L'avant-dernière scène du film existentiel de Charlie Kaufman, Synecdoche, New York (2008) est l'un des moments de cinéma qui m'a le plus remué depuis... je ne sais pas quand. Je ne m'y attendais pas du tout. Ça m'est tombé dessus comme ça.
Le personnage principal de l'histoire, Caden (Philip Seymour Hoffman), qui a vécu une vie égoïste et hypocondriaque, est au soir de son existence et a perdu l'une après l'autre, parties ou mortes, toutes les femmes qui ont compté dans sa vie. La réalité de sa condition le rattrape quand (dans une scène réelle, rêvée ou métaphorique, peu importe), il erre un matin, à 7h44 - une référence au 11 septembre, cet instant de la fin des certitudes - dans les rues d'un New York dévasté où une voix féminine provenant d'une radio lointaine et crachotante lui dit des mots d'une dureté terrible et lui rappelle les noms de ses femmes disparues sur un ton doux et compassionné. Il ne lui reste plus qu'à accepter sa défaite et attendre la fin qui, de toutes façons, arrivera vite.
Cette séquence écrite et réalisée par Kaufman touche sa cible car elle fusionne l'image (le spectaculaire décor d'une ville en ruine jonchée de cadavres et l'errance de Hoffman), la musique onirique et le monologue de cette distante voix de femme dans une épiphanie de tristesse résignée rarement atteinte au cinéma. On pourra dire que c'est du sous-Camus, du sous-Kafka, du sous-Cioran, on pourra dire ce qu'on voudra. C'est en tout cas un moment de cinéma dévastateur. Toute la puissance du cinéma. Rien que pour ces quelques minutes rares (enfin, pour tout le reste aussi car le film entier est remarquable), il faut voir Synecdoche, New York.
Le monologue de la voix, traduit :
"Ce qui a été un jour devant toi – un avenir excitant et mystérieux – est maintenant derrière toi. Vécu, compris, décevant. Tu réalises que tu n’es pas spécial. Tu t’es fait ta place dans l’existence et maintenant tu en glisses silencieusement dehors. C’est le sort de chacun. D’absolument chacun. Les particularités comptent à peine. Tout le monde est tout le monde. Alors tu es Adele, Hazel, Claire, Olive. Tu es Ellen. Toutes ses petites tristesses sont les tiennes, toute sa solitude, ses cheveux gris-paille, ses mains rouges. Ce sont les tiens. Il est temps que tu le comprennes. Marche. Alors que les gens qui t’adorent cessent de t’adorer, alors qu’ils meurent, alors qu’ils passent à autre chose, alors qu’ils s’éloignent, alors que s’éloignent ta beauté, ta jeunesse, alors que le monde t’oublie, alors que tu découvres ta fugacité, alors que tu perds tes caractéristiques les unes après les autres, alors que tu apprends que personne ne te regarde et que personne ne t’a jamais regardé, tu ne penses qu’à avancer, ne venant de nulle part et n’allant nulle part. Juste avancer, en voyant le temps filer. Maintenant tu es ici, à 7h43. Maintenant tu es ici, à 7h44. Maintenant... tu n’es plus."
Le monologue original :
"What was once before you - an exciting, mysterious future - is now behind you. Lived; understood; disappointing. You realize you are not special. You have struggled into existence, and are now slipping silently out of it. This is everyone's experience. Every single one. The specifics hardly matter. Everyone's everyone. So you are Adele, Hazel, Claire, Olive. You are Ellen. All her meager sadnesses are yours; all her loneliness; the gray, straw-like hair; her red raw hands. It's yours. It is time for you to understand this. Walk. As the people who adore you stop adoring you; as they die; as they move on; as you shed them; as you shed your beauty; your youth; as the world forgets you; as you recognize your transience; as you begin to lose your characteristics one by one; as you learn there is no-one watching you, and there never was, you think only about driving - not coming from any place; not arriving any place. Just driving, counting off time. Now you are here, at 7:43. Now you are here, at 7:44. Now you are... Gone."
La scène dans le film :
Le monologue ci-dessus est dans la première partie de l'extrait, quand Hoffman est seul. La seconde partie de l'extrait, avec Hoffman et l'actrice, est la toute fin du film.
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10 septembre 2009
23 mai 2009
Longford (Tom Hooper, 2006)
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Longford frappe sans doute plus fort chez les britanniques que chez les autres. Le film prend en effet ses sources dans une histoire qui hante les sujets de Sa Majesté depuis 1965 et qui continue à faire régulièrement, quarante-cinq ans après les faits, la Une des tabloïds anglais : les sinistres "Moors Murders". Mais le triomphe du scénario est de déplacer les péripéties d’une affaire criminelle jugée depuis longtemps vers une voie annexe de celle-ci et d’y prendre appui pour faire une étude de caractères dont la résonnance est universelle puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une réflexion sur les visages du Mal.
Frank Pakenham, 7th Earl of Longford (1905-2001), fut un politicien anglais qui occupa des postes à grande visibilité pendant sa longue carrière publique, notamment celui de Représentant de la Chambre des Lords entre 1964 et 1968, au moment-même de l'affaire des "Moors Murders". Personnalité complexe et paradoxale, catholique fervent, activiste très controversé des Droits de l’Homme (ce qui ne l'empêchait pas d'être un farouche opposant aux Gay Rights), il fut aussi visiteur de prison pendant plusieurs décennies. C’est à ce titre qu’il reçut un jour une lettre de Myra Hindley (1942-2002), qui était alors la plus célèbre et la plus haïe des détenues britanniques. Emprisonnée à vie avec son amant Ian Brady en 1966 pour le meurtre de plusieurs enfants et adolescents entre 1963 et 1965 près de Manchester (les "Moors Murders"), elle lui écrivait pour qu’il vienne la visiter à la prison d’Holloway. Longford répondit à la requête de la criminelle malgré l’opposition de ses proches. Convaincu que l’être humain était intrinsèquement bon, que la rédemption était possible et que le pardon était nécessaire, Longford s’engagea dans une relation à très long terme avec Hindley, entre visites au parloir et correspondance soutenue. Sous l’influence de Longford qui lui apportait un soutien amical et moral doublé d’un accès à la religion et à la culture, Hindley se convertit au catholicisme et engagea un travail en profondeur sur elle-même. Longford, touché par l’évolution spirituelle et morale de Hindley, décida de faire jouer ses réseaux et les recours en justice pour essayer de lui obtenir la libération sous parole et, à terme, la réhabilitation. Une longue croisade solitaire (et perdue d'avance, Hindley étant des criminels qu'aucune instance ne se risquerait à libérer) qui provoqua pendant presque trente ans la fureur des médias et de l'opinion publique, l’incompréhension de l’entourage de Longford et l’embarras de toute la classe politique anglaise. Un retournement de situation devait plonger plonger tout le monde dans la stupeur…
Voilà en gros la trame de l’histoire racontée par Longford. Mais le film, encore une fois, n’est pas un n-ième docudrama autour d’une « true crime story » et de ses conséquences : il utilise cette histoire pour dresser les portraits moraux et psychologiques de ses quatre principaux personnages (Longford et son épouse, Hindley et son compagnon) et présenter une étude sur le Mal dans son potentiel de manipulation et de destruction. Longford est le film de deux esprits qui s’affrontent : celui qui croit en l’Humain et celui qui n’y croit pas. Et celui qui l’emporte n’est pas celui qu’on souhaiterait. Pour interpréter Longford et Hindley, ces deux personnages rapprochés que pourtant tout opposait au départ, il fallait des comédiens irréprochables. Jim Broadbent et de Samantha Morton le sont : ils offrent chacun une interprétation éblouissante de justesse.
Jim Broadbent (un comédien versatile qu’on peut retrouver de Brazil à Harry Potter en passant par Bridget Jones, Vera Drake, Gangs of New-York et le film qui nous intéresse ici) est métamorphosé en Longford par l'art des maquilleurs : la ressemblance du comédien grimé avec le véritable Longford (qu’on peut voir dans le documentaire en bonus sur le DVD) est saisissante de fidélité. Mais c’est dans la représentation de l’aventure psychologique que parcourt le personnage que Broadbent impressionne vraiment. De la confiance en lui qu’il dégage dans les premières scènes à sa dévastation à la fin du film, la gamme des émotions que le comédien fait passer à l’écran, le plus souvent par l’intermédiaire de gros plans et de son langage corporel, est le fruit d’un jeu d’exception. Un travail d’autant plus impressionnant et réussi que le film est écrit du point de vue de Longford, avec lequel le spectateur est donc conduit dès le début à entrer en empathie. Samantha Morton (Minority Report, In America, Mister Lonely), toute en retenue, est aussi excellente dans le rôle difficile de Myra Hindley : incarnation de la manipulation et de la duplicité, elle donne aux mots, aux silences et aux regards de son personnage une charge d’inquiétude parfaitement dosée qui surprend et déstabilise constamment le spectateur. Leurs nombreuses scènes communes (le film est construit pour un bon tiers de leurs conversations) possèdent une tension et une puissance émotionnelle rarement atteintes dans le cinéma contemporain. Deux autres comédiens ne sont pas en reste : Andy Serkis, qui interprète Ian Brady, est terrifiant de menace et de fureur contenue lors d’une longue scène de parloir avec Longford qui me semble dépasser, car elle réaliste, l’inoubliable première rencontre de Jodie Foster et d’Anthony Hopkins dans Le Silence des Agneaux et Lindsay Duncan (Servilia dans la série Rome de HBO), dans le rôle de Lady Longford, réussit aussi à transmettre le désarroi de son personnage qui passe par les sentiments les plus contradictoires au cours du film.
L’écriture de Longford évoquera sans doute, pour celui qui le découvre sans en avoir épluché au préalable le générique, celle d’un autre excellent film britannique récent également basé sur des faits réels : The Queen (2006) de Stephen Frears. C’est normal puisque le scénariste en est le même : Peter Morgan et que les deux scénarios ont été écrits dans la foulée. Comme pour The Queen, Longford explore la face cachée d’un fait divers public, les conséquences individuelles et collectives d’un traumatisme, la capacité à l'erreur d'un personnage investi d'une mission et les risques de l'enfermement (que la prison soit Holloway, Buckingham Palace ou soi-même). Le réalisateur de Longford, Tom Hooper, reprend aussi la grammaire de The Queen, avec une intégration très judicieuse d’images d’archives dans le cours du film et le soin apporté à la restitution physique et psychologique des personnages. The Queen et Longford, dans leur signification comme dans leur structure, forment un diptyque cinématographique passionnant.
Epuré, sans effet aucun et avec une sobriété exemplaire (qu'on pourrait même taxer d'austérité mais le sujet, évidemment, l'exigeait), Longford ne cesse de surprendre le spectateur. Dans le film, Myra Hindley, que le public connaît depuis 1965 par le célèbre portrait de police où elle est teinte en blonde, apparaît pour la première fois à Longford au naturel, brune. Cette révélation dans une salle de parloir fait l’objet d’une scène remarquable. Plus loin dans le film, une autre excellente scène montre un épisode qui fit en son temps un scandale mémorable : une assistante sociale de la prison décide de son propre chef de faire sortir Hindley quelques heures de la prison pour étudier son comportement en public et ses possibilités de réadaptation à une vie en société. Là, le réalisateur utilise pour la seule fois dans le film des effets visuels et sonores qui évoquent la désorientation de la détenue. D’autres moments forts restent en mémoire, comme cette scène où la femme de Longford découvre et lit les lettres que Hindley a adressées à son mari, ce qui modifie son attitude envers la criminelle. Et bien sûr, dans la dernière partie du film, les coups de théâtre successifs qui ébranlent autant Longford que le spectateur embarqué avec lui dans l’histoire. Drame psychologique avant tout, et ce au sens le plus vrai du terme, Longford est aussi, à sa manière, un thriller. Sans poursuites ni coups de feu, mais un thriller tout de même.
Le film se termine en abandonnant Longford, comme le spectateur, à eux-mêmes. En leur ouvrant un gouffre sous les pieds et en leur donnant matière à penser sur les notions du pardon, de la compassion et de la rédemption. Et sur la véritable nature du Mal. Comme le dit très justement David Thomson dans sa notice consacrée au film dans son livre "Have you seen ?", Longford est le genre de film qui vous poursuit bien longtemps après que vous l’ayez vu parce qu’à travers le film, c’est le visage du mal qui vous est apparu en filigrane. Et c’est un de ces visages qu’on n’oublie pas. Un film brillant et sacrément dérangeant.
Longford est disponible en DVD Z2 UK. Images et son parfaits. Sous-titres français optionnels. Profitez-en !
21 mars 2009
Viva (Anna Biller, 2007)
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Viva est un film dont je ne savais pas trop quoi penser juste après l’avoir découvert. J’en avais entendu parler il y a quelques mois en surfant sur le web et ses photos, sa bande-annonce et son sujet m’avaient furieusement donné envie de le voir : un pastiche des films d’exploitation du début des Seventies sur la Révolution Sexuelle, écrit et réalisé par une femme, figure de l’Underground californien, ça devait être quelque chose ! Au final, après l’avoir vu dans son édition DVD Z1 tout juste sortie chez Cult Epics, je ne pouvais que m’interroger. Maintenant, après plusieurs jours de décantation, voici mes pensées sur Viva.
