29 juin 2009

Wings (William Wellman, 1927)

Wings s’est fait sa place dans la mémoire collective pour avoir remporté en 1929 le tout premier Oscar du Meilleur Film décerné par l’Academy, coiffant au poteau des chefs-d’oeuvre muets tels que Sunrise (L’Aurore) de Murnau, The Crowd (La Foule) de Vidor et Seventh Heaven (L'Heure Suprême) de Borzage. C’est un peu plus compliqué que ça : si Wings a remporté l’Oscar de la Meilleure « Production », L’Aurore a eu celui de la Meilleure « Production Originale et Artistique » (la seule fois que ce prix a été couru). L’Oscar du Meilleur Film n’existait pas encore. Comme le prix de L’Aurore a été remis avant celui de Wings lors de la cérémonie, on pense que c’est Wings qui fut le grand triomphateur de la soirée. Mais la récompense était double et Wings et L'Aurore étaient, en fait, ex-aequos. Il faut donc considérer que, rapportés à une cérémonie d’aujourd’hui, Wings et L’Aurore auraient été les deux premiers films (ex-aequos) à recevoir l’Oscar du Meilleur Film. Bref…

L’Aurore est souvent placé, et à juste titre, dans la tiercé de tête des meilleurs films de tous les temps. C’est un film sublime qui n’a pas pris une ride et qui continue à prouver le génie universel de Murnau. C’est un des mes films de chevet et chaque fois que je le revois, je découvre quelque nouvelle merveille. Je n’avais jamais vu Wings jusqu’il y a quelques semaines, n’en ayant jamais eu l’occasion. Sa découverte a été une véritable révélation et Wings figure aujourd’hui parmi la liste de mes films muets préférés.

1917 dans une petite ville du Midwest. Jack (Buddy Rogers) est un mécanicien passionné de voitures dont est amoureuse Mary (Clara Bow), sa pimpante voisine. Mais Jack aime secrètement la discrète Sylvia (Jobyna Ralston) qui, elle, n’a d’yeux que pour David (Richard Arlen), le fils d’une riche famille bourgeoise. Les deux jeunes hommes s’ignorent. Dès l’entrée en guerre des Etats-Unis, Jack et David s’engagent dans l’aviation et sont envoyés en France combattre les allemands. Ils deviennent des compagnons d’escadrille et, malgré leurs différences sociales, des amis inséparables. Mary s’engage dans l’Infirmerie aux Armées et rejoint elle aussi la France avec l’idée d’y retrouver Jack…

Buddy Rogers est Jack Powell.

Wings est donc, sur le papier, un mélodrame qui se passe en temps de guerre. Tous les éléments du genre y sont, développés sur les 2h20 de sa durée : l’insousciance défaite, les amours contrariées, les coups du destin. Mais le film une fois vu, ce ne sont pas les chassés-croisés amoureux qui restent en mémoire (les premières décennies du cinéma américain ont eu leur lot d’histoires sur le même modèle), mais l’ampleur des séquences de batailles, quelques beaux effets de mise-en-scène, le jeu des acteurs et aussi, pour qui aime lire entre les lignes, la possibilité inattendue d'interprétation queer des rapports entre les deux personnages masculins principaux.

Wings a été produit par la Paramount en 1927 pour capitaliser sur le triomphe d’un précédent film de guerre : le formidable The Big Parade (La Grande Parade) de King Vidor, sorti en 1925, avec lequel Wings possède plus d’un point commun, notamment la recréation dans les environs de Hollywood des batailles dans la campagne française et les splendides tracking-shots. Mais alors que The Big Parade se passait dans l’infanterie, Wings se passe dans l’aviation. Le réalisateur de Wings, William Wellman (1896-1975), savait de quoi il parlait puisqu’il avait lui-même été pilote dans l’Escadrille Lafayette et instructeur de vol avant de commencer sa carrière au cinéma en 1920. Le réalisme impressionnant des séquences d’entraînement des futurs pilotes et des combats aériens de Wings est sans nul doute du à la connaissance intime que Wellman avait du milieu de l’aviation de guerre. Pour le spectateur d’aujourd’hui, l’ampleur des séquences de combats terrestres impliquant des centaines de figurants (avec destruction complète d’un village dans l’une d’entre elles) et l’audace virevoltante des séquences aériennes pour lequelles Wellman embarqua des caméras à bord des avions restent fascinantes, plus de quatre-vingts ans après la réalisation du film. La scène de l’attaque d’un dirigeable en vol par des avions-mitrailleurs, notamment, est un grand moment du cinéma d’action qui stupéfie par sa virtuosité formelle : le spectateur est comme emporté sur des montagnes russes aériennes.

