grand public anglais un sens du Camp et une notion du Queer jamais atteints jusqu’alors. Pour la petite histoire, le formidable John Inman, qui incarnait Mr. Humphries, était lui-même ouvertement gay et fit une brillante carrière, après la série, dans l’opérette travestie. Un sacré personnage.

Inutile de le dire, les scènes les plus déchaînées de Are You Being Served? sont celles qui font s’affronter Mrs. Slocombe et Mr. Humphries, deux langues de putes bien pendues et les éternels chat et souris de la série. Leurs dialogues en feu d’artifice de second degré et de sous-entendus sexuels sont un véritable régal.

Wendy Richard (1943-2009) est Miss Brahms, ici avec Mrs. Slocombe

Mais, dans mes personnages préférés de la série, il y a aussi la très sexy Miss Brahms (Wendy Richard), la jeune vendeuse sous la coupe de l’infernale Mrs. Slocombe, avec son accent cockney à couper au couteau et ses multiples soupirants éconduits. Il y a aussi le Capitaine Peacock (Frank Thornton), le chef d’étage qui essaye vainement de contenir les délires de son personnel avec un flegme britannique à toute épreuve. Et Mr. Rumbold (Nicholas Smith), le directeur du département « Dames et Messieurs » à l’invraisemblable physique. Sans oublier Young Mr. Grace (Harold Bennett), l'égrillard vieillard propriétaire du magasin qui semble avoir choisi ses pimpantes secrétaires dans l’écurie de Benny Hill.


Je ne me lasse pas d’Are You Being Served? que j’ai découvert un peu par hasard en DVD il y a quelques années. J’adore glisser la galette dans le lecteur et passer quelques moments en compagnie des personnages hauts-en-couleurs du magasin Grace Brothers. Les coiffures de Mrs. Slocombe et les petits cris de Mr. Humphries ne manquent jamais de me faire grimper aux rideaux. Parmi les 69 épisodes de 30 minutes de la série qui a duré dix saisons ans entre 1972 à 1985, certains sont des classiques, tels celui où Mrs. Slocombe, ayant réussi à obtenir un avancement au poste de sous-directrice d’étage, occupe son temps dans son nouveau bureau à manger des meringues et finit par avoir une indigestion ou encore celui où une visite de la Reine est annoncée dans le magasin et que Mr. Humphries se met en tête d’apprendre le protocole royal à ses collègues, et notamment la révérence.

Drôle, juste, incorrect et culotté (on ne peut imaginer la télévision contemporaine se lancer dans un projet pareil au temps du politiquement correct), splendidement écrit, joué à la perfection par l’ensemble de son casting et bénéficiant d’un sens du timing comique irrésistible, Are You Being Served? est l’un des grands triomphes de la BBC, une chaîne qui n’en est pas avare. Il n’était pas évident de faire durer sur dix saisons une série qui mettait en scène une poignée de vendeurs et de vendeuses sur un plateau de grand magasin : les créateurs de AYBS (Are You Being Served? pour ses fans) l’ont osé et réussi au-delà des espérances en en faisant une épopée en chambre de la guerre des sexes et des ambitions hiérarchiques. Si vous maîtrisez assez l’anglais pour le comprendre dans le texte, jetez-y un œil si vous en avez l’occasion : je suis sûr que vous pourriez en devenir accro, comme moi. Et ce, dès la chanson du générique.

Gay as a day in May !

En 1977, Are You Being Served? The Movie (réalisé par Bob Kellett) est sorti sur les écrans pour surfer sur le succès de la série TV et de la pièce qui en avait été tirée. Les mêmes acteurs y reprenaient leurs rôles mais le scénario les faisait sortir du magasin pour partir dans un club de vacances en Afrique du Nord. Ce n’était pas une bonne idée : à part quelques gags assez réussis, la magie était rompue et le film était très médiocre. Rien ne valait les discussions de comptoir et c'est la série qui est immortelle.

Je ne sais pas si AYBS est jamais passé à la télé française. Mais l’intégralité d’Are You Being Served? est disponible en DVD Z1 ou Z2UK. Attention : il n’y a pas de sous-titres français.

Et maintenant, les grands moments de Mrs. Slocombe et de son Pussy :