Barbi Smith est une jeune épouse au foyer désœuvrée qui se laisse entraîner par sa voisine dévergondée dans une descente aux enfers de la luxure dans le Los Angeles de la fin des années 60. Prenant Viva comme pseudonyme (comme dans « Viva la vida ! »), elle goûte au lesbianisme, à la prostitution, au nudisme, à la partouze et à la danse du ventre. Chemin faisant elle rencontre une ronde de personnages hauts en couleurs : une mère-maquerelle, un micheton sur le retour, un coiffeur flamboyant, un play-boy photographe à l'accent français… et creuse l’écart avec son mari qui a du mal à accepter la nouvelle liberté sexuelle de sa femme.
Résumé comme ça, le scénario de Viva évoque évidemment ceux des films de Russ Meyer, Radley Metzger ou Doris Wishman. Mais ces illustres modèles du cinéma-bis ont réalisé le meilleur de leurs bizarreries dans les années 1960 ou 1970, alors quel intérêt y avait-t-il à marcher dans leurs pas 40 ans plus tard ? On comprendrait si Viva y allait franchement avec les scènes de cul ou s’il en retournait tous les clichés pour en subvertir la subversion. Ou encore s’il était un manifeste féministe. Or, il n’en est rien : le film d’Anna Biller est d’une discrétion extrême dans la description du sexe, assume le respect canonique avec lequel il reprend les codes de ses lointains prédécesseurs et n’est pas du tout politique. Et si l’humour, auquel on serait en droit de s’attendre, est bien présent, c’est à dose homéopathique. C’est donc ailleurs qu’il faut aller chercher l’originalité et l’intérêt du film.
Il semble bien en effet que l’originalité de Viva soit dans le genre même du film qu’il est : faussement présenté comme une fiction qui serait une comédie, une Sexploitation ou un pastiche, le film est plutôt à classer dans le genre du film d’art et serait plus à sa place en projection dans une salle du MoMA, de la Tate Modern ou du Centre Pompidou que dans celle d’un cinéma commercial. Anna Biller, qui a écrit, réalisé, monté et produit Viva et qui s’est aussi occupée du casting, des décors, des costumes et s’en est attribuée le rôle-titre (rien que çà !), en a donc fait une œuvre entièrement personnelle : une œuvre d’art contemporaine bien plus qu’un film au sens habituel du terme.
L’exactitude du détail des décors et costumes qui confine à l’obsession (Anna Biller avoue qu’elle a passé deux années à chiner dans les brocantes et autres Armées du Salut les costumes, meubles et accessoires qu’on voit dans Viva), la distance émotionnelle qu’on ressent à la vision du film (essentiellement provoqué par le jeu des acteurs aux expressions et au langage corporel très simplifiés ainsi qu’à l’élocution étonnamment artificielle), le travail saisissant sur la couleur dont les tons forcés éclatent à chaque instant et sur la composition visuelle des plans, qui pourraient souvent passer, isolés dans des captures, pour des images photographiques ou picturales venues tout droit du Pop Art… tous ces éléments conjugués donnent au film sa surprenante identité. Viva explore encore plus loin la voie du post-modernisme (car c’est un exemple parfait de film post-moderne) que Far from Heaven de Todd Haynes, un film avec lequel il a bien des points communs. Mais alors que Far from Heaven conservait une charge émotionnelle qui lui faisait garder un pied dans le genre du mélodrame Fifties auquel il rendait hommage, Viva ne cherche à conserver que l’essence des films d’exploitation des Seventies : il en dépiaute tous les éléments et nous les présente, froidement disséqués, dans une vitrine de verre.
La première vision de Viva n’est donc pas forcément une expérience réussie : le film n’est pas du tout celui auquel on serait en droit de s’attendre. Ce n’est pas un film de Sexploitation, c’est une réflexion sur les codes de la Sexploitation ; ce n’est pas un pastiche des films du début des années 70, c’est un travail d'étude sur ces films. Et avant tout, ce n’est pas un film de fiction, c’est un film conceptuel : une nuance de genre qui a une sacrée importance. Une fois qu’on a compris et accepté ce point de vue, Viva devient une œuvre vraiment passionnante en plus d’être totalement originale. Un petit défaut cependant : d’une durée de deux heures, le film est un peu long (les meilleurs concepts sont toujours les plus courts) et n'aurait pas souffert de quelques coupes.
La fantasque Anna Biller (une américaine au physique par ailleurs très étonnant, mélange probable d’asiatique et de caucasien mâtiné d'hispanique) dont Viva est le premier long-métrage après une série de courts, a pris un gros risque avec son étrange projet et c’est tout à son honneur. Archétype du film indépendant, il n’aura pas eu la primeur d’une distribution globale mais semble avoir acquis une réputation flatteuse dans les festivals qui l’ont projeté. A terme, Viva pourrait bien devenir un film-culte et/ou entrer dans les collections de musées d’art contemporain, ce qui serait après tout un sort mérité. Pour le spectateur qui le découvre aujourd’hui en DVD, la première surprise (et déception) passées, c’est l’hallucinante reconstitution de l’esprit et de l’identité visuelle des films des années Pop qui s’impose. En regardant la bande-annonce du film, seul un œil bien exercé peut dire s’il s’agit d’un film du début des années 70 ou d’un film actuel : la longue traque aux objets vintage à laquelle Anna Biller s’est livrée avant de commencer à tourner s’est avérée payante. Peu de films à ma connaissance ont réussi à aller aussi loin dans la restitution de l'esprit d'une époque. A plus d'un titre, Viva est vraiment drôle de création qui, sous l'apparence d'un film, cache en fait une performance.
Barbi Smith est une jeune épouse au foyer désœuvrée qui se laisse entraîner par sa voisine dévergondée dans une descente aux enfers de la luxure dans le Los Angeles de la fin des années 60. Prenant Viva comme pseudonyme (comme dans « Viva la vida ! »), elle goûte au lesbianisme, à la prostitution, au nudisme, à la partouze et à la danse du ventre. Chemin faisant elle rencontre une ronde de personnages hauts en couleurs : une mère-maquerelle, un micheton sur le retour, un coiffeur flamboyant, un play-boy photographe à l'accent français… et creuse l’écart avec son mari qui a du mal à accepter la nouvelle liberté sexuelle de sa femme.
Résumé comme ça, le scénario de Viva évoque évidemment ceux des films de Russ Meyer, Radley Metzger ou Doris Wishman. Mais ces illustres modèles du cinéma-bis ont réalisé le meilleur de leurs bizarreries dans les années 1960 ou 1970, alors quel intérêt y avait-t-il à marcher dans leurs pas 40 ans plus tard ? On comprendrait si Viva y allait franchement avec les scènes de cul ou s’il en retournait tous les clichés pour en subvertir la subversion. Ou encore s’il était un manifeste féministe. Or, il n’en est rien : le film d’Anna Biller est d’une discrétion extrême dans la description du sexe, assume le respect canonique avec lequel il reprend les codes de ses lointains prédécesseurs et n’est pas du tout politique. Et si l’humour, auquel on serait en droit de s’attendre, est bien présent, c’est à dose homéopathique. C’est donc ailleurs qu’il faut aller chercher l’originalité et l’intérêt du film.
Il semble bien en effet que l’originalité de Viva soit dans le genre même du film qu’il est : faussement présenté comme une fiction qui serait une comédie, une Sexploitation ou un pastiche, le film est plutôt à classer dans le genre du film d’art et serait plus à sa place en projection dans une salle du MoMA, de la Tate Modern ou du Centre Pompidou que dans celle d’un cinéma commercial. Anna Biller, qui a écrit, réalisé, monté et produit Viva et qui s’est aussi occupée du casting, des décors, des costumes et s’en est attribuée le rôle-titre (rien que çà !), en a donc fait une œuvre entièrement personnelle : une œuvre d’art contemporaine bien plus qu’un film au sens habituel du terme.
L’exactitude du détail des décors et costumes qui confine à l’obsession (Anna Biller avoue qu’elle a passé deux années à chiner dans les brocantes et autres Armées du Salut les costumes, meubles et accessoires qu’on voit dans Viva), la distance émotionnelle qu’on ressent à la vision du film (essentiellement provoqué par le jeu des acteurs aux expressions et au langage corporel très simplifiés ainsi qu’à l’élocution étonnamment artificielle), le travail saisissant sur la couleur dont les tons forcés éclatent à chaque instant et sur la composition visuelle des plans, qui pourraient souvent passer, isolés dans des captures, pour des images photographiques ou picturales venues tout droit du Pop Art… tous ces éléments conjugués donnent au film sa surprenante identité. Viva explore encore plus loin la voie du post-modernisme (car c’est un exemple parfait de film post-moderne) que Far from Heaven de Todd Haynes, un film avec lequel il a bien des points communs. Mais alors que Far from Heaven conservait une charge émotionnelle qui lui faisait garder un pied dans le genre du mélodrame Fifties auquel il rendait hommage, Viva ne cherche à conserver que l’essence des films d’exploitation des Seventies : il en dépiaute tous les éléments et nous les présente, froidement disséqués, dans une vitrine de verre.
La première vision de Viva n’est donc pas forcément une expérience réussie : le film n’est pas du tout celui auquel on serait en droit de s’attendre. Ce n’est pas un film de Sexploitation, c’est une réflexion sur les codes de la Sexploitation ; ce n’est pas un pastiche des films du début des années 70, c’est un travail d'étude sur ces films. Et avant tout, ce n’est pas un film de fiction, c’est un film conceptuel : une nuance de genre qui a une sacrée importance. Une fois qu’on a compris et accepté ce point de vue, Viva devient une œuvre vraiment passionnante en plus d’être totalement originale. Un petit défaut cependant : d’une durée de deux heures, le film est un peu long (les meilleurs concepts sont toujours les plus courts) et n'aurait pas souffert de quelques coupes.
La fantasque Anna Biller (une américaine au physique par ailleurs très étonnant, mélange probable d’asiatique et de caucasien mâtiné d'hispanique) dont Viva est le premier long-métrage après une série de courts, a pris un gros risque avec son étrange projet et c’est tout à son honneur. Archétype du film indépendant, il n’aura pas eu la primeur d’une distribution globale mais semble avoir acquis une réputation flatteuse dans les festivals qui l’ont projeté. A terme, Viva pourrait bien devenir un film-culte et/ou entrer dans les collections de musées d’art contemporain, ce qui serait après tout un sort mérité. Pour le spectateur qui le découvre aujourd’hui en DVD, la première surprise (et déception) passées, c’est l’hallucinante reconstitution de l’esprit et de l’identité visuelle des films des années Pop qui s’impose. En regardant la bande-annonce du film, seul un œil bien exercé peut dire s’il s’agit d’un film du début des années 70 ou d’un film actuel : la longue traque aux objets vintage à laquelle Anna Biller s’est livrée avant de commencer à tourner s’est avérée payante. Peu de films à ma connaissance ont réussi à aller aussi loin dans la restitution de l'esprit d'une époque. A plus d'un titre, Viva est vraiment drôle de création qui, sous l'apparence d'un film, cache en fait une performance.
15 mars 2009
Dear Zachary (Kurt Kuenne, 2008)
Dear Zachary est un documentaire exceptionnel qui a bouleversé le public de tous les festivals dans lesquels il est passé. C'est aussi une nouvelle démonstration qu’en matière d’histoires, la vie réelle est plus inventive et imprévisible que les talents réunis de tous les scénaristes d’ici et d’ailleurs.
Le 5 novembre 2001, Andrew Bagby fut assassiné à l’âge de 28 ans sur un parking rural de Pennsylvanie par une de ses ex-petites amies, Shirley Turner, âgée de 40 ans. Celle-ci s’enfuit peu après en Terre-Neuve (Canada) pour échapper à la justice américaine. Depuis le Canada, Shirley Turner fit savoir aux parents d’Andrew qu’elle était enceinte de leur fils décédé. Rattrapée par la justice et placée en détention, elle fut rapidement libérée sous caution en attente de son procès et accoucha d’un petit Zachary. Les parents d’Andrew Bagby (et donc les grands-parents de Zachary) vendirent tous leurs biens aux Etats-Unis pour venir s’installer en Terre-Neuve afin de se rapprocher de leur petit-fils et d’essayer d’en obtenir la garde alternée, si ce n'est complète. Pour cela, ils durent accepter les rencontres au quotidien avec la mère de leur seul petit-enfant qui était aussi la meurtrière de leur fils unique…
Le réalisateur du documentaire, Kurt Kuenne, décida de consacrer un film à Andrew Bagby quelques jours seulement après la mort de celui-ci : meilleurs amis depuis l'enfance, ils avaient grandi ensemble, été au même collège et partagé les bons comme les moins bons moments de la vie. Cinéaste amateur, Kurt Kuenne avait chez lui des dizaines de petits films familiaux et de fiction que lui et Andrew Bagby avaient faits depuis qu’ils étaient adolescents. La première idée de Kurt était de faire un film en mémoire d’Andrew, pour sa famille, ses amis et ses collègues de travail. Un film hommage doublé d'un travail de deuil. Au cours de la fabrication de ce premier projet, la fuite de Shirley Turner, l’annonce de sa grossesse et le déménagement des parents d’Andrew firent évoluer le film vers d’autres buts : il devenait une enquête à charge sur Shirley Turner et un témoignage sur le courage et la volonté exemplaires des futurs grands-parents de récupérer le bébé à venir. A la naissance du petit garçon, Kurt décida de construire son film comme une lettre à l’enfant pour lui raconter qui avait été son père et ce que ses grands-parents avaient fait pour lui. D’où le titre final du film: Dear Zachary, a Letter to a Son about his Father. Les événements qui devaient suivre allaient cependant orienter le film vers une autre dimension, totalement impensable au début du projet.
