Une appréciation de l'exposition « Deleted Scene : des traces en taïga » de Yury Toroptsov au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris.
Le point de vue du tigre
L’exposition « Deleted Scene : des traces en
taïga » que présente actuellement l’artiste photographe franco-russe Yury Toroptsov au
Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, est loin de pouvoir être réduite à
une exposition photographique. Le visiteur qui passerait rapidement dans les
deux salles qui l’abritent, au deuxième étage du musée, serait comme un
chasseur qui resterait sur le chemin forestier et ne s’aventurerait pas sous le
couvert des arbres : il sentirait la présence animale sans pouvoir
l’atteindre.
Les photographies de Yury Toroptsov, dont certaines sont
pourtant en elles-mêmes, prises individuellement, très attractives au sens
esthétique (je pense à la vue plongeante sur les maisons depuis l’orée du bois,
aux braises rougeoyantes dans l’obscurité, au petit cheval blanc à la fenêtre,
au monument d’Arseniev, aux arbres dénudés au bord du lac gelé…), ne sont pas là
pour être regardées dans leur unité mais dans leur relation les unes aux
autres, à travers le labyrinthe de symboles et d’indices que cette exposition
aux médiums multiples (photo, vidéo, installation) dessine pour nous donner les
clés d’un récit dont chaque visiteur réussira ou pas à ouvrir la porte.
Yury Toroptsov est né en 1974 dans l’Extrême-Orient russe, à
trois cents kilomètres de Vladivostok. Cette année-là, les environs du
village où vivait sa famille accueillaient le tournage d’un film qui
obtiendrait l’Oscar du Meilleur Film Etranger en 1976 : « Dersou Ouzala » du
réalisateur japonais Akira Kurosawa (1910-1998), magnifique ode à l'amitié et à la nature. Cette même année, le jeune père
de Yury Toroptsov apprenait qu’il était atteint d’un cancer. La maladie
l’emporterait en 1976.
« Deleted Scene : des traces en taïga » fait
se rencontrer trois histoires parallèles : les conséquences intimes du
drame familial provoqué par la disparition brutale de l’un de ses membres, la présence improbable d’une équipe de cinéma
près d’un petit village perdu dans l’immensité de la taïga russe et la transformation
d’un personnage autochtone en une figure universelle.
La clé de voûte de ces trois histoires est un animal. Un
félin qui règne en maître sur la taïga et provoque dans ses populations les sentiments
mêlés d’admiration et d’effroi : le tigre de Sibérie. L’animal réel sauvage d'abord, qui vit en solitaire
dans les forêts de la région et incarne, pour les chasseurs et les autres
habitants de ces vastes espaces, la toute puissance de la Nature, ses
splendeurs et ses dangers. L’animal réel dressé ensuite, utilisé pour une scène
cruciale du film « Dersou Ouzala » et amené sur le site du tournage
dans une grande cage métallique. L’animal mythique enfin, dont la tradition orale
extrême-orientale a fait depuis la nuit des temps une incarnation du Destin, de
l’imprévisibilité de la Vie et de la Mort.
A l’hiver 1974, le père et la mère de Yury Toroptsov, allant
en voiture d’un village à un autre et empêchés par une crue de prendre la route
habituelle, empruntèrent un trajet alternatif et tombèrent par hasard sur le
site exact du tournage de la scène du tigre de « Dersou Ouzala ». Ils
s’arrêtèrent quelques instants pour regarder ce qui se passait et poursuivirent
leur chemin. Quarante ans plus tard, la mère de l’artiste se souvient encore
de l'animal dans sa cage, des projecteurs aveuglants, de l'animation inattendue dans ces parages habituellement déserts.
Yury Toroptsov, bébé, dormait dans les bras de sa mère.
