13 juin 2009

Les Derniers Jours d'Emmanuel Kant (Philippe Collin, 1993)


Après Les Derniers Jours du Disco, il était temps de se pencher sur ceux d’Emmanuel Kant. On pourrait d’ailleurs trouver aux deux films, malgré leurs apparentes antipodes, bien des points communs sur leur sens si ce n’est leur forme. Le DVD, déniché quelque part il y a des siècles, traînait imperturbé sur mes étagères. Ce matin, au réveil, j’ai voulu voir ce film, poussé par je ne sais quelle pulsion synchronique. Bien m’en a pris : Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant est une œuvre rare et précieuse qui m’aura mis en joie pour la journée et peut-être même plus.

1804 à Königsberg, en Prusse (aujourd'hui Kaliningrad, en Russie occidentale). Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804), entouré de son majordome, de quelques domestiques et de sa sœur, vit sa vieillesse dans sa maison qu’il n’a jamais quittée, selon l’hygiène de vie et les rituels obsessionnels qu’il s’était fixés des décennies plus tôt. Du matin au soir, les moments de chaque heure de ses journées sont les mêmes, immuables. Entre cafés et travaux profonds du matin, marches du midi, travaux légers de l’après-midi et dîners avec invités, les jours d’Emmanuel Kant s’écoulent au fil d’une organisation sans faille, d’une routine sacrée. Mais un jour, alors qu’un domestique à son service depuis trente ans est congédié et qu’il doit en embaucher un nouveau, les habitudes prises en viennent à se disloquer et la vie au naturel reprend ses droits sur le vieux philosophe qui entre dans sa "seconde enfance"…

Un petit film comme celui-là, d’une durée de 70’ et en noir et blanc, sur le crépuscule d’un philosophe génial des Lumières dont la vie, c’est bien le moins qu’on puisse dire, fut loin d’être trépidante, ne peut se permettre le relâchement ou l’approximation sous peine de figer le spectateur dans une somnolence dont il ne pourra revenir. C’est d’ailleurs cette crainte qui, sans doute, m’avait fait remettre sans cesse la vision du film depuis que j’avais le DVD. Et pourtant ! Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, une fois qu’on est entré dans le rythme si particulier - et si juste - du film, est une merveille plastique et intellectuelle de tous les instants.

Le réalisateur, Philippe Collin, qui a aussi été critique de cinéma à Elle et documentariste, s’est visiblement inspiré des gravures de la fin du XVIIIe siècle pour la composition de ses plans et ses choix de photographie (le bonus du DVD est d’ailleurs un formidable documentaire qu’il a fait en 1983 sur Hogarth) : chaque image du film, qu’elle présente une action ou une pause, semble tout droit tirée d’un recueil de gravures des Lumières. Les contrastes lumineux du noir et blanc, amplifiés par l’opposition des scènes d’intérieur et d’extérieur, de jour et de nuit, de soleil et de bougies donnent une rare picturalité au film, parfaitement en accord avec son esprit et l’époque qu’il évoque. Il n’est évidemment pas innocent que la scène d’ouverture du film soit celle d’un portraitiste qui arrive chez Kant pour lui dessiner son profil. Le choix de quelques décors naturels (une vieille maison de maître, un coin de rue de faubourg, un chemin de campagne) qui n’ont sans doute pas bougé depuis deux siècles, créé un sentiment de vérité assez impressionnant. Ajoutez à cela le très beau travail sur les costumes et les accessoires (papiers, vaisselle, chandeliers…) et vous en venez parfois à vous demander, comme je l’ai fait moi-même, si vous êtes en train de regarder un film ou un documentaire. J’ai souvent pensé à la célèbre série télé de l’ORTF des années 60, La Caméra Explore le Temps, qui s’approchait elle-aussi de cette étonnante fusion entre fiction et vérité.

Les acteurs, menés par David Warrilow (1934-1995, ce film fut son dernier), un acteur de théâtre britannique qui est exceptionnel dans le rôle de Kant et dont le visage maquillé ressemble à s’y méprendre aux portraits conservés du philosophe, disent leur dialogues avec un mélange de réalisme et de théâtralité qui ne cesse de réjouir. Le positionnement des acteurs à l’image, lui aussi, obéit aux codes de représentation des gravures de la fin du XVIIIe siècle, et on repense ici forcément à Hogarth.