Première réalisation de Kurt Kuenne, Dear Zachary est perçu sous des angles multiples par le spectateur qui ne connaît à priori pas les détails de l’histoire : c’est le portrait en kaléidoscope d’un homme jeune, brillant et sympathique, aimé de tous ceux qui l’avaient rencontré ; c’est une ode à l’amitié partagée entre deux copains du même âge (dont l’un n’est plus là) ; c’est un cri de révolte contre une meurtrière et contre le système judiciaire canadien qui la laisse en liberté ; c’est une déclaration d’amour à un enfant et à ses grands-parents ; c’est un film-somme qui est le dernier de ceux que Kurt et Andrew réalisaient depuis des années pour s’amuser et par passion pour le cinéma. Réalisé dans l’urgence et le besoin d’exprimer une émotion écrasante, Dear Zachary est construit comme un drame humain (qui s’approche parfois du mélodrame tant les tournants de l’histoire sont spectaculaires) avec tous les moyens du cinéma de témoignage : les interviews des amis et collègues d’Andrew, les photos et films de famille, les extraits de news télévisées, les coupures de presse, les enregistrements audio de répondeurs téléphoniques… Le montage image et son est très rapide, avec des superpositions des prises de parole, des allers-retours entre le passé (les films de famille et les courts-métrages amateurs) et le présent (les voyages du réalisateur sur les traces de son ami et l’évolution au jour le jour des événements) et des moments de tension surprenants, comme ces cris de colère du grand-père qui reviennent à intervalles réguliers lors de ses interventions.
Petit-à-petit, le portrait des principaux protagonistes de l’histoire se précise : Andrew Bagby était un meneur jovial et un jeune médecin plein de promesses ; Shirley Turner une femme profondément perturbée, sans doute psychotique ; les parents d’Andrew des modèles de courage et de volonté ; le petit Zachary un enfant comme les autres doté d’une ressemblance frappante avec son père. Les autres protagonistes sont esquissés de quelques traits mais ouvrent des abîmes de perplexité dans l’esprit des spectateurs, comme ce juge canadien qui accepte de remettre Shirley Turner en liberté sous caution « compte-tenu qu’elle est soupçonnée d'avoir tué la seule personne qu’elle voulait tuer et qu’à ce titre, elle ne constitue en aucun cas un danger pour la société au sens général » ou encore ce psychiatre qui a versé la caution nécessaire à la sortie de prison de sa patiente. Et derrière la caméra, c'est le portrait d'un réalisateur qui fait un film qui lui est absolument nécessaire et qui voit le sol s’ouvrir sous ses pieds au fur et à mesure des tournants imprévisibles que prend l’histoire qu’il voulait raconter.
Je ne dévoilerai pas la fin du film (il est important de découvrir Dear Zachary en en sachant le moins possible pour que sa charge émotionnelle dégage toute sa puissance), mais je peux dire que lorsque le générique final apparaît, tout spectateur normalement constitué ne peut qu’être lessivé par l’histoire qui lui a été racontée en 95 minutes. Dear Zachary n’est pas Fatal Attraction : c’est un documentaire extraordinaire, dans son fond et dans sa forme. C’est aussi une tragédie, au sens antique du terme, et l’un des plus forts témoignages d’amour, d’amitié et de colère que j’aie pu voir sur un écran. Voyez-le dès que vous le pouvez.
Dear Zachary vient de sortir en DVD aux USA chez Oscilloscope. C’est un Z0 à la qualité irréprochable (sous-titres anglais optionnels).
Le 5 novembre 2001, Andrew Bagby fut assassiné à l’âge de 28 ans sur un parking rural de Pennsylvanie par une de ses ex-petites amies, Shirley Turner, âgée de 40 ans. Celle-ci s’enfuit peu après en Terre-Neuve (Canada) pour échapper à la justice américaine. Depuis le Canada, Shirley Turner fit savoir aux parents d’Andrew qu’elle était enceinte de leur fils décédé. Rattrapée par la justice et placée en détention, elle fut rapidement libérée sous caution en attente de son procès et accoucha d’un petit Zachary. Les parents d’Andrew Bagby (et donc les grands-parents de Zachary) vendirent tous leurs biens aux Etats-Unis pour venir s’installer en Terre-Neuve afin de se rapprocher de leur petit-fils et d’essayer d’en obtenir la garde alternée, si ce n'est complète. Pour cela, ils durent accepter les rencontres au quotidien avec la mère de leur seul petit-enfant qui était aussi la meurtrière de leur fils unique…
Le réalisateur du documentaire, Kurt Kuenne, décida de consacrer un film à Andrew Bagby quelques jours seulement après la mort de celui-ci : meilleurs amis depuis l'enfance, ils avaient grandi ensemble, été au même collège et partagé les bons comme les moins bons moments de la vie. Cinéaste amateur, Kurt Kuenne avait chez lui des dizaines de petits films familiaux et de fiction que lui et Andrew Bagby avaient faits depuis qu’ils étaient adolescents. La première idée de Kurt était de faire un film en mémoire d’Andrew, pour sa famille, ses amis et ses collègues de travail. Un film hommage doublé d'un travail de deuil. Au cours de la fabrication de ce premier projet, la fuite de Shirley Turner, l’annonce de sa grossesse et le déménagement des parents d’Andrew firent évoluer le film vers d’autres buts : il devenait une enquête à charge sur Shirley Turner et un témoignage sur le courage et la volonté exemplaires des futurs grands-parents de récupérer le bébé à venir. A la naissance du petit garçon, Kurt décida de construire son film comme une lettre à l’enfant pour lui raconter qui avait été son père et ce que ses grands-parents avaient fait pour lui. D’où le titre final du film: Dear Zachary, a Letter to a Son about his Father. Les événements qui devaient suivre allaient cependant orienter le film vers une autre dimension, totalement impensable au début du projet.
Première réalisation de Kurt Kuenne, Dear Zachary est perçu sous des angles multiples par le spectateur qui ne connaît à priori pas les détails de l’histoire : c’est le portrait en kaléidoscope d’un homme jeune, brillant et sympathique, aimé de tous ceux qui l’avaient rencontré ; c’est une ode à l’amitié partagée entre deux copains du même âge (dont l’un n’est plus là) ; c’est un cri de révolte contre une meurtrière et contre le système judiciaire canadien qui la laisse en liberté ; c’est une déclaration d’amour à un enfant et à ses grands-parents ; c’est un film-somme qui est le dernier de ceux que Kurt et Andrew réalisaient depuis des années pour s’amuser et par passion pour le cinéma. Réalisé dans l’urgence et le besoin d’exprimer une émotion écrasante, Dear Zachary est construit comme un drame humain (qui s’approche parfois du mélodrame tant les tournants de l’histoire sont spectaculaires) avec tous les moyens du cinéma de témoignage : les interviews des amis et collègues d’Andrew, les photos et films de famille, les extraits de news télévisées, les coupures de presse, les enregistrements audio de répondeurs téléphoniques… Le montage image et son est très rapide, avec des superpositions des prises de parole, des allers-retours entre le passé (les films de famille et les courts-métrages amateurs) et le présent (les voyages du réalisateur sur les traces de son ami et l’évolution au jour le jour des événements) et des moments de tension surprenants, comme ces cris de colère du grand-père qui reviennent à intervalles réguliers lors de ses interventions.
Petit-à-petit, le portrait des principaux protagonistes de l’histoire se précise : Andrew Bagby était un meneur jovial et un jeune médecin plein de promesses ; Shirley Turner une femme profondément perturbée, sans doute psychotique ; les parents d’Andrew des modèles de courage et de volonté ; le petit Zachary un enfant comme les autres doté d’une ressemblance frappante avec son père. Les autres protagonistes sont esquissés de quelques traits mais ouvrent des abîmes de perplexité dans l’esprit des spectateurs, comme ce juge canadien qui accepte de remettre Shirley Turner en liberté sous caution « compte-tenu qu’elle est soupçonnée d'avoir tué la seule personne qu’elle voulait tuer et qu’à ce titre, elle ne constitue en aucun cas un danger pour la société au sens général » ou encore ce psychiatre qui a versé la caution nécessaire à la sortie de prison de sa patiente. Et derrière la caméra, c'est le portrait d'un réalisateur qui fait un film qui lui est absolument nécessaire et qui voit le sol s’ouvrir sous ses pieds au fur et à mesure des tournants imprévisibles que prend l’histoire qu’il voulait raconter.
Je ne dévoilerai pas la fin du film (il est important de découvrir Dear Zachary en en sachant le moins possible pour que sa charge émotionnelle dégage toute sa puissance), mais je peux dire que lorsque le générique final apparaît, tout spectateur normalement constitué ne peut qu’être lessivé par l’histoire qui lui a été racontée en 95 minutes. Dear Zachary n’est pas Fatal Attraction : c’est un documentaire extraordinaire, dans son fond et dans sa forme. C’est aussi une tragédie, au sens antique du terme, et l’un des plus forts témoignages d’amour, d’amitié et de colère que j’aie pu voir sur un écran. Voyez-le dès que vous le pouvez.
Dear Zachary vient de sortir en DVD aux USA chez Oscilloscope. C’est un Z0 à la qualité irréprochable (sous-titres anglais optionnels).
12 février 2009
Cannibal (Marian Dora, 2005)
Vous vous souvenez peut-être de ce fait divers allemand de 2001 : deux hommes se rencontrèrent par une petite annonce sur Internet. L’un voulait goûter de la chair humaine et l’autre lui avait proposé ses services. Le cannibale coule aujourd’hui ses jours en prison, quant à l’autre… Cette histoire vraie, connue sous le nom d’Affaire du cannibale de Rothenburg, a donné naissance en 2005 à un film qui fait sans doute faire partie de la liste des films les plus éprouvants de l’histoire du cinéma : Cannibal, dont le titre a le mérite d’annoncer la couleur.
Le générique de Cannibal se déroule sur les images d’illustrations anciennes de contes pour enfants avec une voix de femme qui en lit quelques extraits (des contes du genre « ogre » plus que « princesse », cela va sans dire). Le cannibale aurait-il été traumatisé dans son enfance par les vieux contes germaniques ? Ce début en psychanalyse de comptoir peut laisser dubitatif. Puis le film commence, scindé en trois parties qui font intervenir uniquement les deux acteurs interprétant le cannibale et sa victime consentante : la rencontre des deux hommes ; leurs jeux sexuels et la mort de l’un ; les préparations culinaires et les repas de l’autre.
Pour son premier film, le réalisateur allemand Marian Dora (qui l'a par ailleurs aussi écrit, photographié et monté) a choisi une identité visuelle qui passe du réalisme à l’expressionnisme, une fois l’effet littéraire de la séquence du générique passé. Des bâtiments et des espaces verts du bourg dans lequel se déroule l’action, filmés comme dans un documentaire sociologique, aux premières scènes dans la maison du cannibale, tout est baigné d’une lumière blafarde qui rappelle les grands moments de la série Derrick et semble exprimer la froide normalité de ce coin d’Allemagne provinciale. Les bougies font toutefois leur apparition lorsque les jeux pervers des deux hommes commencent : la lumière se fait alors plus chaude et le clair-obscur s’empare de l’écran, laissant d’impressionnantes zones de pénombre dans lesquelles on distingue des choses effroyables. Le travail sur le son est très soigné, passant du naturalisme des débuts aux effets de distorsion et d’assourdissement de la seconde moitié. Le dialogue est réduit au minimum, les deux hommes ne s’étant évidemment pas rencontrés pour faire la conversation. Mi-exploitation, mi-cinéma expérimental, ce Cannibal fait parfois penser au Sombre de Philippe Grandieux, un autre film profondément dérangeant.
Les deux acteurs (Victor Brandl qui interprète Bernd Brandes, la victime dit « la Chair » et Carsten Frank, qui interprète Armin Meiwes, le cannibale dit « l’Homme »), aux physiques plus que communs, jouent la carte du réalisme et vont très loin dans la représentation des actes sexuels et de l’extrême-violence, retrouvant en cela un peu de l’esprit des Actionnistes viennois de la fin des années 60, ces artistes du Happening menés par Otto Muehl et qui provoquèrent en leur temps des scandales mémorables. Dans Cannibal, film de fiction où tout est évidemment simulé, le placement de la caméra, l’éclairage et la qualité des « effets spéciaux » arrivent souvent à faire douter le spectateur, ce qui renforce le malaise.
