22 octobre 2017

Continental Films de Christine Leteux

Un livre

"Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand"

de Christine Leteux
La Tour Verte, 2017


Qui s’intéresse à l‘Occupation et au cinéma français sait que la période 1940-1944 fut marquée, en France et pour l’industrie cinématographique, par la puissance d’une société de production française à capitaux allemands : Continental Films. A l’évocation de son nom, des titres, des personnalités et des événements liés à son histoire viennent à l’esprit : "Le Corbeau", "L’Assassinat du Père Noël",  "Premier Rendez-vous",  "La Symphonie Fantastique", "La Vie de Plaisir", Henri Decoin, Henri-Georges Clouzot, Maurice Tourneur, Danielle Darrieux, Harry Baur, Fernandel, Pierre Fresnay, le voyage à Berlin, l’affaire du Corbeau… Et en filigrane, un homme d’affaires dont le nom n’apparaît sur aucun générique mais qui dirigea le météorique destin de cette société de production pas comme les autres : Alfred Greven.


Ces titres, ces noms et ces événements ont créé une sorte de mémoire collective de l’historien et du cinéphile qui reposait jusqu’à maintenant sur un panaché de faits avérés, de documents et de témoignages irréfutables mais aussi de réalités transformées et de fantasmes pris pour argent comptant et répétés jusqu’à devenir canoniques.

Le nouveau livre de Christine Leteux, « Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand », est une addition essentielle au très bref corpus d’ouvrages qui ont été consacrés à la Continental entre les années 1980 et aujourd’hui. Voici pourquoi.

Christine Leteux est historienne du cinéma mais aussi docteur en sciences : sa méthode, issue de sa formation, est celle de la recherche fondamentale et de l’étude objective des données disponibles. Pour son travail sur la Continental, elle a voulu tout remettre à plat et revenir aux sources originelles sur le sujet. En n’oubliant pas, mais en mettant de côté pour réexamen, les données vraies ou fausses mécaniquement répétées depuis des décennies. L’ouverture des Archives de l’Occupation et de l’Epuration en décembre 2015 lui a permis la réalisation de son projet de réévaluation : pour la première fois, la consultation des dossiers d’époque conservés aux Archives Nationales pouvaient donner une image précise et objective des parcours des personnes ayant eu des liens avec la Continental entre 1940 et 1944, de sa création à sa fin. Leurs dépositions auprès des Comités d’Epuration et les pièces conservées de leurs dossiers nominatifs individuels furent la matière première de cette réécriture seulement rendue possible par l’accès aux sources d'origine.


Le livre est une mine d’informations et de révélations qui retrace l’histoire de la Continental à travers celle de son administration et de ses talents créatifs associés. Grâce aux témoignages retrouvés des grandes et des petites mains de la société, la Continental réapparait sous un jour quelque peu différent de ce que la mémoire collective en avait gardé. Une société française à capitaux allemands, administrée à Paris par un opportuniste sachant s'entourer et surveillée de loin par Berlin, qui produisit trente films qu’on peut répartir en trois parts égales : dix chefs-d’œuvre, dix bons films et dix navets. La Continental fut aussi le terrain professionnel temporaire de metteurs en scène, d’acteurs, de scénaristes et de techniciens de très grand talent dont la grande majorité n’avait pas envie d’y travailler mais qui devait gagner sa vie et sauver sa peau lors de la période la plus difficile et complexe de l’histoire récente de la France. A travers les quatre années d'existence de cette société de production née d'une conjoncture hors-norme, c'est aussi le portrait d'un homme d'affaires nazi en France occupée et les quatre années d'Occupation du pays avec ses dangers, ses saloperies et ses héroïsmes qu'on retrouve en toile de fond. 


La lecture du livre apporte des informations nouvelles, parfois amusantes, souvent tragiques, mais toujours étonnantes sur des épisodes connus ou cachés du cinéma français sous l’Occupation.  On sait enfin le respect professionnel réciproque qu’entretenaient Greven et Clouzot, les tentatives de Danielle Darrieux d’échapper à son contrat, les coulisses du regrettable voyage à Berlin, les terribles conditions de la détention et de la mort d’Harry Baur, les manoeuvres ignobles qui ont conduit Léo Joannon à diriger le film « Caprices »,  le comportement courageusement risqué d’André Cayatte, l’intérêt lointain que Goebbels avait pour les films de la Continental, le fait surprenant que des juifs y travaillaient salariés, la légende noire de la fuite de Mireille Balin... Et qu’Alfred Greven n’était pas ce « cinéphile avant tout » mais bien un businessman nazi qui avait perçu l’opportunité d’une activité à fort potentiel lucratif en territoire occupé.