Et ces dialogues ! Le film est inspiré du fascinant texte de Thomas de Quincey, "Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant" (1827), qui raconte exactement ce que son titre indique. C'est un modèle d'adaptation d'un texte à l'écran. Tous les détails de la vie domestique routinière de Kant sont repris dans le film et en rythment le cours comme ils rythmaient les heures du maître. Quelques phrases que Kant avait l’habitude de dire, mentionnées par de Quincey, (« Ne plus s'abandonner aux paniques des ténèbres ! ») ponctuent le film et, pour théâtrales qu’elles soient, évoquent très bien l’esprit et les névroses du personnage. Les échanges entre Kant et son majordome sur le café, les répétitifs « Monsieur le Professeur, voici l’heure ! », les conversations entre amis à l’heure du dîner et les phrases échangées avec les domestiques et les voisins semblent à la fois tirés d’un recueil d’aphorismes savants et de propos de comptoir. La précision et la malice avec lesquelles David Warrilow les débite est un des grands plaisirs du film. Aucune prétention, aucune pose : Philippe Collin évite avec brio le piège infernal de ce type de projet, l’assommoir pédagogique (ce n'est pas dans ce film que vous trouverez une exégèse en images de "La Raison Pure" ou de "La Métaphysique des Moeurs"). Il impose l’humour et la poésie comme liant, transformant l’austère fin de vie de Kant en fable existentielle.

Car Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant est un film très drôle. Il faut voir la scène où un voisin de Kant, exalté par la proximité du célèbre philosophe, l’entreprend devant chez lui avec des réflexions hautement pédantesques. On n’est pas loin des Précieuses Ridicules. Ou encore cette remise à sa place d’un jeune invité trop sûr de lui grâce à l’énigme insoluble des « Sept ponts de Königsberg ». Il y a aussi cette scène de promenade du midi de Kant, grâce à laquelle toutes les personnes qu’il croise savent exactement l’heure qu’il est et se le font savoir les uns les autres, cette autre scène de conversation au sujet de Bonaparte et cette autre encore où Kant s’endort sur ses travaux et qu’une bougie met le feu à son bonnet de nuit... Mais par petites touches, l’humour fait place à l’émotion, alors que Kant entre dans le gâtisme en perdant peu à peu le contrôle auquel il était tant attaché : son corps le lâche (très belle scène quand il tombe lors d’une promenade et que deux jeunes femmes viennent le relever) ; quand son nouveau domestique, venant lui servir le café, se positionne à un endroit différent de celui où se mettait l’ancien ; quand le vieux philosophe dérègle volontairement ses horloges ; quand il monte au grenier pour s’approcher d’un nid ou quand il quitte son bureau pour aller s’asseoir au bord de la fenêtre et profiter des rayons du soleil sur son visage… L’addition de ces petites scènes, drôles ou mélancoliques, sont au centre de la réussite du film : elles en sont le cœur. Et rendent à Kant, ce penseur des penseurs, sa bouleversante humanité.

Passionnante réflexion sur les conflits insolubles entre les exigences de l’esprit et l’autorité du corps, sur le temps qui passe et la légende des grands personnages, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, est un film trop méconnu qui, sous son apparente austérité, cache une formidable créativité qui ne peut qu’enthousiasmer ceux qui font l’effort de le découvrir. Beau, spirituel, drôle et émouvant, c’est une œuvre, dans son genre, sans défaut.

La toute dernière scène peut résumer l’esprit du film entier : Kant, seul, commence sa promenade du midi sur sa route habituelle. Soudain, il s’arrête à un embranchement, s’avise quelques instants et prend la voie de traverse. Après quelques pas sur son nouveau chemin qui s’enfonce dans le lointain, on le voit s’arrêter à l’arrière-plan, de dos. La composition de l’image fait que ses pieds semblent posés sur un socle, qui lui, est placé au tout premier plan. Pour un moment, la silhouette de Kant semble une statue immobile sur son socle, l’image universelle du "Grand Homme". Et puis, Kant reprend sa marche et la silhouette du petit vieillard quitte le socle pour s’enfoncer dans la nature. Sublime !

Le DVD édité par Les Films du Paradoxe est excellent.

"Je suis une provinciale, je n'ai pas lu Pascal" (Michèle Torr).

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