Le scénario est très malin, offrant à l’horreur un moment de répit au moment où on ne l’attend pas (après le sectionnement du pénis de la victime, le cannibale semble se rendre compte de la folie de la situation et arrête son travail alors que l’autre lui demande de continuer) pour mieux reprendre quelques minutes plus tard, dans une escalade de scènes gores indescriptibles où rien n’est épargné au spectacteur. Pour donner une idée du réalisme des scènes qui suivent la mort de « la Chair », il suffit de dire que le réalisateur a fait subir à une cadavre de porc, utilisé pour les besoins de la chose, tout ce qu’un boucher amateur pourrait lui faire subir dans l’éventration, le dépeçage et l’équarrissage. Et que les scènes de repas dans la toute dernière partie du film commencent là où celles de Massacre à la Tronçonneuse finissent. Le tout montré sans hystérie ni effets clinquants mais avec une placidité et une méticulosité qui font froid dans le dos. Il faut bien les chercher, mais il y a aussi quelques traces d’un humour très cynique dans Cannibal, comme ces scènes qui ouvrent et ferment le film, quand le cannibale croise dans un parc public près de chez lui une classe d’écoliers en promenade-nature ou encore la longue scène de fabrication du boudin noir…
Si l’histoire est racontée du point de vue privilégié du cannibale, on se rend vite compte que celui-ci n’en est pas le personnage principal mais qu’il est dominé par sa future victime, qui lui donne l’un après l’autre les ordres des actions à effectuer (jusqu’à un certain moment, où il ne peut plus, pour une raison toute simple – il est mort - lui en donner aucun). Le premier procès qui a suivi les événements racontés par le film a d’ailleurs focalisé une partie de ses débats sur le fait que la victime était consentante, composante essentielle de l’originalité totale de ce fait divers. Débats appuyés par les vidéos que les deux hommes avaient faites de leurs activités dérangées. On imagine l'ambiance des audiences… Le film de Marian Dora, si on veut le voir au-delà de l’horreur, est aussi une réflexion intéressante sur les rôles dominant-dominé dans une relation sado-masochiste absolument exemplaire. C’est aussi en vrac un film d’horreur, une métaphore sur le désir sexuel (en l’occurrence ici, homosexuel, même si les deux hommes ne sont pas fomellement identifiés comme tels), une étude de psychopathologie, une expérience cinématographique.
Le cinéma allemand (et plus généralement l’art allemand moderne et contemporain) n’est pas avare en provocations destinées à interpeller le bourgeois. Cannibal en est un exemple extrême parmi d’autres. La diffusion très restreinte du film, qui est d’ailleurs interdit en Allemagne depuis sa sortie (et encore à ce jour), le réserve au circuit des festivals de cinéma d’horreur ou alternatif, où il semble provoquer des réactions très contrastées d’admiration ou de répulsion (cf. IMDb). Cannibal pose des questions importantes, pas tant sur la création cinématographique (un film comme celui-ci étant une imitation du réel, on reste dans le domaine de la création artistique et de la liberté d’expression) que sur les motivations profondes qui poussent le spectateur à vouloir voir un tel film en salle ou en DVD. Pour ma part, c’est sans doute la curiosité qui l’emporté. Sans doute. Cannibal est un film extrême que je ne suis pas mécontent d’avoir vu, un film qui fait passer Salo de Pasolini pour de la guimauve (comme l’a par ailleurs fait remarquer un critique). C'est un film difficile et barbare auquel on a le droit de préférer La Mélodie du Bonheur, ses nurses, ses nonnes et ses nazis.
DVD Z1 chez Unearthed Films. Format 1:85. Image granuleuse d’origine. Très bons son et image.
Le générique de Cannibal se déroule sur les images d’illustrations anciennes de contes pour enfants avec une voix de femme qui en lit quelques extraits (des contes du genre « ogre » plus que « princesse », cela va sans dire). Le cannibale aurait-il été traumatisé dans son enfance par les vieux contes germaniques ? Ce début en psychanalyse de comptoir peut laisser dubitatif. Puis le film commence, scindé en trois parties qui font intervenir uniquement les deux acteurs interprétant le cannibale et sa victime consentante : la rencontre des deux hommes ; leurs jeux sexuels et la mort de l’un ; les préparations culinaires et les repas de l’autre.
Pour son premier film, le réalisateur allemand Marian Dora (qui l'a par ailleurs aussi écrit, photographié et monté) a choisi une identité visuelle qui passe du réalisme à l’expressionnisme, une fois l’effet littéraire de la séquence du générique passé. Des bâtiments et des espaces verts du bourg dans lequel se déroule l’action, filmés comme dans un documentaire sociologique, aux premières scènes dans la maison du cannibale, tout est baigné d’une lumière blafarde qui rappelle les grands moments de la série Derrick et semble exprimer la froide normalité de ce coin d’Allemagne provinciale. Les bougies font toutefois leur apparition lorsque les jeux pervers des deux hommes commencent : la lumière se fait alors plus chaude et le clair-obscur s’empare de l’écran, laissant d’impressionnantes zones de pénombre dans lesquelles on distingue des choses effroyables. Le travail sur le son est très soigné, passant du naturalisme des débuts aux effets de distorsion et d’assourdissement de la seconde moitié. Le dialogue est réduit au minimum, les deux hommes ne s’étant évidemment pas rencontrés pour faire la conversation. Mi-exploitation, mi-cinéma expérimental, ce Cannibal fait parfois penser au Sombre de Philippe Grandieux, un autre film profondément dérangeant.
Les deux acteurs (Victor Brandl qui interprète Bernd Brandes, la victime dit « la Chair » et Carsten Frank, qui interprète Armin Meiwes, le cannibale dit « l’Homme »), aux physiques plus que communs, jouent la carte du réalisme et vont très loin dans la représentation des actes sexuels et de l’extrême-violence, retrouvant en cela un peu de l’esprit des Actionnistes viennois de la fin des années 60, ces artistes du Happening menés par Otto Muehl et qui provoquèrent en leur temps des scandales mémorables. Dans Cannibal, film de fiction où tout est évidemment simulé, le placement de la caméra, l’éclairage et la qualité des « effets spéciaux » arrivent souvent à faire douter le spectateur, ce qui renforce le malaise.
Le scénario est très malin, offrant à l’horreur un moment de répit au moment où on ne l’attend pas (après le sectionnement du pénis de la victime, le cannibale semble se rendre compte de la folie de la situation et arrête son travail alors que l’autre lui demande de continuer) pour mieux reprendre quelques minutes plus tard, dans une escalade de scènes gores indescriptibles où rien n’est épargné au spectacteur. Pour donner une idée du réalisme des scènes qui suivent la mort de « la Chair », il suffit de dire que le réalisateur a fait subir à une cadavre de porc, utilisé pour les besoins de la chose, tout ce qu’un boucher amateur pourrait lui faire subir dans l’éventration, le dépeçage et l’équarrissage. Et que les scènes de repas dans la toute dernière partie du film commencent là où celles de Massacre à la Tronçonneuse finissent. Le tout montré sans hystérie ni effets clinquants mais avec une placidité et une méticulosité qui font froid dans le dos. Il faut bien les chercher, mais il y a aussi quelques traces d’un humour très cynique dans Cannibal, comme ces scènes qui ouvrent et ferment le film, quand le cannibale croise dans un parc public près de chez lui une classe d’écoliers en promenade-nature ou encore la longue scène de fabrication du boudin noir…
Si l’histoire est racontée du point de vue privilégié du cannibale, on se rend vite compte que celui-ci n’en est pas le personnage principal mais qu’il est dominé par sa future victime, qui lui donne l’un après l’autre les ordres des actions à effectuer (jusqu’à un certain moment, où il ne peut plus, pour une raison toute simple – il est mort - lui en donner aucun). Le premier procès qui a suivi les événements racontés par le film a d’ailleurs focalisé une partie de ses débats sur le fait que la victime était consentante, composante essentielle de l’originalité totale de ce fait divers. Débats appuyés par les vidéos que les deux hommes avaient faites de leurs activités dérangées. On imagine l'ambiance des audiences… Le film de Marian Dora, si on veut le voir au-delà de l’horreur, est aussi une réflexion intéressante sur les rôles dominant-dominé dans une relation sado-masochiste absolument exemplaire. C’est aussi en vrac un film d’horreur, une métaphore sur le désir sexuel (en l’occurrence ici, homosexuel, même si les deux hommes ne sont pas fomellement identifiés comme tels), une étude de psychopathologie, une expérience cinématographique.
Le cinéma allemand (et plus généralement l’art allemand moderne et contemporain) n’est pas avare en provocations destinées à interpeller le bourgeois. Cannibal en est un exemple extrême parmi d’autres. La diffusion très restreinte du film, qui est d’ailleurs interdit en Allemagne depuis sa sortie (et encore à ce jour), le réserve au circuit des festivals de cinéma d’horreur ou alternatif, où il semble provoquer des réactions très contrastées d’admiration ou de répulsion (cf. IMDb). Cannibal pose des questions importantes, pas tant sur la création cinématographique (un film comme celui-ci étant une imitation du réel, on reste dans le domaine de la création artistique et de la liberté d’expression) que sur les motivations profondes qui poussent le spectateur à vouloir voir un tel film en salle ou en DVD. Pour ma part, c’est sans doute la curiosité qui l’emporté. Sans doute. Cannibal est un film extrême que je ne suis pas mécontent d’avoir vu, un film qui fait passer Salo de Pasolini pour de la guimauve (comme l’a par ailleurs fait remarquer un critique). C'est un film difficile et barbare auquel on a le droit de préférer La Mélodie du Bonheur, ses nurses, ses nonnes et ses nazis.
DVD Z1 chez Unearthed Films. Format 1:85. Image granuleuse d’origine. Très bons son et image.
7 février 2009
Rescue Dawn (Werner Herzog, 2006)
Werner Herzog n'a-t-il pas la carrière la plus atypique, rigoureuse et logique du cinéma des 40 dernières années ? Oui, cela fait maintenant plus de 40 ans que le réalisateur globe-trotteur allemand nous offre ses visions cinématographiques uniques et inclassables. Entre documentaires subjectifs, grandes fresques suicidaires, films à priori alimentaires et délires sur pellicule, il s'est frayé un sinueux chemin dans la jungle filmique que personne n'avait jamais emprunté avant lui (et sur lequel personne ne semble vouloir s'aventurer à sa suite).
En voyant Rescue Dawn, son dernier film "hollywoodien", j'ai souvent pensé à Objective Burma et autres grands classiques du ciné de guerre/aventures dans la jungle des années 40. L'histoire de ce petit groupe de soldats tombé par accident au Laos pendant Guerre du Vietnam, fait prisonnier dans les geôles du cruel ennemi et travaillant pendant tout le film à préparer et mettre en oeuvre son évasion n'a rien que de bien conventionnel sur le papier. Seulement, Werner Herzog étant qui il est, sa mise en images de l'histoire offre son lot de surprises et de licences poétiques, qui transcendent le matériel de départ.
La longue séquence d'ouverture avec les images d'archives couleur (couleurs d'ailleurs retravaillées à la saturation en post-production) de bombardements de la campagne vietnamienne par les avions US, au ralenti et sur une musique lancinante, est sublime. Ou comment s'approprier des images d'archives de l'armée et les transformer en une pure expérience cinématographique : dès le début, c'est Herzog à son meilleur, qui m'a rappelé son incroyable Lessons of Darkness, le documentaire sur les puits de pétrole en feu lors de la première Guerre du Golfe et véritable survol des paysages de l'Enfer de Dante.
Tout au long du film, les cadrages et les mouvements de caméra sont splendides dans leur fluidité, leur scope et le travail sur la couleur est un émerveillement (ces chemins de terre rouge dans la végétation vert acide !). L'influence de la peinture allemande des contes et légendes du XIXe siècle (celle de peintres comme von Schwind, l'un des favoris de Louis II de Bavière) est sensible et confère aux images une résonance aux limites du fantastique : le film est un film d'aventures mais c'est de toute évidence aussi un conte germanique... dans la jungle du sud-est asiatique.
Christian Bale est totalement dans son rôle (même trop peut-être, les excès habituels de l'acteur dans son appropriation physique de ses personnages interroge sur la frontière du jeu et de la folie, mais Herozg n'avait-il pas autrefois trouvé comme alter-ego Klaus Kinski, indépassable dans le genre ?). Sa transformation au cours du film est saisissante. Steve Zahn qui joue son compagnon de fuite est encore meilleur, c'est dire le niveau atteint par les acteurs (et sans doute le niveau d'exigence qui leur a été imposé par Herzog). Tout film d'Herzog, c'est connu, est un chemin de croix pour ses participants.
La description des cruels Laotiens est franchement raciste (ou condescendante), très éloignée de l'humanisme et le PC de rigueur dans les scénarios contemporains, à part dans le John Rambo de Stallone, réalisé presque en même temps et avec lequel Rescue Dawn a plus d'un point commun. Les deux films auraient fait un excellent "double-bill" en un autre temps.