Et bien sûr, le livre étant de cinéma, les coulisses de la création de films Continental majeurs et mineurs sont racontées par des détails jusque-là ignorés : "Le Dernier des Six", "Annette et la Dame Blanche", "Les Inconnus dans la Maison", "L'Assassin habite au 21", "La Main du Diable", "Pierre et Jean", "Cécile est morte !", "Les Caves du Majestic"... en plus des titres déjà cités.

Les informations du livre, qui confirment, précisent ou réfutent celles qui circulaient depuis près de quarante ans (le début des premières publications sur la Continental) seraient à elles seules une raison sans appel de lire l’ouvrage. Mais il y a autre chose qui distingue le livre de Christine Leteux. « Continental Films » est rédigé dans une écriture et un style limpides qui évitent le piège du jargon universitaire pour une narration dynamique. L’histoire de la Continental y est racontée de l’intérieur par les dépositions des participants eux mêmes qui servent de socle à la construction narrative imaginée par l’auteur. « Continental Films » est un très solide livre d’histoire du cinéma qui se lit comme un roman, avec des personnages, des décors et des situations qui prennent vie sous nos yeux. Le style littéraire de Christine Leteux, qu’on avait déjà remarqué dans ses deux précédents livres de cinéma : « Albert Capellani » (La Tour Verte, 2013) et « Maurice Tourneur » (La Tour Verte, 2015), trouve ici un équilibre parfait entre le fond et la forme et fait de son livre, en plus d’un document incontournable, une lecture véritablement enthousiasmante.

Bertrand Tavernier, qui connaît bien le sujet - La Continental est au coeur de son film "Laisser-passer" (2002) - ne s'y est pas trompé : il a écrit une formidable préface au livre de Christine Leteux.

Un excellent livre, vous l'aurez compris.

400 pages / 23 €
Préface de Bertrand Tavernier

19 octobre 2017

1 octobre 2017

Films vus par moi(s) : octobre 2017


*** excellent / ** bon / * moyen / 0 mauvais

A ghost story (David Lowery, 2017) ***
Le fantôme d'un homme tué dans un accident reste dans sa maison, désertée par sa compagne. Malgré deux scènes embarrassantes de longueur et de suffisance (la tarte et le monologue), ce film fantastique intimiste change de point de vue à mi-parcours en glissant du thème du deuil à celui de la fuite temporelle. L'idée simple, universelle et expressive du drap blanc est un coup de génie. Un poème existentiel d'une infinie mélancolie. BR US

Les amants de Caracas / Desde alla (Lorenzo Vigas, 2015) * 
Un quinquagénaire taciturne (Alfredo Castro) paie de jeunes hommes de la rue pour se déshabiller devant lui. Une relation de défiance et de respect taiseux s'installe avec l'un d'eux (Luis Silva). Dans le décor de Caracas filmée comme le tiers-monde, ce film au rythme lent et aux dialogues économes diffuse une violence physique et psychologique sourde jusqu'à une fin inattendue qui renverse tout. On s'ennuie quand même un peu. DVD Z2 FR 

La noire de... (Ousmane Sembène, 1966) **
A Antibes, une jeune femme sénégalaise embauchée par un couple blanc comme nounou devient leur bonne à tout faire et dépérit. Prix Jean Vigo 1966, ce moyen-métrage (1h) dénonce avec virulence la lutte des races et des classes et l'arrogance post-coloniale. Le budget réduit est compensé par un style cinéma-vérité, lui même contredit par la voix off, le symbolisme et le jeu outrancier de la patronne prédatrice. Un film activiste mais désabusé. BR UK 

Ant-Man (Peyton Reed, 2015) 0
Un délinquant (Paul Rudd) est recruté par un inventeur (Michael Douglas) pour être miniaturisé à la taille d'une fourmi et effectuer une mission. D'une idée à potentiel, le scénario adapté d'une histoire Marvel déçoit au fil du film et la mise en scène est une indigestion de caméra virevoltante (les courses des fourmis et les vols des fourmis-ailées) et d'excès de CGI. Du produit industriel qui se consomme mais que pour ma part, j'ai lâché en route. BR DE

Le sixième continent / The land that time forgot (Kevin Connor, 1974) 0
En 1916, un sous-marin découvre une île perdue restée dans la Préhistoire. Après une première demi-heure à bord du submersible, on rencontre enfin, comme les personnages, les dinosaures et les Néandertaliens. Si les effets spéciaux désuets ont encore du charme, le scénario et la réalisation ineptes n'exploitent rien à part la bagarre. Cette adaptation d'Edgar Rice Burroughs avait marqué mon enfance. J'ai piqué du nez en la revoyant, hélas. BR US

