13 décembre 2009

Decoy (Jack Bernhard, 1946)


Des petits studios fauchés de l’âge d’or hollywoodien (le fameux « Poverty Row »), Monogram Pictures Corporation fut l’un des plus fauchés. Entre 1931 et 1952, Monogram produisit des films de série B ou Z d’environ 70 minutes qui étaient souvent projetés par deux - en « double-bill » - et en drive-in. Ces films étaient un peu l’équivalent des téléfilms policiers d’aujourd’hui : produits à la chaîne avec des acteurs de second rang et des scénarios peu regardants sur les invraisemblances. Et hautement addictifs. Ils disparurent d’ailleurs avec la concurrence et le triomphe du petit écran, dans les années 1950.

La production en série et les petits budgets n’empêchèrent pas les studios du Poverty Row de sortir régulièrement des perles noires, des films qui auraient été totalement inenvisageables dans le contexte des grands studios de l’époque. Sorti dans l’indifférence en 1946 et quasiment invisible jusqu’à sa résurrection par The American Cinematheque en 2000, l'un des titres les plus fascinants de Monogram est un film qui défie la raison : Decoy (La rapace) du tâcheron Jack Bernhard. Pour info, "Decoy" veut dire "Leurre".

Jean Gillie et Robert Armstrong complotent en prison

En 75 minutes, le scénario, adapté d’une histoire originale de Jack Rubin, présente une suite de péripéties improbables qui empruntent à la fois au mélodrame, au fantastique et, bien entendu, au film noir, dont le film pourrait être considéré comme une sorte d’archétype. Considérez plutôt.

Un homme en costume, visiblement très mal en point, quitte en titubant une station-service, est pris en auto-stop et arrive moribond à San Francisco où il entre dans un immeuble et abat une femme blonde. Elle s’affale sur un canapé et revoit les jours précédents dans un flashback. Margot Shelby a plusieurs amants dont un qui croupit en prison, dans le couloir de la mort. Il a caché dans un endroit connu de lui seul 400.000 $ que la belle aimerait bien récupérer. Comme le mode d'exécution prévu est le gaz, Margot a l’idée de séduire le médecin légiste de la prison pour le convaincre d’administrer, après la mort du condamné, une piqûre de bleu de methylène (antidote au gaz) à celui-ci afin de faire revenir le cadavre à la vie et de lui demander où est caché le magot. Le stratagème fonctionne mais des tiers s’intéressent aussi au coffre aux dollars, pour des raisons qui leur sont propres : un autre amant de Margot et un flic désabusé. En plus, évidemment, du ressuscité lui-même qui, revenu des morts, veut récupérer ses 400.000 $. Tous s'engagent dans une course au trésor où tous les coup bas sont permis alors que le médecin est terrassé par la culpabilité d'avoir trahi le serment d’Hippocrate

Trois compères en magouilles à la poursuite d'un magot enterré

Cette trame, si elle donne une idée approximative des démences du scénario, ne rend pas justice au film : Decoy s’envole dans la strastosphère de la série B par les détails outranciers qui s’accumulent sur sa courte durée et par les questions non résolues qui se posent au spectateur une fois que le film est terminé. Ces détails et ces questions donnent à Decoy son stupéfiant pouvoir de fascination, qui n’a pas manqué de frapper les spectateurs qui l’ont vu depuis sa ressortie en 2000. Le moindre des détails n’étant pas le personnage de Margot Shelby, qui est sans doute la femme fatale la plus crapuleuse et amorale de toute l’histoire du film noir, un genre qui n’en est pourtant pas avare.

Margot Shelby, donc, est celle qui raconte (en voix off) depuis son canapé d’agonie la succession d’événements qui l’ont amenée à se faire descendre par un moribond dans son appartement de San Francisco. Elle a plusieurs amants simultanément (des truands, un flic, un médecin et combien d’autres ?), elle hait la médiocrité sociale et a des envies de grandeur qu’elle pense pouvoir réaliser avec un magot déterré, elle est capable d’imaginer la logistique scientifique nécessaire à faire revenir un mort à la vie, elle sait appuyer sur le champignon de sa voiture quand il faut pour écraser un comparse envahissant et manier la gâchette pour se débarrasser d’un autre. Elle s’habille en tailleurs ajustés, porte talons hauts et chapeaux mode, et s’identifie certainement avec Rita Hayworth, avec laquelle elle a un petit air de ressemblance. Elle a une langue de vipère et se plaît à balancer au visage de ses interlocuteurs quelques mots cinglants bien choisis pour les humilier comme il faut. Et bien sûr, elle ne veut pas partager 400.000 $ avec qui que ce soit, ni ses ennemis, ni ses amants. Des grandes figures de femmes fatales du film noir, Margot Shelby est, de loin, la plus calculatrice, réussissant même à se hisser au-dessus du niveau de celles de Double Indemnity, Detour, The Killing et autres sympathiques créatures du genre.