Apparement, le film ne s'est pas fait dans les meilleures conditions (Herzog voulait faire un film d'Herzog et les producteurs un blockbuster) mais son côté batard lui apporte ce petit truc en plus qui le distingue et lui donne son identité. Et la fin du film, avec ses envolées lyriques et patriotiques, ses drapeaux et ses hourras, pourrait faire grincer plus d'une mâchoire. Cette fin, qui serait attendue dans le film d'un autre réalisateur ou dans celui d'une production des années 40, surprend parce qu'elle apparaît ici dans un film d'Herzog, dans lequel on est en droit de ne pas l'attendre. Voulue par Herzog ou imposée par le studio, peu importe : cette fin, quel que soit le sens qu'on lui donne, le message qu'on lui attribue, est, dans le contexte de tout ce qui a précédé (non seulement dans le film lui-même mais dans le corpus global d'Herzog), suprenante et logique à la fois. Paradoxalement et donc absolument herzogienne.
Pour ma part, j'ai pris Rescue Dawn comme un film d'aventures haletant (mais qui se permet bien des moments de respiration, contrepoints et diversions poétiques parfaitement intégrés), formidablement bien mis en scène et joué et qui bénéficie, cerise sur le gâteau, des obsessions de Herzog sur la dissolution de l'Homme dans la Nature, sur les cycles de vie et de mort, sur la folie parfois salvatrice, sur l'amitié des hommes. Ces fils rouges qui tissent tout le travail du réalisateur depuis les années 60.
Plusieurs fois, Rescue Dawn m'a aussi fait penser à ce qui a du arriver à Sean Flynn, le fils d'Errol Flynn (le lien avec Burma est-il anodin?), acteur de série Z reconverti photojournaliste de talent et disparu corps et biens au Vietnam au début des années 70. Le jeune homme blond que Frédéric Mitterrand évoque de si belle façon au début de son livre "Le festival de Cannes". Dans la réalité, malheureusement, la fin ne s'est pas passée comme au cinéma...
Bref, Rescue Dawn est un film de Herzog typique et atypique à la fois : aussi paradoxal et aussi logique que l'ensemble de l'oeuvre de son réalisateur. Un film hollywoodien et germanique. Un film de la surface et de la profondeur. Et j'aime ça.
31 janvier 2009
Angels in America (Mike Nichols, 2004)
Angels in America, un téléfilm de 6 heures réalisé par Mike Nichols, a raflé en 2004 le record de 11 trophées à la cérémonie des Emmy Awards (record précédemment détenu par Racines en 1977 avec 9 trophées). Etait-ce vraiment mérité ?
Ce téléfilm HBO d'un budget colossal de 60 millions de $, tiré de la pièce de théâtre homonyme de Tony Kushner (qui avait reçu le Prix Pulitzer et le principal Tony Award en 1993), raconte les conséquences personnelles et collectives du SIDA dans le parcours de plusieurs américain(e)s de la seconde moitié des années 1980. C'est aussi et surtout un manifeste politique gay et une oeuvre américaine archétypique (faite par et pour les américains).
Le téléfilm (mais compte-tenu de son budget, de son ambition, de ses acteurs et de son réalisateur, on peut le considérer comme un film à part entière) est constitué de deux parties de 3 heures chacune : "Le Millénaire Approche" et "Perestroïka". Le casting, étincelant, est mené par Al Pacino (over the top en avocat à succès homophobe qui se meurt du SIDA), Meryl Streep (trois rôles à elle-seule, dont ceux de la mère mormonne d'un gay mal dans sa peau et... d'un rabbin), Emma Thompson (trois rôles, dont celui d'un Ange hystérique). Streep et Pacino ont remporté un Emmy. Deux révélations : Patrick Wilson (un mormon dans le placard) et Jeffrey Wright (un infirmier flamboyant). Le réalisateur Mike Nichols (Qui a Peur de Virginia Woolf, Catch-22, Le Lauréat) a aussi reçu un Emmy.
Angels in America (Emmy du meilleur Téléfilm), dont le scénario a été écrit par Tony Kushner lui-même (un Emmy aussi), mélange tous les genres : c'est un drame, un mélodrame, un film fantastique, un pamphlet politique, un manifeste social, sexuel, culturel et religieux, une fable, un conte de fées (ou de sorcières)... La dizaine de personnages principaux (des gays principalement et quelques femmes périphériques) se croisent, se perdent, se recroisent, vivent, meurent ou survivent. Au début, les méandres du film peuvent faire craindre un fourre-tout de la pire espèce. Il faut avouer que c'est un peu ça. La structure du scénario, tiré d'une pièce très bavarde, est d'une impressionnante complexité : la fin du film essaye de raccorder ensemble toutes les pièces du puzzle sans y parvenir complètement. Beaucoup d'effets spéciaux (plus ou moins réussis) et de très nombreux clins d'oeil à l'histoire du cinéma (notamment les "women's pictures" de Davis et Crawford et au Musical) en font une expérience visuelle assez étonnante. Hommage probable à la France, les références à Jean Cocteau sont très présentes.
Evidemment, Angels in America sera loin de plaire à tout le monde, notamment en France où ce genre de méli-mélo n'a jamais été apprécié (on pourra aussi lui reprocher sa démesure baroque, l'utilisation abusive de la musique, les métamorphoses de Meryl Streep, l'outrance d'Emma Thompson en Ange...). Il y a aussi un écueil, assassin : le texte foisonnant qui devient vite épuisant et qui tient assez souvent l'émotion du sujet à distance. La toute dernière scène, elle, est vraiment bouleversante, mais comment pourrait-il en être autrement ?
Malgré ses quelques défauts, il faut saluer le projet fou d'Angels in America. Produite par la chaîne HBO (Six Feet Under, Les Sopranos, Sex & the City...), voilà une oeuvre télévisuelle audacieuse dans son thème et sa forme qui n'a rien à envier aux films à thèse du grand écran. Une fresque puissante, baroque et littéraire qui part de l'histoire de quelques individus pour dresser un portrait de la résilience de l'Humanité.
L'homosexualité au cinéma (Didier Roth-Bettoni, 2007)
L'Homosexualité au Cinéma de Didier Roth-Bettoni est, vingt-trois ans après L'Homosexualité à l'Ecran de Bertrand Philbert (paru en 1984), le second livre majeur en français consacré au sujet et un travail impressionnant de compilation, de recherche et d'analyse qui rattrape le retard des gender-studies cinématographiques françaises par rapport aux anglo-saxonnes. Ce sont 750 pages très denses (avec 600 illustrations de petites dimensions en N&B) qui font le point sur la représentation de l'homosexualité - masculine et féminine - dans les films entre les débuts du cinéma et 2006. La structure du livre est très inspirée par celle du fameux The Celluloid Closet de Vito Russo (1981), qui lui, ne traitait quasi exclusivement que du cinéma hollywoodien. Dans L'Homosexualité au Cinéma, l'auteur va beaucoup plus loin, étudiant outre le cinéma d'Amérique du Nord (USA et Canada), les productions des autres régions du monde (Europe surtout mais aussi Amérique du Sud, Asie, Afrique, Pacifique et Proche-Orient). Le cinéma français et britannique sont particulièrement bien représentés.
Le livre est divisé en 4 grands chapitres chronologiques, aux titres assez parlants :
- Les années folles (1895-1934) : près de 40 pages
- Les années du placard (1935-1959) : 80 pages
- Les années militantes (1960-1979) : près de 190 pages
- Les années de la visibilité (depuis 1980) : plus de 300 pages
+ une chronologie, une introduction, une conclusion, une liste commentée de 100 films emblématiques, un index des noms, un index de titres et une bibliographie assez complète.
Les quelque 5.000 films (!) mentionnés sont replacés dans le contexte politique et social de leur époque, de leur thématique individuelle et point de vue, de leur réception par la critique et le public, de leurs forces et faiblesses. Les grands classiques y sont tous, sans exception, du Autre que les Autres (Oswald, 1919) - "Différent des Autres" aurait été une meilleure traduction - à Brokeback Mountain (Lee, 2005) et même quelques autres plus récents mais il y a aussi un très grand nombre de titres obscurs qui retrouvent la lumière. Les réalisateurs, acteurs, scénaristes... homosexuels sont également étudiés au fil du texte. Un certain nombre de courts inserts traitent de thématiques particulières ("Portraits générationnels", "Rock Hudson", "Quand la télé s'en mêle", "Vocabulaire"...). Le porno est mentionné mais n'entre pas dans le champ d'étude du livre. L'auteur, qui est journaliste et critique de cinéma, pose un regard objectif sur les films dont il parle tout en gardant un arrière-plan discrètement militant, parfaitement dosé (ce qui n'était pas évident).
Le livre est très bien écrit - dans un style limpide et pas du tout nombriliste - et se lit facilement, mais compte-tenu de son volume, il est plutôt du genre à être parcouru non pas dans l'ordre mais au gré de l'humeur, de la curiosité ou de l'intérêt du lecteur. Un petit bémol : les titres des films sont uniquement les titres français (ça aurait été mieux d'avoir aussi les titres originaux). L'Homosexualité au Cinéma est une somme impressionnante (qui a du demander de longues années de travail) qui sera sans doute, pour les années à venir, la référence absolue en français sur le sujet. C'est aussi, dans une certaine mesure, un parcours dans l'histoire de la chose politique, du tabou et de la censure au cinéma. Il apprend plein de choses, donne envie de découvrir pleins de films et d'en revoir beaucoup d'autres avec un oeil neuf. Il intéressera évidemment en premier lieu les gays et les lesbiennes mais les cinéphiles hétéros y trouveront aussi leur compte grâce à l'intelligence du point de vue de l'auteur qui a su éviter tout prosélytisme. Un livre dense car super-documenté, mais vraiment passionnant. Bref, une réussite.
Editions La Musardine / 34.90 Euros (ce qui n'est pas très cher compte-tenu de son contenu quasi-encyclopédique).
Libellés :
2000-2009,
Homosexualité au cinéma L,
Livres
Capitaine Sky et le Monde de Demain (Kerry Conran, 2004)
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Jude Law est le Capitaine Sky, qui vole littéralement sur les traces du méchant Dr Totenkopf (un Laurence Olivier d'archives tripatouillées) en compagnie de la journaliste Gwyneth Paltrow et aidé (discrètement) de Giovanni Ribisi et d'Angelina Jolie. Ils affrontent des robots, des dinosaures, des sortes de nazis, des savants fous en traversant tous les paysages possibles, dans les airs, sur terre et sous les eaux...
Mais l'histoire n'a strictement aucune importance : ce qui compte, c'est le fun, les références et les effets spéciaux. Question visuels, on en prend vraiment plein les yeux pendant 1h45. Le film revisite avec une avalanche d'effets spéciaux, la plupart stupéfiants et d'autres volontairement dépassés (rear-projection, mate-painting...), le principe des sérials américains des années 30 et 40. Tout en citant des dizaines et des dizaines de classiques du ciné d'aventures et de s-f. On y retrouve pêle-mêle et j'en oublie plein : King-Kong, Metropolis, L'Empire Contre-Attaque, Horizons Perdus, James Bond, Le Choc des Mondes, Jurassic Park, Hell's Angels, 20.000 Lieues sous les Mers, Independance Day, La Guerre des Mondes, Buck Rogers, Flash Gordon, Indiana Jones, Abyss, Batman... et même Le Magicien d'Oz et Casablanca. Un des grands bonheurs du film est le fait de se dire à chaque moment : "Tiens, cette phrase vient de La Soif du Mal, cette scène de La Guerre des Etoiles".
Le style début des Années 40 et la tonalité sépia/bichrome qui assurent sa cohérence à ce patchwork indescriptible sont un vrai régal. De toute évidence, le réalisateur et les acteurs (qui ont uniquement travaillé devant un fond bleu) s'en sont donnés à coeur joie - même si Gwyneth est un peu figée - et la bonne humeur qui les anime se transmet au spectateur pour peu que celui-ci soit prêt à jouer le jeu. Alors peu importe la légèreté frustrante du scénario et l'inexistence psychologique des personnages : Capitaine Sky et le Monde de Demain est un vrai film pop-corn pour cinéphiles (ce qui doit expliquer son relatif échec aux USA comme ailleurs : le film n'a pas su trouver son public), qui ne s'encombre d'aucun scrupule pour parvenir à ses fins. Nous distraire, nous étonner techniquement et nous faire passer un excellent moment de délire rétro-fantaisiste.
Gag final très rapide mais très drôle qui ne devrait pas manquer de mettre le sourire aux lèvres de chaque spectateur (la tête de Gwyneth !). J'ai vraiment adoré ce film qui se revoit d'ailleurs très bien, comme on reprend avec toujours autant de plaisir sa BD préférée. Captain Sky and the World of Tomorrow sera sans doute un jour un film-culte.