Cette mise en scène inventive se retrouve dans plusieurs autres séquences de Wings : je pense surtout à une scène-clé qui se passe aux Folies-Bergères à Paris (restituées en studio) pendant une permission des deux héros, lorsqu’un long traveling horizontal survole une succession de tables en passant au milieu des couples de clients qui y sont assis. C’est sans doute le plus beau moment cinématographique – et le plus célèbre aussi - de ce film qui en compte beaucoup. L’effet de style est presque totalement gratuit sur le plan narratif mais fonctionne à merveille sur le plan formel : Wellman et ses équipes veulent montrer qu’ils peuvent le faire et ils le font. Juste après, une scène d’ivresse dans le même lieu donne au réalisateur l’occasion d’expérimenter un effet d’animation : des bulles de champagne, dessinées sur la pellicule, sortent des verres et s’élèvent avant d’éclater en l’air comme des bulles de savon. C’est créatif et amusant, un peu comme les lettres qui s’affaissent et se noient dans un des cartons de L’Aurore de Murnau.

Une autre surprise de Wings est la modernité du jeu des deux acteurs principaux. Charles « Buddy » Rogers (1904-1999) et Richard Arlen (1900-1976), deux séduisants jeunes acteurs - dans leur vingtaine lors du tournage - qui avaient juste commencé leurs carrières devant les caméras, font preuve d’un naturel qu’on ne retrouve que dans les très grands films de l’époque (L’Aurore toujours, La Foule encore…). L’immédiate empathie que l’on éprouve pour leurs deux personnages vient en grande partie de l’absence totale d’affectation de leur jeu. On ne peut en dire autant pour Clara Bow (1905-1965), la star du film et l’une des actrices préférées de l’Amérique des Années Vingt. Le film a d’abord été écrit pour elle et c’est elle qui devait attirer les spectateurs dans les salles obscures. Quelque sympathique et séduisante qu’elle ait été dans d’autres films du muet comme It (1927), tourné juste avant Wings et où elle venait de triompher, son jeu tout en yeux ronds et gestuelle saccadée (surtout dans la première partie du film), détonne par rapport à celui de ses partenaires. Le jeu de Clara Bow, qui tire un peu du côté de la pantomime, me semble être, et ça fait mal de le dire, le seul point faible du film. Quant au quatrième personnage de Wings, Sylvia, il est si peu écrit que la pauvre Jobyna Ralston est oubliée aussitôt le film terminé, si ce n’est pendant. Wings est donc avant tout un film d’hommes. Si le sujet pouvait le laisser prévoir (un film de guerre étant très rarement un film de femmes), le produit fini le confirme sans état d’âme et paradoxalement, Clara Bow, sur le nom de laquelle lequel le film avait été monté, est reléguée au second plan, en quasi figuration. Elle laisse toute la place à Buddy Rogers et Richard Arlen, dont l’écriture ambigüe des personnages est l’une des grandes suprises de Wings.

Un jeu de regards qui en dit plus que de longs discours.

Dans son livre fondateur sur l’étude de l’homosexualité dans le cinéma hollywoodien, "The Celluloïd Closet" (1981), Vito Russo cite une scène de Wings comme indice d’une lecture alternative, homoérotique, des rapports entre Jack et David. La scène, en effet, est surprenante : à la toute fin du film, David, mortellement blessé au combat, est veillé dans une infirmerie de fortune par son copain Jack qui l’embrasse rapidement mais tendrement sur la bouche. Le premier baiser entre d’homme à homme de l’histoire du cinéma éclaire-t-il tout ce qui a précédé d’une lumière différente ? Oui et non.

On sait bien qu’entre la création d’une œuvre par un artiste et son interprétation par ses spectateurs et exégètes, les possibilités de déviations sont nombreuses. Et c’est pourquoi, OUI, Wings peut être lu sous un angle très différent de celui sous lequel il a sans doute été imaginé il y a quatre-vingts ans. De nombreux indices, en plus de celui relevé par Vito Russo, peuvent nous mettre la puce à l’oreille.