L'affiche russe du film « Dersou Ouzala » 1975
Au cours de l’élaboration de son projet, Yury Toroptsov a
retrouvé dans les archives d’un vieux couple de photographes amateurs quelques
photos inédites de ces scènes du tournage de « Dersou Ouzala ». Des petites
photos en noir et blanc qui donnent corps à un souvenir lointain que les
anciens du village évoquent encore aujourd’hui avec nostalgie et fierté. Ces
photographies, présentées dans l’exposition, n’ont pas qu’un intérêt
documentaire. Elles conservent en quelque sorte le regard, identique mais non
capturé par eux, des parents de l’artiste sur le moment fugace où ils passaient
en voiture au même endroit. Elles cristallisent, comme le dit l’artiste
lui-même dans le livre qui accompagne l’exposition, « la dernière heure du
temps où nous étions encore réunis et heureux ».
Le tigre s’est manifesté au cours de ces semaines dont ces
photographies sont le témoin. Non pas l’animal en cage, l’animal du film, mais
le Tigre-Destin qui allait donner un coup de griffe fatal à l’unité d’une famille
en frappant sa pierre angulaire : le père. Et provoquer des blessures intimes
qui ne se seront jamais totalement refermées. Les photographies que Yury
Toroptsov a rapportées de son voyage russe sur les « vestiges éparpillés
de la mémoire de son père » montrent de façon récurrente ces coups de
griffes, qu’ils soient le sillon de fracture d’une route de terre, le fossé
empli d’eau d’un coin de campagne, les cicatrices d’un pontage sur le torse de
sa mère.
La mort de l’époux et du père, l’hiver des sentiments, le
déplacement des personnes et des choses. Mais aussi les perce-neige qui
annoncent le printemps, le feu qui brûle et prépare la régénération, l’eau qui
comble les crevasses. L’une après l’autre, l’une avec l’autre, les
photographies accrochées aux murs de l’exposition racontent la douleur
indicible et l’apaisement progressif inéluctable.
Le vrai Dersou Ouzala
Le monument
Mais les amoureux du coin savent, parce qu’ils sont russes
et qu’ils croient au plus profond d’eux-mêmes en leurs légendes, que le tigre
rode toujours dans la forêt et qui si par hasard on le croise, il pourra aussi
bien vous ignorer et vous tourner le dos pour disparaître dans son domaine que
vous déchirer en lambeaux de ses griffes et de ses crocs.
Vladimir Arseniev n’a jamais pu retrouver la tombe de Dersou
Ouzala, engloutie par l’urbanisation. Yury Toroptsov, lui, a retrouvé celle de
son père, laissée à l’abandon depuis des décennies. Le film « Dersou Ouzala »
redonnait vie, par le pouvoir magique du cinéma, à un chasseur solitaire depuis
longtemps retourné à la Nature. L'exposition et le livre « Deleted Scene : des traces en
taïga » explorent une histoire familiale intime et révèlent le beau visage d’un
père dévoré bien trop tôt par le tigre.
Le père
En visitant l’exposition de Yury Toroptsov, j’ai étrangement plusieurs fois pensé un peintre du XVIIème siècle dont l’œuvre, si on prend le temps de l’observer et de la décrypter, nous bouleverse parce qu’elle nous parle, par l’entremise de la Bible ou des Dieux, de notre vie et de notre mort, de nos inquiétudes face à aux frappes du Destin et de notre inlassable quête d’impossibles réponses : Nicolas Poussin (1594-1665) et notamment à l'un de ses plus puissants tableaux, « Paysage avec Orphée et Euridyce» (1650-1653, Musée du Louvre). Comme la peinture classique pouvait être littéraire et métaphysique, la photographie contemporaine peut l’être aussi. C’est ce que nous montre l’émouvante exposition de Yury Toroptsov et le très beau livre « Deleted Scene » qui fait si bien corps avec elle.
Yury Toroptsov
Deleted Scene : des traces en taïga
Exposition jusqu’au 14 juin 2015
Musée de la Chasse et de la Nature
62 rue des Archives 75003 Paris
Photobook « Deleted Scene » de Yury Toroptsov
Postface de Claude d'Anthenaise
Editions Kehrer, 2015. 96 pages. 30 €
Deleted scene (Des traces en taïga). 2015 from Yury Toroptsov on Vimeo.
Postface de Claude d'Anthenaise
Editions Kehrer, 2015. 96 pages. 30 €
Deleted scene (Des traces en taïga). 2015 from Yury Toroptsov on Vimeo.