Alien : Covenant (Ridley Scott, 2017) **
L'équipage du vaisseau Covenant découvre une planète potentiellement vivable et part l'explorer, pour son malheur. Après la métaphysique de "Prometheus" (2012), ce sixième titre de la série revient - en moins bon - à l'action bourrine, mais divertissante, de "Aliens" (1986). Le scénario dynamique n'a pas peur des incohérences mais le spectacle est là et les bébés aliens sont croquignolets. Une bonne série B à gros budget. BR DE  

Pasqualino / Pasqualino Settebellezze / Seven beauties (Lina Wertmüller, 1975) ***
Pendant la guerre à Naples, un maquereau bravache (Giancarlo Giannini, magnétique) qui protège l'honneur de ses sept soeurs commet un meurtre et se retrouve au tribunal, à l'asile et dans un camp de concentration. Les stratégies de survie de cet antihéros contradictoire et la question de ce qu'on serait prêt à faire pour sauver sa peau occupent ce film inclassable, comédie italienne et tragédie noire pleine d'images indélébiles. Une fable radicale. BR US

Le corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943) ***
Une pluie de lettres anonymes bien informées déstabilise une petite ville française. Produit sous l'Occupation par Continental Films, ce chef-d'oeuvre subversif dresse le portrait collectif d'une communauté close et le portrait individuel de ses membres, pétris de frustrations et de jalousies. La mise en scène accumule les séquences d'anthologie, de l'école au cimetière et Pierre Fresnay mène un casting éblouissant où chacun donne le meilleur. BR FR

Get out (Jordan Peele, 2017) ***
Un jeune homme noir (Daniel Kaluuya, une révélation) qui accompagne en weekend sa petite amie blanche chez les parents de celle-ci s'inquiète de leur comportement bizarre à son égard. En glissant de la romcom au thriller puis au fantastique horrifique sur un scénario et une mise en scène magistraux, un film popcorn malin comme tout qui se révèle un brûlot politique sur le racisme de peau formidablement rageur et dérangeant. BR DE

L'île du Dr Moreau / The island of Dr. Moreau (Don Taylor, 1977) 0
Un naufragé échoue sur une île où un scientifique illuminé mute des animaux en humains (les prothèses des humanimaux sont plutôt bonnes). Le génial roman d'H.G. Wells est adapté platement dans ce film avec Michael York et Burt Lancaster où le scénario se traîne trop sage et où la mise en scène ne décolle que dans la séquence finale de la révolte. Cette version n'arrive pas à la cheville de l'inoubliable de 1932 ni même de celle de 1996. BR UK

Borom sarret (Ousmane Sembène, 1963) ***
A Dakar, un pauvre taxi-charrette (le "bonhomme charrette" du titre) prend en charge quelques passagers successifs. Ce court-métrage sénégalais de 20' est le film fondateur du cinéma africain, par son premier réalisateur. Derrière l'intérêt historique, la fluidité de la mise en scène, la luminosité de la photo et la voix off construisent une oeuvre à la poésie simple contredite par le propos féroce sur les multiples degrés de l'exploitation et de la misère. BR UK   

Space station 76 (Jack Plotnick, 2014) **
L'équipage d'une station spatiale, accro au Valium, est secoué de conflits personnels et collectifs. L'idée d'utiliser le look 70's (tout le design rappelle Cosmos 1999, Karting et Roche Bobois de la grande époque) apporte une amusante étrangeté à ce film dont l'humour le cède peu à peu à une fable mélancolique sur la solitude et la détresse affective. Patrick Wilson, Liv Tyler et Matt Bomer sont parfaits. Un exercice de style mais pas que. DVD Z2 DE 

Macbeth (Justin Kurzel, 2015) *
Poussé par sa Lady (Marion Cotillard), le général Macbeth (Michael Fassbender) assassine ceux qui sont sur son chemin vers la Couronne et sombre dans la folie. Cette adaptation de Shakespeare se concentre sur les visages chuchotants des acteurs baignés des feux orange de l'Enfer. Les Highlands d'Ecosse sont grandioses et l'histoire n'est pas mal mais il y a aussi des boursouflures dans la mise en scène qui touchent au kitsch. BR FR

Alpes / Alpeis (Yorgos Lanthimos, 2011) *
Les membres d'un groupe offrent comme service aux proches de décédés d'en jouer le rôle afin de faciliter le deuil. Sur une idée vraiment intrigante, ce film grec présente une métaphore originale sur le transfert psychanalytique et la vie par procuration dont l'austérité générale et le choix de cadrages serrés sur les personnages m'ont un peu rebuté. Le scénario trouve son accomplissement dans une belle scène finale. Une oeuvre difficile d'accès. DVD Z2 UK 