Libellés :
2000-2009,
Capitaine Sky et le monde de demain
La France (Serge Bozon, 2007)
A l’automne 1917, au plus fort de la Guerre de 14, Camille (Sylvie Testud) reçoit une lettre de rupture de son mari qui est au front et décide sur un coup de tête de partir le retrouver pour essayer de comprendre pourquoi il lui a écrite. Pour passer inaperçue, elle se coupe les cheveux, s’habille en garçon et part à pied dans la campagne vers le front. Elle rencontre une petite compagnie de soldats qu’elle entreprend de suivre pour ne pas cheminer seule. Les soldats la prennent pour un adolescent de 17 ans et acceptent peu à peu sa présence. Ils font la route ensemble, pour le meilleur et pour le pire…
La France est un film dont l'originalité n'a pas cessé de me surprendre quand je l’ai découvert en DVD il y a quelques jours. Je pensais voir un film de guerre, sans doute intimiste, mais un film de guerre quand même. La première scène chantée, qui arrive au bout de 20 minutes environ et à laquelle je ne m’attendais pas du tout, fait soudain passer le film du statut de drame en temps de guerre à celui de drame onirique : c’est un virage complètement inattendu. Le spectateur peut alors sortir du film pour ne plus y rentrer ou alors, comme moi, plonger avec émerveillement dans son étonnante narration. J'ai tout aimé : le scénario, les acteurs (Sylvie Testud m’énerve assez souvent mais ici, elle est parfaite et Pascal Greggory est excellent comme toujours), la photographie, le travail sur la couleur et les splendides scènes de nuit, la composition très picturale des images, les références aux films classiques comme la très belle descente nocturne de la rivière en radeau qui évoque fortement La Nuit du Chasseur, l'audace de ces scènes impromptues chantées par des comédiens non-chanteurs (et ça marche, une fois le premier moment de surprise passé), l'intense poésie de l'ensemble, la très belle fin...
Le film a apparemment divisé les spectateurs et la critique à cause de son point de vue tellement original et qui a pu sembler poseur. C’est pourtant ce qui le rend si fascinant : si la narration avait été classique, La France aurait été un film de plus sur la Guerre de 14, avec un twist un peu gratuit de travestissement qui finalement, aurait sans doute été vite éventé. Le culot du mélange des genres (guerre, mélodrame, musical) que la scénariste Axelle Ropert et le réalisateur Serge Bozon ont osé proposer donne à leur film une identité unique, d’une exceptionnelle fraîcheur. Quant aux questions qu’on peut légitimement se poser sur l'histoire racontée, ses bizarreries et ses incohérences, je pense qu'on peut en avoir chacun sa propre interprétation. C’est ce qui fait que le film est si riche et si beau. Je me suis moi aussi posé quelques questions à la fin mais j'ai fini par trouver mon explication, qui me satisfait et qui en entretient le rêve :
Attention SPOILERS !
La France est un film dont l'originalité n'a pas cessé de me surprendre quand je l’ai découvert en DVD il y a quelques jours. Je pensais voir un film de guerre, sans doute intimiste, mais un film de guerre quand même. La première scène chantée, qui arrive au bout de 20 minutes environ et à laquelle je ne m’attendais pas du tout, fait soudain passer le film du statut de drame en temps de guerre à celui de drame onirique : c’est un virage complètement inattendu. Le spectateur peut alors sortir du film pour ne plus y rentrer ou alors, comme moi, plonger avec émerveillement dans son étonnante narration. J'ai tout aimé : le scénario, les acteurs (Sylvie Testud m’énerve assez souvent mais ici, elle est parfaite et Pascal Greggory est excellent comme toujours), la photographie, le travail sur la couleur et les splendides scènes de nuit, la composition très picturale des images, les références aux films classiques comme la très belle descente nocturne de la rivière en radeau qui évoque fortement La Nuit du Chasseur, l'audace de ces scènes impromptues chantées par des comédiens non-chanteurs (et ça marche, une fois le premier moment de surprise passé), l'intense poésie de l'ensemble, la très belle fin...
Le film a apparemment divisé les spectateurs et la critique à cause de son point de vue tellement original et qui a pu sembler poseur. C’est pourtant ce qui le rend si fascinant : si la narration avait été classique, La France aurait été un film de plus sur la Guerre de 14, avec un twist un peu gratuit de travestissement qui finalement, aurait sans doute été vite éventé. Le culot du mélange des genres (guerre, mélodrame, musical) que la scénariste Axelle Ropert et le réalisateur Serge Bozon ont osé proposer donne à leur film une identité unique, d’une exceptionnelle fraîcheur. Quant aux questions qu’on peut légitimement se poser sur l'histoire racontée, ses bizarreries et ses incohérences, je pense qu'on peut en avoir chacun sa propre interprétation. C’est ce qui fait que le film est si riche et si beau. Je me suis moi aussi posé quelques questions à la fin mais j'ai fini par trouver mon explication, qui me satisfait et qui en entretient le rêve :
Attention SPOILERS !
Le personnage incarné par Sylvie Testud, ravagé par la lettre de son mari parti au front, se déguise en garçon pour partir le retrouver. Pour se rassurer et avancer dans son dangereux voyage, elle imagine qu'elle rencontre un petit bataillon de soldats avec lequel elle peut faire la route. Elle est pourtant seule jusqu'aux retrouvailles avec son mari, sauf lors des scènes des rencontres avec quelques tiers (le père et son fils, l'informateur, les allemands...). Le film presque entier est donc le périple d'une jeune femme amoureuse prête à tous les dangers pour retrouver son mari, mais un périple vu de son propre point de vue, où l’imaginaire l’emporte sur la réalité. Ses compagnons de voyage n’existent que dans son imagination mais ils lui permettent d’avoir la force physique et surtout mentale de réussir son coup d'audace en limitant sa terreur de marcher seule vers le front. Plusieurs scènes m'incitent à penser le film comme çà, notamment ces fameuses scènes chantées et celle, si étrangement belle, où les soldats sont dans les branches d'un arbre, comme le Chat de Chester d'Alice. La France serait donc d'abord et avant tout une histoire onirique, aux frontières du fantastique.
Un très beau film qui semble être passé rapidement à la trappe malgré son prix Jean Vigo 2007, La France (un titre énigmatique, à l’image du film dans son ensemble) mérite d'être redécouvert. C'est un des mes grands coups de cœur récent, vraiment.
Un très beau film qui semble être passé rapidement à la trappe malgré son prix Jean Vigo 2007, La France (un titre énigmatique, à l’image du film dans son ensemble) mérite d'être redécouvert. C'est un des mes grands coups de cœur récent, vraiment.
15 janvier 2009
Avant que j'oublie (Jacques Nolot, 2007)
Encore un film que j’ai découvert au hasard d’un topic récent, en parcourant le forum Criterion. Intrigué, j’ai acheté le DVD sur PriceMinister et après quelques semaines de purgatoire dans la pile des galettes abandonnées, j’ai décidé de le regarder il y a quelques jours, Avant que j'oublie. Putain de film !
Pierre va avoir 60 ans et ne le vit pas très bien. C’est un ancien gigolo qui vient de perdre son protecteur de longue date et qui, par négligence, a laissé passer l’héritage confortable qui lui était destiné. L’été de la canicule dans son petit appartement parisien, il fume beaucoup, essaye d’écrire, regarde la télé, fait monter des gigolos réguliers et hésite à commencer une trithérapie après 24 ans de séropositivité sans trop de problèmes. Il sort aussi un peu, pour aller voir des copains de son âge, qui eux aussi ont des soucis d’argent (parce qu’ils en ont trop ou pas assez), de gigolos et de corps qui s’affaissent... Il rencontre l’ex d’un ex qui a fait de la prison puis fortune, un jeune gigolo à qui il donne quelques conseils désabusés et quelques autres personnages qu’il connaît de près ou de loin. Tout ce petit monde discute beaucoup, des regrets du passé, de l’ennui du présent et de l’angoisse du futur dans des pièces aux fenêtres grandes ouvertes ou aux terrasses des cafés aoûtiens…
Avant que j’oublie montre avec un réalisme étonnant une niche de population quasiment jamais représentée dans le cinéma contemporain : celle des "homosexuels célibataires qui approchent de l’âge de la retraite" et qui voient avec inquiétude et cynisme le moment des grandes solitudes et des constats auxquels ils peinent à faire face. Le fait que le personnage principal soit, en plus d'être une vieille pédale (le terme "gay" n'est pas employé une seule fois dans le film), un ancien gigolo qui a eu son heure de gloire, lui donne un supplément d'originalité. Jacques Nolot, visage régulier du cinéma français depuis les années 80 (notamment dans plusieurs films de son pote Téchiné), a écrit et réalisé un film sans doute en partie autobiographique mais qui touche, malgré la spécificité du milieu décrit, à l’universel grâce aux questions qu’il soulève sur le vieillissement et ses effets secondaires, du tarissage des revenus à l’isolement, de la perte d’énergie à la disparition progressive de l’entourage, des soucis de santé aux regrets de ce qu’on n’a pas fait. Dans le cas du personnage du film, pas d’enfants ni de petits-enfants pour occuper ses pensées, pas de chat ni de chien pour lui tenir compagnie, juste la solitude d’un type sur le retour et l’écriture qui ne coule pas de source. Le film est presque exclusivement masculin : deux personnages de femmes, pas franchement sympathiques, apparaissent le temps de deux courtes scènes.
Le film est constitué d’une série de séquences qui racontent à peu près une journée d’été de la vie de Pierre, du petit matin à la nuit tombée. Pierre (joué par Jacques Nolot lui-même, dans une performance stupéfiante de franchise), par ses contacts avec les autres protagonistes de l’histoire, nous évoque de façon très subtile qui il est mais aussi qui il a été et, peut-être, qui il sera. Quelques-unes de ces séquences sont vraiment étonnantes : notamment l'abstraction symbolique du pré-générique (un cercle noir qui dévore peu à peu un fond blanc), la toute première où le corps nu de cet homme de 60 ans est montré sans fausse pudeur et la toute dernière, fin ouverte que je ne dévoilerai pas mais qui est un magnifique moment de cinéma, l’un des plus forts que j’ai vus ces dernières années. Le génie de Nolot en tant que scénariste et réalisateur est d’avoir fait un film grave, parfois désespéré, mais aussi plein de moments d’humour et de ridicule sans aucune trace de caricature (la discussion des michetons sur le prix des gigolos, l’entrée illégale dans l’appartement du mort, le notaire marié qui fait venir des mecs entre deux signatures d'actes…). D'avoir choisi pour la photo, très belle, une lumière crue et solaire qui retire au film toute morbidité. Et d’avoir donné à Pierre une dignité de tous les instants, dans la conversation comme dans la sodomie. Les dialogues sont excellents, ciselés et souvent littéraires (j'ai plusieurs fois pensé à Rohmer) et dits avec panache par les comédiens dont quelques-uns sont des non-professionnels qui jouent leur propre rôle.
Avant que j’oublie n’est évidemment pas destiné à tous les publics (les scènes de sexe, toutes simulées, sont assez crues et les homophobes devraient serrer les dents) mais pour celles et ceux (homos, hétéros et autres) qui aiment les films à la fois dérangeants et sensibles, durs et drôles, écrits et libres, c’est un titre à conseiller sans réserve. C’est à mon avis un des meilleurs films français récents, un des plus audacieux aussi. Dans le bonus du DVD, Nolot dit que « ce film est né d’un besoin de dire ». Il dit, c’est vrai, des choses très justes, mais il a aussi fait un sacré beau film. Et cette fin !
J’ai maintenant très envie de découvrir les deux films de la trilogie de Nolot qui précèdent Avant que j’oublie : La chatte à deux têtes, sur la journée d’un ciné porno et L’arrière-pays, un retour sur le pays de l’enfance et l’adolescence du réalisateur.
Le DVD Z2 édité chez Blaqout est excellent (image et son) / Format 1.66 anamorphique / Sous-titres anglais optionnels / Bonus : Entretien (environ 20 minutes) avec Jacques Nolot + Préface de Serge Toubiana / Durée du film : 1h48
21 septembre 2008
The Lost Prince (Stephen Poliakoff, 2003)
Voilà une sorte de chef-d'oeuvre que j'ai découvert par hasard en surfant sur le Web : The Lost Prince, un téléfilm britannique qui bénéficiait partout de critiques excellentes. J'ai acheté à l'aveuglette le DVD et je me joins à ces critiques : c'est une fresque intimiste et épique à la fois qui m'a profondemment bouleversé et que je conseille vivement à tous ceux qui peuvent se laisser emporter par l'émotion d'une histoire.
The Lost Prince a été produit par la BBC en 2003 par Stephen Poliakoff, un spécialiste des reconstitutions historiques de qualité. Le téléfilm (3 heures, en deux parties) qui n'a rien à envier aux films de cinéma, raconte l'histoire oubliée du Prince John (Johnnie), fils de George V et de la Reine Mary, un gamin épileptique et légèrement autiste que la famille royale britannique a préféré faire oublier après sa mort à 13 ans en 1919.
Le film raconte sa courte vie et brosse un portrait de la société de cour de l'époque et des grands événements contemporains, notamment la Première Guerre Mondiale et la chute de la famille impériale de Russie, à travers ses yeux d'enfant. La réalisation est parfaite, sensible et retenue et les comédiens, pour la plupart venant du théâtre, tous formidables de justesse (surtout Miranda Richardson en Queen Mary et Gina McKee, bouleversante, en jeune nurse au service du Prince).
La musique symphonqiue composée pour le film par Adrian Johnston est extraordinaire et il me semble impossible de regarder les dernières scènes de la belle et triste histoire du Prince Johnnie sans verser quelques larmes. Bref, une belle découverte que ce Lost Prince dont l'histoire restera longtemps gravée dans ma mémoire. Et croyez-moi, si tout cela peut sembler mélodramatique, ça ne l'est pas : la pudeur du film fait sa force. Un film qui est un vrai et rare moment de poésie mélancolique doublé d'une leçon de grande et de petite histoire.