Il y a d’abord cette longue scène du début du film, quand Clara Bow tente vainement de séduire Buddy Rogers. Rogers est en train de réparer une voiture et ne semble absolument pas sensible aux minauderies de Bow. C’en est même embarrassant pour le personnage qu’incarne l’actrice : la « It Girl » ignorée par le mécanicien, c’est culotté ! Rogers semble plus attiré par Jobyna Ralston, mais pour le statut social plus que pour le charme de la jeune femme. En fait, il ne semble vraiment s’intéresser ni à l’une, ni à l’autre. Ralston, elle, fait les yeux doux à Richard Arlen qui semble plus préocuppé par sa future carrière d’avocat. Pour faire simple, le début du film raconte les tentatives de séduction par deux jeunes femmes de deux jeunes hommes qui n’en ont, de toute évidence, pas grand-chose à faire.

La partie suivante du film, qui met en présence les deux garçons au moment de leur incorporation dans l’aviation et de leur entraînement, semble les réveiller à l’émotion et au sentiment du désir. Innocemment ou non, la caméra de Wellman s’attarde d’ailleurs beaucoup sur les corps des jeunes recrues en shorts et maillots de corps. Dans une scène de visite médicale, on aperçoit même au loin, des soldats entièrement nus qui ne cachent rien de leurs arrières. La charge homoérotique de cette partie du film est indéniable. Cerise sur le gâteau, la brève apparition d’un Gary Cooper de 26 ans en sergent qui partage la tente des deux aviateurs – avant de mourir dans un accident – bénéficie elle-aussi d’une étonnante puissance de séduction : assis sur leurs lits, ils discutent tous les trois un moment puis Cooper se lève pour partir vers son tragique destin. Avant de quitter le film, il se retourne au seuil de la tente et la caméra capture en gros plan le visage parfait aux yeux azur de Cooper dans l’esquisse d’un sourire ravageur. Cette toute petite scène de quelques secondes fut à l’origine de la formidable carrière de l’acteur : le service courrier de la Paramount fut submergé de lettres de spectatrices (et de quelques spectateurs sans doute) de Wings qui exigeaient de revoir rapidement le magnifique inconnu, même si Cooper avait déjà joué une fois au cinéma, dans The Winning of Barbara Worth de King Vidor en 1926 (dans un premier rôle). Après encore quelques petits rôles, la carrière de Gary Cooper allait s’envoler vers les sommets que l’on sait trois ans plus tard avec Morocco de von Sternberg.

Buddy Rogers, Richard Arlen et Gary Cooper dans la scène de la tente.

Toute la section du film qui se passe en France, sur terre comme dans les airs, est typiquement le domaine des hommes : après tout, on s’y bat contre les boches et l’action guerrière prend le pas sur les scènes intimistes. C’est seulement dans la scène des Folies-Bergère que les femmes font leur réapparition. Ce sont toutes des prostituées qui veulent profiter de la clientèle des soldats en permission. On notera que pendant ce seul moment du film où Jack semble séduit par des femmes et prêts à assumer un comportement hétérosexuel, il est totalement ivre (au point de ne pas reconnaître Mary, qui l'a retrouvé dans le cabaret). Le spectateur, à ce moment précis du film, est d’ailleurs conduit, par la subtile réalisation de Wellman, à s’inquiéter pour Jack qui paraît filer un mauvais coton et s’égarer vers sa perte dans les griffes des prostituées : on se prend à souhaiter son retour à la sobriété. La cuite passée, Jack repart à ses occupations militaires en ayant échappé aux filets des filles, croquées par Wellman comme des archétypes des femmes fatales et vénales. La scène des Folies-Bergère inclut aussi, dans le célèbre traveling mentionné plus haut, une table occupée par deux lesbiennes (dont l’une est habillée en homme) esquissant un geste de tendresse : sans doute une métaphore visuelle sur Paris et ses mœurs licencieuses. Cette scène des Folies-Bergère, où le héros est menacé par la séduction des prédatrices, est sans conteste la plus intrigante de Wings, une scène qu’on pourrait presque sous-titrer : « Des dangers de la boisson et des femmes ».

Et puis bien sûr, il y a cette fameuse scène de la fin du film, qui a été tant commentée : blessé lors d’un combat aérien, David se meurt sur un lit de fortune, veillé par son ami Jack. Quelques instants avant qu’il rende le dernier soupir, Jack s’approche de David et l’embrasse tendrement sur les lèvres. Baiser d’amour ? Baiser d’amitié ? Baiser d’adieu ? Sans doute les trois en même temps : à chaque spectateur d’interpréter le moment selon sa propre sensibilité et son propre désir. C’est en tous cas une très belle scène, qui peut faire reconsidérer l’ensemble de ce qui a précédé sous un autre éclairage. Pour ma part, il ne fait presque aucun doute que Jack montre ainsi à Daniel, tout en se libérant lui-même, le véritable sentiment qu’il lui porte. Inutile de dire que Mary et Sylvia, à ce moment là, ont déjà été totalement expulsées de l’histoire.