Jean Gillie nous regarde pour la première et la dernière fois dans Decoy

Cette garce de premier ordre (ou cette « rapace » pour reprendre la version française du titre) est jouée par une actrice dont Decoy est le seul titre de gloire. Jean Gillie (1915-1949), comédienne britannique de quelques films, était aussi à l’époque du tournage l’épouse du réalisateur Jack Bernhard. Lui ayant assuré un rôle en or dans son film – dans le générique de début, son nom apparaît d’ailleurs dans un carton indépendant « Introducing Miss Jean Gillie » - Bernhard espérait sans doute lancer sa carrière hollywoodienne en commençant par ce petit film noir dont elle est l’œil du cyclone. Cela ne devait pas être puisque Jean Gillie mourut d’une pneumonie à 33 ans, trois ans seulement après avoir tourné Decoy, et n’ayant eu le temps de ne faire qu’un autre film, The Macomber Affair de Zoltan Korda (1947). Son personnage de Margot Shelby dans Decoy est donc le rôle unique grâce auquel Jean Gillie est entrée, si ce n’est au Panthéon de l’histoire du cinéma, du moins dans l’Olympe des salopes du film noir.


Film hybride ne ressemblant à aucun autre, Decoy est tour à tour un mélodrame (l’amour douloureux du médecin pour l’héroïne), un film fantastique (la scène de la résurrection du mort n’est pas sans évoquer Frankenstein) et un film noir (la quête d’un magot caché). Le budget visiblement dérisoire avec lequel il a été produit, qui apparait dans l’utilisation récurrente des mêmes décors, du statisme de la caméra et de l’emploi d’acteurs peu connus et jouant parfois de façon approximative (mais on peut remarquer, dans le rôle du condamné à mort, un Robert Armstrong prématurément usé qui ne devait pas boire que de l’eau, treize ans après son personnage du producteur dans King Kong) est compensé par la photo qui utilise avantageusement le noir et blanc et le clair-obscur et surtout par les audaces du scénario, l’un des plus imprévisibles et sadiques du cinéma des années 40.

On n’est pas près d’oublier les cris et hurlements d’orgasme de Jean Gillie quand son personnage assiste à l'exhumation du magot ("Deeper! Deeper! Faster! Faster!") et son rire hystérique quand elle met enfin la main sur le coffret tant convoité ("It's all mine! It's all mine!"). Le sexe et la cupidité ont-ils jamais été aussi symboliquement unis que dans ce film ? Et Decoy se termine sur une des fins les plus cyniques de toute l’histoire du cinéma hollywoodien, une fin qui est un sommet de dérision et de cruauté.

Du statut d’œuvre mineure et oubliée, Decoy est passé, en l’espace de dix ans, à celui de film-culte. Et comme on le comprend : son inoubliable actrice d’un rôle, sa force camp peu commune, son outrancière insolence et ses approximations répétées font du film l’un des chefs-d’oeuvre du Poverty Row, c’est-à-dire du Paradis des films à la fois obscurs et étincelants. Si vous ne le connaissez pas, je vous conseille d'y remédier.

La tagline de l'affiche bleue vaut son pesant de vers de mirliton :
"She treats men the way they've been treating women for years!"
(Elle traite les hommes comme ils ont traité les femmes depuis des années!)


Invisible pendant des décennies, Decoy est paru en DVD dans le formidable coffret "Film Noir Classic Collection, volume 4" édité en Z1 chez Warner en 2007. Le coffret présente 10 excellents films noirs des années 40 et 50 bénéficiant tous de très bons transferts et – cerise sur le gâteau – de sous-titres français optionnels. Le coffret est disponible pour très peu cher sur les sites marchands Internet : d’un rapport qualité-prix exceptionnel, il faudrait être irresponsable pour s’en priver si on aime (et comment ne pas aimer ?) le genre incomparable du film noir.

4 commentaires:

  1. Mais quel plaisir de voir une critique aussi enthousiaste d'un film dont l'affiche fut mon avatar sur un forum de cinéma que tu connais bien ! Typiquement ce type de film noir fauché qu'on aimerait voir plus souvent. J'aurais juste un (tout) petit bémol : je ne suis pas sûr que Margot Shelby soit la pire des garces du film noir, malgré sa dextérité à passer la marche avant et la marche arrière de sa voiture pour se débarrasser des gênants : pour moi, Linda Fiorentino dans "The Last Seduction" remporte haut la palme !

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  2. Merci pour ton passage sur le blog, joe-ernst. Je n'ai pas (encore) vu "The last seduction" alors je ne peux pas en parler, mais je te fais confiance.
    Pour la marche avant et la marche arrière de la voiture, la copie proposée dans le DVD du coffret Warner est malheureusement coupée pour cette scène et ne montre que la marche avant : l'aller-retour sur le corps de la victime (un grand moment de sadisme pour qui l'a vu, semble-t-il) devait être un peu too much pour le censeur qui s'en est occupé.

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  3. Merci une fois de plus d'attirer mon attention sur un film dont je ne connaissais que le titre, et qui sommeillait sur une étagère depuis quelques mois. Je connais mon prochain programme ciné !... Joyeuses fêtes à toi, Tom !...

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  4. Tu vas te régaler bbjane, surtout avec la toute dernière scène je pense ! Bonnes fêtes à toi aussi!

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