Christopher Guest's Quadrilogy
A la suite du succès du faux-documentaire This is Spinal Tap (1984) qui racontait la débandade d’un groupe de hard-rockeurs, le scénariste Christopher Guest a continué sur sa lancée avec une quadrilogie de films du même genre qu’il a écrits, réalisés et joués. Ils ne sont pas très connus en France mais ils valent vraiment le coup d’œil : Waiting for Guffman (1996), Best in Show (2000), A Mighty Wind (2003) et For Your Consideration (2006).
Les quatre films font appel à la petite troupe habituelle des comédiens de Guest qui excellent tous dans le déguisement, la composition et l’improvisation. Le principe du réalisateur est toujours le même : il écrit une trame scénaristique, monte les décors et prépare les costumes puis il laisse les comédiens improviser sur la structure qu’il leur a donnée. Il tourne en moyenne 90 heures de film et en garde environ 80 minutes au montage. Il y a donc dans ses films un sentiment à la fois de rigueur et de liberté qui est assez unique.
Waiting for Guffman raconte l’histoire de quelques habitants de Blaine (Missouri) qui se lancent dans un spectacle théâtral amateur sur l’histoire de leur ville en espérant taper dans l’œil d’un producteur de Broadway (le Guffman du titre) qu'ils ont invité.
Best in Show raconte les préparatifs hyperventilés et le déroulement d’un concours canin.
A Mighty Wind raconte l’histoire de trois groupes de folk des années 70 (The Folksmen, The New Main Street Singers, Mitch & Mickey) qui se retrouvent 30 ans plus tard pour un ultime concert à New-York.
For your Consideration raconte l’histoire d’un petit film indépendant fauché qu’une rumeur place dans la course à la nomination aux Oscars.
Les quatre films sont évidemment très drôles (tous les personnages sont des losers assez névrosés et le comique de situation est omniprésent) mais aussi très tendres dans leur approche des personnages qui ne sont jamais traités de façon condescendante. Waiting for Guffman est aussi une réflexion sur la nécessité de savoir sortir de son quotidien, Best in Show est aussi un film sur les tourments de la compétitivité, A Mighty Wind est aussi un regard sur le temps qui passe et For your Consideration est aussi un film sur l’espoir et la désillusion. Mais ce sont avant tout de formidables comédies douces-amères et de réjouissantes galeries de portraits, génialement interprétés. La B.O. de A Mighty Wind, qui n’est faite que de pastiches de folk songs des années 70, est une merveille.
Les quatre films font appel à la petite troupe habituelle des comédiens de Guest qui excellent tous dans le déguisement, la composition et l’improvisation. Le principe du réalisateur est toujours le même : il écrit une trame scénaristique, monte les décors et prépare les costumes puis il laisse les comédiens improviser sur la structure qu’il leur a donnée. Il tourne en moyenne 90 heures de film et en garde environ 80 minutes au montage. Il y a donc dans ses films un sentiment à la fois de rigueur et de liberté qui est assez unique.
Waiting for Guffman raconte l’histoire de quelques habitants de Blaine (Missouri) qui se lancent dans un spectacle théâtral amateur sur l’histoire de leur ville en espérant taper dans l’œil d’un producteur de Broadway (le Guffman du titre) qu'ils ont invité.
Best in Show raconte les préparatifs hyperventilés et le déroulement d’un concours canin.
A Mighty Wind raconte l’histoire de trois groupes de folk des années 70 (The Folksmen, The New Main Street Singers, Mitch & Mickey) qui se retrouvent 30 ans plus tard pour un ultime concert à New-York.
For your Consideration raconte l’histoire d’un petit film indépendant fauché qu’une rumeur place dans la course à la nomination aux Oscars.
Les quatre films sont évidemment très drôles (tous les personnages sont des losers assez névrosés et le comique de situation est omniprésent) mais aussi très tendres dans leur approche des personnages qui ne sont jamais traités de façon condescendante. Waiting for Guffman est aussi une réflexion sur la nécessité de savoir sortir de son quotidien, Best in Show est aussi un film sur les tourments de la compétitivité, A Mighty Wind est aussi un regard sur le temps qui passe et For your Consideration est aussi un film sur l’espoir et la désillusion. Mais ce sont avant tout de formidables comédies douces-amères et de réjouissantes galeries de portraits, génialement interprétés. La B.O. de A Mighty Wind, qui n’est faite que de pastiches de folk songs des années 70, est une merveille.
Christopher Guest est un scénariste-réalisateur-comédien (et par ailleurs le mari de Jamie Lee Curtis) qui fait des films à l’identité très particulière : ils méritent d’être plus connus des cinéphiles francophones.
Libellés :
2000-2009,
Christopher Guest's Quadrilogy
The Third Man Private Collection (Vienna)
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A l’occasion d’un récent séjour à Vienne, je me suis amusé à arpenter la ville sur les pas des personnages du film Le Troisième Homme (The Third Man) de Carol Reed - tourné à Vienne pour les extérieurs en 1948 - et je me suis rendu compte à quel point les sites du film sont encore pour la plupart bien conservés et reconnaissables. J’avais un peu dans l’idée de faire ça avant d’arriver à Vienne mais quand j’y étais, je me suis vraiment pris au jeu, et c’est une façon très sympa (sans être exclusive) de découvrir la capitale autrichienne. Et tard le soir, quand les rues éloignés de la cathédrale sont désertes, on pourrait souvent se croire dans une scène du célèbre film.
J’ai aussi appris sur place qu’il existait un musée entièrement consacré au Troisième Homme, Der Dritte Man Museum (The Third Man Private Collection). J'ai décidé d'y aller illico, vous parlez ! Est-ce le seul musée au monde consacré à un film ? Je ne sais pas mais je n’en connais pour ma part aucun autre du genre.
Alors que je leur demandais si je pouvais faire quelques photos, les collectionneurs et créateurs du musée, Karin et Gerhard, à la passion et à l’enthousiasme communicatifs, m’ont non seulement autorisé mais m’ont demandé d’en parler autour de moi pour faire venir plus de visiteurs. C’est un musée entièrement privé qui vit des ses entrées. Voilà donc, pour les cinéphiles qui passeraient un jour par Vienne, un petit topo sur ce musée formidable.
Le 3mpc (un acronyme pas très heureux pour le musée : Third Man Private Collection) occupe dix pièces au rez-de-chaussée d’un ancien bâtiment industriel de la Pressgasse. Karin et Gerhard collectionnent des souvenirs liés au Troisième Homme depuis une dizaine d’années et ont décidé de montrer leurs trésors au public il y a trois ans. Leur collection augmente sans cesse et le musée s’est étendu depuis son ouverture en 2005 : comme certaines pièces ne communiquent pas entre elles, il faut ressortir deux fois dans la rue pour voir toutes les salles (c'est bizarre, mais ça a son charme).
Le musée est conçu en deux sections bien distinctes : la première au film lui-même, avec plusieurs salles remplies de mémorabilia d’époque ou postérieure et la seconde à l'histoire de Vienne entre 1918 et 1955.
Une première salle est consacrée à l’équipe du film (production et distribution : Korda & Selznick ; scénario : Greene ; réalisation : Reed ; acteurs : Cotten, Valli, Welles, Howard et tous les autres). Il y a des affiches, photos, contrats, correspondance, coupures de presse… Un objet émouvant est le béret porté dans le film par le terrifiant petit Hansel qui occupe une vitrine. Une vidéo récente donne la parole à Herbert Halbik (le petit garçon est aujourd’hui un homme de 65 ans qui n'a jamais fait d'autre film) qui raconte ses souvenirs du tournage à Vienne et Londres.
Une autre salle est consacrée à Anton Karras et à la bande originale du film. Des dizaines et des dizaines de pochettes de 78T, 45T, 33T et CD couvrent les murs et rappellent l’immense triomphe de l’air composé et joué par Karras sur sa cithare. La pièce sans doute la plus précieuse de toute la collection est la cithare originale sur laquelle Karras a enregistré sa célèbre partition, qui a en grande partie fait le succès du film. C’est une acquisition récente du musée qui fait, à raison, la fierté des deux collectionneurs.
Une autre salle présente une importante collection d’éditions du livre The Third Man de Graham Greene. Tous les formats, toutes les couvertures, toutes les langues et de toutes les décennies depuis sa sortie. Un best-seller s’il en est.
Ensuite, une petite pièce noire recrée l’ambiance d’un tunnel des égouts de Vienne. Pour le fun, mais ça n’a pas vraiment d’intérêt (en fait, cette pièce a une autre utilité : elle cache la sortie de secours).
Puis une petite salle avec canapés est un espace de consultation libre de livres sur tout ce qui concerne le film, sur Vienne de la guerre et de l’occupation, sur le genre du film noir et du thriller. Les bouquins sont principalement en anglais et allemand. C'est bien pratique pour se poser un moment pendant la visite. On peut même prendre le thé (offert dans une thermos).
Ensuite, il faut ressortir dans la rue et on entre à nouveau dans le bâtiment, par une porte qui donne sur une salle transformée en petit ciné-club : quelqu’un du musée descend un écran devant les visiteurs assis et passe une bobine d’extraits du Troisième Homme sur un projecteur ancien qui est celui-là même ayant servi pour la première du film à Vienne en 1950. Les scènes du film sont muettes mais le projecteur fait un boucan d’enfer car il est dans la salle et pas dans sa cabine de projection. Les murs de la salle de ciné sont couverts d’affiches internationales, anciennes et récentes, du Troisième Homme. L’affiche française originale est en très bonne place, cocorico… On y voit aussi toutes les éditions VHS et DVD du film.
A côté de cette salle, une petite pièce est consacrée au petit café des environs de Vienne qu’Anton Karras avait acheté avec son cachet du film et dont il s’est occupé jusqu’à sa mort en 1985. On y voit des photos, menus et souvenirs de ce lieu où Karras jouait de temps en temps son air à la cithare pour le plus grand plaisir de ses clients. Le propriétaire du musée y allait régulièrement et c’est comme ça qu’il a pu rencontrer Karras et lui acheter ou se faire offrir des objets rares pour sa collection en constitution. On peut donc dire que c’est Anton Karras lui-même qui est, indirectement, à l’origine du musée. Plutôt sympathique.
Puis on ressort encore dans la rue et on passe dans une troisième partie du bâtiment qui présente la seconde thématique du musée (c'est la partie plus récente du musée) : l’histoire de la ville de Vienne entre la fin de la Première Guerre Mondiale et 1955, date du Traité d’Etat de l’Autriche, qui lui rendait sa totale indépendance. Il y a trois pièces remplies de documents, photos, journaux, objets, uniformes, flacons de pénicilline… qui racontent les bouleversements qu’a connus Vienne entre 1918 et 1955 : entre autres la fin de l’Empire, l’Anschluss, le Nazisme et la Guerre, les bombardements alliés de la fin de la guerre, l’Occupation des 4 armées de l’après-guerre, le Marché Noir, la reconstruction et la signature du Traité de 1955. C’est une partie du musée qui est évidemment très historique, qui n’est pas sur le film Le Troisième Homme lui-même, mais qui replace parfaitement bien son histoire et son scénario dans le contexte socio-politique de l’époque. C’est passionnant mais un peu lourd à digérer en une fois tellement il y a de documents à voir.
Puis on peut revenir à l’entrée du musée où un tout petit espace-boutique propose affiches, cartes postales, mugs et bouquins divers sur Le Troisième Homme. Un super livre a l'air d'être : "The Third Man's Vienna" par Brigitte Timmermann, bourré de photos et qui dit tout sur le film et son tournage Vienne (mais à 49 €, il est un peu cher).
Bref, le 3mpc est un musée totalement original, né de la passion de deux viennois pour leur ville et pour un film devenu avec les années un grand classique du cinéma britannique (et au passage, le film élu "meilleur film britannique de tous les temps" par le British Film Institute).
Evidemment, après avoir visité le musée, on ne peut pas ne pas avoir envie de revoir Le Troisième Homme, même si on le connaît par cœur. Et c'est facile : il passe deux fois par semaine depuis 1950 dans un ciné du centre-ville de Vienne. Alors, si vous passez par Vienne, prenez une heure pour découvrir ce musée : vos 7.50 € (6 € tarif réduit) seront bien utilisés à aider ses créateurs dans leur aventure audacieuse et tellement originale. Quand j'y étais, un samedi vers 15h00, il y avait 6 visiteurs dans le musée, autant dire pas grand monde (mais chacun semblait absorbé par la visite). En même temps, un musée comme ça avec quelques visiteurs, donne une impression de secret bien gardé assez en accord avec le film qu'il commémore. Mais enfin, il leur faut sans doute plus de visiteurs pour se maintenir à flot.
Le Musée du Troisième Homme est situé Presgasse 25 (tout près du Naschmakt et du Pavillon de la Sécession) à la station de métro « Kettenbrückengasse ». Il est seulement ouvert le samedi après-midi, de 14h00 à 18h00. Par ailleurs, une visite guidée sur le thème du Troisième Homme est organisée par Vienna Walks sur les lieux du tournage tous les lundis et vendredis à 16h00 : «Sur les Pas du Troisième Homme » (par la Brigitte du livre mentioné plus haut). Il paraît que c’est une visite très intéressante mais je ne l’ai pas suivie : en fait, je l’avais déjà faite moi-même.