Richard Arlen est David Armstrong.

Et malgré tout cela, NON, Wings n’est certainement pas un film d’amour entre deux hommes. Parce que c’est le très hétéro William Wellman qui a fait le film et que ce réalisateur à poigne n’est pas vraiment connu pour ses sous-entendus gays dans ses films : le rapport de Jack et de David a été sans doute écrit comme un rapport d’amitié, de camaraderie d’un type habituel dans les microcosmes masculins tel que celui de l’aviation, notamment en période de guerre. L’Academy n’aurait jamais remis l’Oscar du meilleur film à un film qui, à l’époque, aurait pu passer un instant pour une histoire d’amour masculine (en 2006, Brokeback Moutain en a d’ailleurs encore fait les frais). Wings est avant tout un « buddies movie », un « film de potes » des Années Vingt qui décrit avec vraisemblance les liens forts qui se créent entre hommes dans des circonstances particulières. Le célèbre baiser final de Wings, en ce sens, n’est pas le signe d’un amour révélé mais celui de la détresse d’un soldat qui est en train de perdre son meilleur ami, une ode à l'amitié forgée en temps de guerre. C’est en tous cas la façon dont la plupart des critiques et historiens du cinéma ont analysé le film depuis sa sortie en 1927 et toute interprétation homoérotique de l’histoire reste pour la plupart de ses admirateurs un complet contresens basé sur un point de vue désespérément anachronique ou prosélyte.

A chacun de se faire son avis et honni soit qui mal y pense…

Pour tout cela, il faut voir ou revoir Wings, une des meilleures productions de la toute fin du muet, période bénie en termes de la qualité des films qui furent alors proposés au public. De l’action, de l’amour et une bonne part d’ambiguïté : Wings a amplement mérité son Oscar et, s’il n’arrive pas au niveau insurpassable de L’Aurore (il y a bien quelques longueurs ici et là), il reste encore aujourd’hui un spectacle exceptionnel et un film passionnant à plus d’un titre.

Comme tous les films muets, l’appréciation de Wings par le spectateur qui le découvre aujourd'hui repose en partie sur la qualité de la musique qui l’accompagne. Grâce à une amie passionnée par le cinéma du muet et de la Golden Era de Hollywood (merci, Christine !), j’ai pu le découvrir avec la splendide partition de Carl Davis, le maître actuel de l’art de l’accompagnement musical des films muets. Loin des partitions électroniques ou atonales qui polluent le plus souvent les créations modernes pour le cinéma muet, sa composition symphonique à structure mélodique reprenant à l’occasion des thèmes classiques ou populaires est une véritable merveille qui pousse Wings vers ses sommets. C’est donc avec l’accompagnement de Carl Davis qu’il faut, dans la mesure du possible, voir Wings pour la première fois.

3 commentaires:

  1. comme toi, j'ai été frappé par le réalisme des séquences de bataille et d'entraînement. mais ça, c'est quelque chose d'assez récurrent chez Wellman.
    par contre, je n'ai pas vu les sous-entendus homos et je me suis assez ennuyé devant l'intrigue mélo qui reste très conventionnelle (même si mise en scène avec l'appréciable sobriété typique du cinéaste) étirée sur deux heures vingt.

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  2. Oui, la guerre comme le western chez Wellman ont une intensité réaliste peu banale dans le cinéma de l'époque. Wings est une belle préfiguration de son style si particulier à venir.

    Sans la lecture parallèle du film, les hésitations des héros dans les scènes intimistes me sembleraient aussi poussives sans doute. Mais si tu as l'occasion de revoir le film avec l'angle homo en tête, tu verras que Wings prend vraiment son envol.

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  3. Gran film d´un directeur spécial et memorable, William A. Wellman. Lui-même Howard Hakws que c´était un film mieux que sa film “The Dawn Patrol” 1930. J´adore vous blog rides une ligne très parallèle à la mine. Je comprends votre langue et je suis facile à lire vos textes. Il en est ainsi. Et lors que vous souhaitez que l´invité de ce site. Meilleures salutations de L´Espagne et vous êtes dans mes favoris
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