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Ce soir, à la Salle Pleyel, l'allemand Max Raabe et son Palast Orchester faisaient la seule escale en France de leur tournée mondiale Heute Nacht oder nie ("Ce soir ou jamais"). Ça faisait un bail que je l'attendais, celle-là ! Depuis quelques temps déjà, les affiches promotionnelles avaient fait leur apparition sur les murs du métro parisien mais dans la salle ce soir, toutes les rangées n'étaient pas pleines, les français ne semblant pas assez connaître ce performer unique en son genre. Les fans et connaisseurs, eux, étaient au rendez-vous ainsi que beaucoup d'expatriés allemands et quelques amoureux des années vingt à quarante.
Max Raabe (il est né en 1962) s'est spécialisé depuis une vingtaine d'années dans la reprise des standards des années 1920-1940 allemands et internationaux. Avec sa voix de baryton, dont il sait jouer avec humour pour le plus grand plaisir des auditeurs, et le support des ses douze formidables musiciens (onze hommes, une femme), il réussit à restituer l'essence de la chanson populaire de l'entre-deux-guerres, dans ses rythmes et mélodies si particulières, son apparente insouciance de paroles et son charme suranné. La fusion d'une technique vocale parfaite et d'une connaissance intime de la chanson d'époque (il respecte à la lettre leurs arrangements d'orchestre originaux), ainsi que l'utilisation toute en nuance d'un second degré toujours juste - et vraiment drôle - permet à Max Raabe et son orchestre de ne pas tomber dans le piège du kitsch, le risque le plus évident de ce genre de spectacle. Camp, oui, peut-être, mais pas kitsch...
Bei mir bist Du schön, Singin' in the rain, Du bist meine Greta Garbo, Who's afraid of the big bad wolf ?, Just one of those things, Mein kleiner grüner Kaktus, Cheek to cheek, J'attendrai, Dein ist mein ganze Herz, Over my shoulder, Dream a little dream of me, La mer... : tous ces grands classiques revivaient tout à l'heure dans leur habits d'origine, avec un peu de nostalgie (comme Max Raabe le dit lui-même, ces airs possèdent une intemporalité qui leur permet d'échapper à l'effusion nostalgique), beaucoup de tendresse et surtout une suprême élégance. Rumba, fox-trot, jazz hot, valse... sont revenus sur le devant de la scène (qu'ils ont par ailleurs quitté depuis bien longtemps) et nous ont rappelé combien les grands compositeurs de chansons de la première moitié du XXe siècle avaient le génie de la mélodie et de la grâce. Et combien la musique populaire permet, mieux que tout autre art, de ressusciter l'ambiance et l'identité des temps révolus.
Dans un des nombreux moments inspirés de la mise en scène du concert, sur les premières et élégiaques mesures de Dream a little of me, un petit dirigeable argenté d'environ 2 mètres de long et gonflé à l'hélium est sorti des coulisses, s'est doucement promené sur scène puis à travers la salle au-dessus de la tête des spectateurs avant de s'envoler vers les cintres du théâtre. Ses petits phares éclairaient le public qui, dans la pénombre, retenait son souffle : une belle métaphore sur la légèreté des chansons et le fragile équilibre de leur époque. C'était d'un effet splendide.
Ce soir, l'impeccable Max Raabe a pas mal parlé en français aux spectateurs de la Salle Pleyel, pour présenter les chansons qu'il interprétait, en traduire quelques mots (et là, on se rend compte de l'humour de leurs paroles : "Tu es ma Greta Garbo, Tu es aussi blonde, tu es aussi belle... mais tu es moins riche") et faire quelques blagues pince-sans-rire. Son accent allemand et son phrasé si particulier ont beaucoup amusé la salle lors de ces adresses au public. Petite entorse à son programme, il a aussi évidemment interprété sa célèbre version berlinoise de Sex Bomb de Tom Jones, un cover irrésistible. Je suis ressorti du concert avec le sourire aux lèvres et l'envie compulsive de me repasser un film d'Astaire et Rogers, d'écouter Hollander, Lehar, Berlin ou Porter et bien sûr, l'excellent double CD de Heute Nacht oder nie que Max Raabe et son orchestre ont enregistré live lors de leur passage triomphal au Carnegie Hall de New York en novembre 2007.
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Dans le public de ce soir, quelques uns - et surtout quelques-unes - s'étaient spécialement habillés pour l'occasion en look d'époque (on aurait presque dit un flash-mob). Les chansons que Max Raabe interprète sont pour l'essentiel des tubes des années 1920, 1930 et 1940. Or, bizarrement, la plupart de ces formidables amoureux de la belle tenue qui étaient à Pleyel avaient choisi le style des années 40 (et non pas des années 20 ou 30). Je me suis demandé pendant l'entracte, alors que je me baladais au bar, pourquoi je ne voyais pas de robe charleston mais plutôt les vestes épaulées, les bibis, les voilettes et les bas-couture des Forties.
Et alors, j'ai compris à quel point un concert de Max Raabe permettait, sans doute de façon inconsciente, d'exorciser le temps d'un moment le tabou culturel qui continue à peser sur cette époque crépusculaire (et pour les allemands encore bien plus que pour les autres) qui fait que la mode des années 40, contrairement à celle des autres époques du XXe siècle, ne pourra jamais revenir en force dans le prêt-à-porter grand public. Ces fascinantes tenues évoquent irrésistiblement la mise de celles et ceux qui pouvaient se permettre, dans ces années de retour à la barbarie, de succomber aux sirènes de la mode. Certainement pas la majorité des hommes et des femmes, trop occupés à échapper aux privations et aux dangers quotidiens, mais plutôt ceux et celles qui, à Berlin ou ailleurs, dansaient sur le volcan en s'affichant à leurs risques et périls avec les terribles et temporaires maîtres du monde. Tout à l'heure, imperturbable en frac, Max Raabe chantait Ich küsse Ihre Hand, Madame sur la scène de Pleyel. Deux fauteuils à côté de moi, une femme d'une quarantaine d'années écoutait, droite et subjuguée, la voix ensorceleuse qui montait vers le premier balcon. Un beau chignon blond-cendré 1940 , une robe de soie vert pâle aux plissés parfaits, un petit sac à main et des souliers en crocodile marron : elle avait choisi sa tenue avec la science d'une historienne. Pendant quelques instants, je l'ai regardée de profil et j'ai eu l'étrange impression de partager ma rangée avec Frau Goebbels. Sacré Max !