Le site web du musée pour vous donner une idée : http://www.3mpc.net/start.htm
Et pendant que j'étais à Vienne, je suis aussi allé sur les pas des deux personnages de Before Sunrise (Linklater, 1995) mais c'est une toute autre histoire...
20 septembre 2008
Monsieur N. (Antoine de Caunes, 2003)
A partir des textes sur les dernières années de Napoléon à Sainte-Hélène et des doutes anciens sur l'identité de celui qui repose dans le grandiose tombeau des Invalides, le film tisse une trame passionnante qui mêle l'histoire à la fiction. Une équipe d'excellents comédiens (Torreton en tête : un Napoléon plus vrai que nature), des décors et paysages splendides (l'Afrique du Sud évoque parfaitement ce qu'on imagine de Sainte-Hélène), un sens classique de la mise en scène, des mouvements de caméra, de la composition du cadre (beaucoup de plans font songer à des peintures) et un bon scénario du type "conspiration movie" font de Monsieur N. un excellent film d'aventures... mais d'aventures sans action.
Les dialogues sont en français, en anglais et même parfois en corse, selon le personnage qui parle : c'est une excellente idée. La belle musique de Stefan Eicher apporte une touche lyrique très bien venue. Trois scènes sont remarquables : la toute première (l'exhumation de Napoléon), le retour des Cendres aux Invalides et la scène finale, qui est presque bouleversante, toute en retenue mélancolique. Bien sûr, les grincheux pourront reprocher au film d'être trop classique ou trop sage mais ça fait vraiment du bien de voir un tel film de nos jours : Monsieur N. retient une part de magie des grands films historiques du cinéma de l'âge d'or.
La seule fausse note : Torreton use de temps en temps d'aphorismes tout droit sortis de recueils de citations napoléoniennes avec des trémolos dans la voix (du genre : "Je veux reposer au bord de la Seine, auprès de ce peuple français que j'ai tant aimé"). On aurait pu s'en passer.
Bref, une excellente surprise dont je ne m'explique pas l'échec en salles, si ce n'est que le public (et la critique) ne pouvaient pas imaginer l'ex-pitre Antoine de Caunes à la barre d'un film posé et réussi sur Napoléon. Je pensais la même chose mais je m'étais trompé.
Si vous aimez le cinéma d'histoire classique, Napoléon ou le sentiment romantique, n'hésitez pas à donner une seconde chance à Monsieur N. Et que ceux qui disent : "Moi, je me suis fait chier !" songent un instant à ce que devait se dire Napoléon pendant ses 6 ans de captivité sur son caillou au milieu de l'Atlantique...
Southern Comfort (Kate Davis, 2001)
Southern Comfort de Kate Davis est un documentaire exceptionnel que j'ai découvert au hasard du Net.
Robert Eads a 52 ans. Il vit dans un trailer en Georgie (Sud des USA) et ressemble à un cow-boy d’un film de Sergio Leone. Il a une compagne du nom de Lola-Cola et quelques amis qui forment une tribu dont il est le patriarche. Il est terre-à-terre et philosophe, fume la pipe et boit des Budweiser. Il est aussi en train de mourir d’un cancer des ovaires. Car Robert est transsexuel : mariée et mère de deux garçons, il a changé de sexe (mais il a gardé son utérus). Comme il le dit lui-même avec ironie, la seule partie féminine qu’il a conservée est en train de le tuer doucement mais sûrement. Lola-Cola, quant à elle, a d’abord été un garçon et aucun (sauf une) des participants qu’ils invitent à leurs barbecues n’est né sous le sexe qu’il a maintenant : Maxwell, Corissa, Cas… Comme Robert et Lola, eux aussi sont transgenres. Maintenant, avant de mourir, Robert veut aller à Southern Comfort, une réunion annuelle de transsexuels pour laquelle il a préparé un discours qui lui tient à coeur. Il aura tout juste la force de monter sur l’estrade et de dire ce qu’il a à dire. Lola et ses amis l’accompagnent pour cette dernière virée. Un peu plus tard, ils disperseront les cendres de Robert au vent, dans sa prairie préférée…
Ce documentaire de 90 minutes pourrait à lui seul fournir la trame d’une multitude de films de fiction, entre comédie, drame et mélodrame, tellement ses protagonistes ont des histoires individuelles extraordinaires. Bouleversante histoire de vie, de survie et de mort, Southern Comfort mérite bien les très nombreux prix qu’il a ramassés dans les festivals du monde entier. La réalisatrice, qui a passé un an avec Robert et ses amis, a su éviter tout voyeurisme et nous livre un film beau et profond sur l’identité et l’altérité. Mais surtout, une splendide histoire d’amour et d’amitié, hors normes mais profondément universelle. Certaines scènes sont inoubliables, comme celle où Robert raconte avec humour qu’il a été approché par des membres du Ku Klux Klan qui voulaient l’enrôler (il imagine leurs têtes si ils avaient su son parcours personnel) ou encore celle ou Robert invite un de ses fils, qui l’appelle encore « Maman » et son petit-fils de 5 ans qui, lui, l’appelle « Grand Père ». La scène où Robert décrit ses déboires dans les hôpitaux de Georgie où aucun chirurgien n’a voulu opérer son cancer parce que « avoir un transsexuel comme client, si ça se savait, ça ferait fuir la clientèle » est une des scènes les plus révoltantes que j’ai pu voir depuis longtemps sur un écran.
Southern Comfort m’a fait penser à Million Dollar Baby, je ne sais pas trop pourquoi. Peut être la noblesse et la dignité de l’histoire. Peut être l’humanité des personnages. En tous cas, c’est un très beau film qui devrait trotter longtemps dans la tête de qui le découvre.
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De-Lovely (Irwin Winkler, 2004)
De-Lovely est un biopic sur la vie de Cole Porter, centré sur les relations complexes qu’il a eues avec sa femme, dont le rôle dans ce film est essentiel. Compositeur et parolier génial de Broadway et d'Hollywood, Cole Porter (1891-1964) a vécu son homosexualité (assumée) auprès de son épouse Linda pendant une trentaine d’années. Amour inconditionnel ? Arrangement social ? Rapport de dépendance ? Le film, qui montre les effets à long terme d’une situation aussi délicate, est d’abord l’histoire d’un amour improbable et douloureux qui ne sera pourtant brisé qu’avec la mort d’un des deux partenaires (elle en l'occurence).
Kevin Kline et Ashley Judd sont tout simplement excellents dans les deux rôles principaux (cf. la scène où elle pleure derrière la porte, où elle est bouleversante). Les numéros musicaux, très nombreux (certains longs, d'autres très courts), sont parfaitement intégrés dans l’histoire en illustration des événements et états d’esprit vécus par les personnages. La reconstitution des années 20 aux années 60 est splendide, nous faisant voyager avec les Porter de Paris à New York en passant par Venise, Hollywood (formidable scène avec Louis B. Mayer sur "Be a Clown") et les environs de Londres, au rythme des premières de "Anything Goes" et de "Kiss Me Kate". De tous les numéros musicaux du film, un est particulièrement réussi dans son intégration à la narration et dans sa mise en scène : "Well, Did You Evah ?", improvisé par Porter lors d'une cocktail-party à Paris pour séduire sa future femme et repris en choeur par tous les invités. Ce morceau fait simplement partie des meilleurs moments du genre Musical, toutes époques confondues. Un moment de bonheur, vraiment.
Les critiques que j’avais pu lire avant de voir De-Lovely lui reprochaient son rythme anémié, le gimmick raté des chanteurs contemporains (Robbie Williams, Alanis Morissette, Diana Krall, Elvis Costello…) faisant des apparitions opportunistes et malvenues sur les grands classiques de Porter et l’indigence de la mise en scène. Je ne suis pas du tout d’accord. Le film n’est pas un Musical dans le sens classique du terme, mais un drame qui veut évoquer à l’aide de la musique la personnalité de Cole Porter, qui créait des chansons souvent gaies et rythmées mais qui était un homme profondément mélancolique, tiraillé dans sa vie privée entre sa sexualité et son amour sincère pour sa femme : il n’y avait donc aucune raison d’en faire un film trépidant, ce qui aurait été un contresens complet. Quant aux Williams, Morissette, Krall, Costello (formidable sur "Let’s Misbehave") et même Lara Fabian (!) ils se retrouvent en effet à interpréter les grands tubes de Cole Porter... mais ils s’en sortent tous très bien et rendent un hommage émouvant à ses paroles et mélodies tout en y apportant chacun leur touche personnelle. Rien à voir avec MTV comme j’ai pu le lire ici ou là.
De-Lovely est un film plutôt sombre (le scénario a été écrit par Jay Cocks, celui de The Age of Innocence de Scorsese) mais il n’est pas sans humour, comme dans cette amusante scène clin-d'oeil où Cole et Linda Porter assistent consternés et amusés à la fois en avant-première à une projection de studio de Night and Day (le biopic révisionniste de Cole Porter par Michael Curtiz en 1946 avec Cary Grant), dont on voit d’ailleurs la dernière scène. Le film prend pas mal de libertés par rapport à la chronologie de l'oeuvre de Porter (la plupart des morceaux musicaux n'ont pas été créés au moment indiqué dans le film, mais cette licence est justifiée par le fait que chaque morceau est uniquement là pour illustrer un sentiment des personnages) et dans l'âge de Linda Porter (dans le film, elle est du même âge que son mari, alors qu'en réalité elle avait près de 15 ans de plus et était loin d'être aussi jolie qu'Ashley Judd). Mais tout cela n'est pas du tout gênant.
Trois ombres au tableau font pourtant passer le film à côté du chef-d'oeuvre qu'il aurait pu être :
- L’idée, bonne mais ratée dans sa réalisation, de faire du film un grand flash-back vu par Porter mourant (il se retrouve dans un théâtre en compagnie d’un vieil ami - l'archange Gabriel - qui lui montre les épisodes de sa vie). Assez régulièrement au cours du film, une scène musicale ou narrative est coupée par un retour dans le théâtre vide sur Porter et l’Archange qui la commentent : l’effet est à peu près celui des deux vieux au balcon du "Muppet Show", l’humour en moins. Ca casse le rythme, c'est lourd et ça laisse un goût amer de frustration par rapport à la musique.
- L’évocation de l’homosexualité de Porter est d’une délicatesse qui touche à la pruderie : une scène très chaste montrant quelques éphèbes au bord d’une piscine, une autre dans un cabaret homo de Hollywood (sur l'air de "Love for Sale") et un danseur des ballets russes dans un lit d’hôtel… sont les seuls indices de la vie alternative de Porter que le réalisateur ose montrer. On est quand même en 2004 et une scène sexuelle un peu plus explicite (juste une seule) aurait été indispensable compte tenu du thème principal du film. En revanche, l’un des plus beaux moments de De-Lovely est celui d’une répétition de la chanson "Night and Day" dans un théâtre : comme le chanteur n’arrive pas à trouver les bonnes notes et s'énerve, Cole Porter monte sur la scène pour lui donner l’exemple. Ils finissent par chanter (superbement) la chanson en duo dans une belle métaphore sur la séduction homosexuelle.
- La scène finale, longue et sépulcrale, qui conclue le film de façon lugubre. Le réalisateur Irwin Winkler aurait du prendre exemple sur le Moulin Rouge de John Huston, qui disait à peu près la même chose mais en utilisant une belle idée de mise en scène qui rendait bien mieux hommage à l’art inoubliable de l’artiste (ici Porter, là Toulouse-Lautrec). De-Lovely se termine sur une scène plombante et anémiée (là, les critiques ont raison) ignorant bêtement le bonheur musical qui est au cœur de l’œuvre du compositeur. Cole Porter lui-même aurait certainement apprécié une ultime touche de légèreté, qui manque cruellement aux derniers instants du film...
Mais, malgré ces quelques défauts, De-Lovely est un beau film, à la fois classique et moderne (et même post-moderne) qui donne envie de réécouter les nombreux chefs-d’oeuvre de Cole Porter, un compositeur hors-pair qui eut une vie étonnante et qui savait manier l’élégance et la subversion dans un cocktail qui, dans le genre, n’a toujours pas été surpassé. Le film, porté par des interprètes magnifiques (Ashley Judd est vraiment une révélation : ses éclats de rire sont irrésistibles), rend un hommage sensible et intelligent à lui ainsi qu'à sa femme en jonglant habilement entre trois genres toujours très périlleux : le musical, le mélodrame et la biographie. De-Lovely rejoint (presque) les grands modèles du genre biopic musical : The Glenn Miller Story, Yankee Doodle Dandy et quelques autres... Evidemment, on appréciera d'autant plus le film si on est déjà un peu familier avec l'histoire du Musical (Broadway & Hollywood) et de l'Entertainment des années 1920-1940.
Quant aux fans de Cole Porter, je ne vois pas comment ils peuvent ne pas aimer ce film... à moins de faire preuve de pas mal de mauvaise foi. Il faut redécouvrir, avec un peu d'indulgence pour ses lourdeurs de construction, ce De-Lovely qui ne méritait pas, et de loin, tant d'opprobe.
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