Le septième voyage de Sinbad / The 7th voyage of Sinbad (Nathan Juran, 1958) **
Aller-retour entre l'ile des Cyclopes et Bagdad avec Sinbad pour sauver sa princesse amoureuse miniaturisée par un magicien. Un pur film d'aventures pour enfants, petits et grands, au Technicolor rutilant et dont la naïveté est percée par des éclairs sadiques. Les monstres en stop motion de Ray Harryhausen ont marqué une génération de spectateurs et de réalisateurs : les cyclopes, la femme-serpent, l'oiseau rock, le dragon, le squelette vivant. BR DE

Lust in the dust (Paul Bartel, 1985) *
Au Nouveau-Mexique, plusieurs aventuriers cherchent à mettre la main sur un trésor caché. Un western parodique et camp où l'histoire n'est que prétexte à s'amuser de situations grotesques et d'une galerie de personnages outranciers menés par Divine (en chanteuse pute de saloon), Lainie Kazan et Tab Hunter. On rit souvent mais le rythme s'étiole dans la seconde partie et le film erre sans aller au bout de sa joyeuse subversion. DVD Z1 US

Akenfield (Peter Hall, 1974) **
En 1973 dans un village du Suffolk, le jour de l'enterrement de son grand-père, un jeune homme fait le bilan. L'accompagnement musical par le Corelli Fantasia de Tippett et les allers-retours narratifs et visuels entre présent, Première et Seconde Guerres Mondiales apportent à cette chronique rurale jouée par des non professionnels une puissante mélancolie. Un film sur le passage du temps qui réussit à être à la fois naturaliste et élégiaque. BR UK

Captured (John Krish, 1959) **
En 1950 dans un camp du nord de la Corée, quelques soldats anglais prisonniers des Chinois et des Russes sont soumis à la torture mentale et physique. Un étonnant docudrama (joué par des acteurs, réalisé comme une fiction) de 60' commandé par les services secrets britanniques et destiné exclusivement aux officiers pour les sensibiliser au sort possible de leurs troupes en cas de capture. Un document rare sur un sujet qui l'est tout aussi. BR UK

Leviathan (George P. Cosmatos, 1989) 0
Dans l'Atlantique, l'équipe d'une base minière découvre un organisme mutant qui la décime. Malgré quelques bonnes scènes d'atmosphère sous-marine, ce ertzatz américano-italien qui hybride Aliens, The Thing et Abyss n'a ni leur vision, leur mise en scène, leur casting ou leurs créatures réussies. Si le début suggère une sympathique série B, le reste descend au niveau du Z sans se relever. Un navet avec des moyens reste un navet. BR DE

Une vie de chien / A dog's life (Charles Chaplin, 1918) **
Charlot qui survit de débrouille dans la rue prend sous sa protection un chien errant. Ce court-métrage de 35' déborde d'humanité bien sûr, notamment dans le lien en miroir du clochard et du chien et dans la touchante jeune femme jouée par Edna Purviance. Il offre aussi deux morceaux de bravoure : l'empifrage de gâteaux au comptoir et surtout le jeu de mains illusionniste autour d'un évanoui, l'une des séquences les plus brillantes de tout Chaplin. BR UK

Chevalier (Athina Rachel Tsangari, 2015) *
Sur un yacht en mer Egée, six hommes entre 40 et 70 ans font des petits concours pour trouver celui d'entre eux qui est "globalement le meilleur". Toutes les insécurités masculines (du succès professionnel à la taille de la bite) sont passées en revue dans cette fable corrosive dont la bonne idée de départ est affaiblie par la répétitivité du scénario. Mais il y a des moments bien vus et le fait que ça soit une femme qui s'y soit collée est sympathique. DVD Z2 UK  

La meilleure façon de marcher (Claude Miller, 1976) ***
Dans une colonie de vacances en 1960, deux moniteurs aux personnalités opposées se cherchent et s'affrontent. Patrick Dewaere et Patrick Bouchitey jouent le jeu de la séduction et de la défiance dans cette subtile étude psychologique d'un rapport de force qui repose sur le stéréotype machiste et l'ambiguïté sexuelle. Tout est en suggestion et en suspens, comme dans les fondus au noir éloquents et la fin inattendue. Et puis, il y a Christine Pascal. BR FR

Vivre libre / Born free (James Hill, 1966) *
Au Kenya, Joy et George Adamson (Virginia McKenna et Bill Travers, très moyens) recueillent une petite lionne qu'ils s'obligent à laisser retourner à l'état sauvage devenue adulte. Les vastes paysages d'Afrique et le lyrisme de la musique de John Barry (qui triompha) sont le meilleur de ce film de bons sentiments et sans aspérité qu'une lecture en transfert de parentalité d'un couple sans enfant sur un animal rend plus intéressant qu'il est. BR UK