Un livre
"Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand"
de Christine Leteux
La Tour Verte, 2017
Qui s’intéresse à l‘Occupation et au cinéma français
sait que la période 1940-1944 fut marquée, en France et pour l’industrie
cinématographique, par la puissance d’une société de production française à
capitaux allemands : Continental Films. A l’évocation de son nom, des
titres, des personnalités et des événements liés à son histoire viennent à
l’esprit : "Le Corbeau", "L’Assassinat du Père Noël", "Premier Rendez-vous", "La Symphonie Fantastique", "La Vie de Plaisir", Henri
Decoin, Henri-Georges Clouzot, Maurice Tourneur, Danielle Darrieux, Harry Baur,
Fernandel, Pierre Fresnay, le voyage à Berlin, l’affaire du Corbeau… Et en
filigrane, un homme d’affaires dont le nom n’apparaît sur aucun générique mais
qui dirigea le météorique destin de cette société de production pas comme les
autres : Alfred Greven.
Ces titres, ces noms et ces événements ont créé une sorte de
mémoire collective de l’historien et du cinéphile qui reposait jusqu’à
maintenant sur un panaché de faits avérés, de documents et de témoignages
irréfutables mais aussi de réalités transformées et de fantasmes pris pour argent
comptant et répétés jusqu’à devenir canoniques.
Le nouveau livre de Christine Leteux, « Continental
Films. Cinéma français sous contrôle allemand », est une addition
essentielle au très bref corpus d’ouvrages qui ont été consacrés à la
Continental entre les années 1980 et aujourd’hui. Voici pourquoi.
Christine Leteux est historienne du cinéma mais aussi
docteur en sciences : sa méthode, issue de sa formation, est
celle de la recherche fondamentale et de l’étude objective des données disponibles. Pour son travail sur la Continental, elle a
voulu tout remettre à plat et revenir aux sources originelles sur le sujet. En
n’oubliant pas, mais en mettant de côté pour réexamen, les données vraies ou
fausses mécaniquement répétées depuis des décennies. L’ouverture des Archives
de l’Occupation et de l’Epuration en décembre 2015 lui a permis la réalisation
de son projet de réévaluation : pour la première fois, la consultation des
dossiers d’époque conservés aux Archives Nationales pouvaient donner une
image précise et objective des parcours des personnes ayant eu des liens avec
la Continental entre 1940 et 1944, de sa création à sa fin. Leurs dépositions
auprès des Comités d’Epuration et les pièces conservées de leurs dossiers nominatifs individuels furent
la matière première de cette réécriture seulement rendue possible par l’accès aux sources
d'origine.
Le livre est une mine d’informations et de révélations qui
retrace l’histoire de la Continental à travers celle de son administration et
de ses talents créatifs associés. Grâce aux témoignages retrouvés des grandes
et des petites mains de la société, la Continental réapparait sous un jour
quelque peu différent de ce que la mémoire collective en avait gardé. Une
société française à capitaux allemands, administrée à Paris par un opportuniste sachant s'entourer et surveillée de
loin par Berlin, qui produisit trente films qu’on peut répartir en trois parts
égales : dix chefs-d’œuvre, dix bons films et dix navets. La Continental
fut aussi le terrain professionnel temporaire de metteurs en scène, d’acteurs,
de scénaristes et de techniciens de très grand talent dont la grande majorité n’avait pas envie d’y
travailler mais qui devait gagner sa vie et sauver sa peau lors de la période la plus difficile et complexe de l’histoire récente de la France. A travers les quatre années d'existence de cette société de production née d'une conjoncture hors-norme, c'est aussi le portrait d'un homme d'affaires nazi en France occupée et les quatre années d'Occupation du pays avec ses dangers, ses saloperies et ses héroïsmes qu'on retrouve en toile de fond.
La lecture du livre apporte des informations nouvelles,
parfois amusantes, souvent tragiques, mais toujours étonnantes sur des épisodes
connus ou cachés du cinéma français sous l’Occupation. On sait enfin le respect professionnel
réciproque qu’entretenaient Greven et Clouzot, les tentatives de Danielle
Darrieux d’échapper à son contrat, les coulisses du regrettable voyage à
Berlin, les terribles conditions de la détention et de la mort d’Harry Baur, les
manoeuvres ignobles qui ont conduit Léo Joannon à diriger le film « Caprices »,
le comportement courageusement risqué
d’André Cayatte, l’intérêt lointain que Goebbels avait pour les films de la
Continental, le fait surprenant que des juifs y travaillaient salariés, la légende noire de la fuite de Mireille Balin... Et
qu’Alfred Greven n’était pas ce « cinéphile avant tout » mais bien un
businessman nazi qui avait perçu l’opportunité d’une activité à fort potentiel
lucratif en territoire occupé.
Et bien sûr, le livre étant de cinéma, les coulisses de la création de films Continental majeurs et mineurs sont racontées par des détails jusque-là ignorés : "Le Dernier des Six", "Annette et la Dame Blanche", "Les Inconnus dans la Maison", "L'Assassin habite au 21", "La Main du Diable", "Pierre et Jean", "Cécile est morte !", "Les Caves du Majestic"... en plus des titres déjà cités.
Les informations du livre, qui confirment, précisent ou
réfutent celles qui circulaient depuis près de quarante ans (le début des
premières publications sur la Continental) seraient à elles seules une raison
sans appel de lire l’ouvrage. Mais il y a autre chose qui distingue le livre de
Christine Leteux. « Continental Films » est rédigé dans une écriture
et un style limpides qui évitent le piège du jargon universitaire pour une
narration dynamique. L’histoire de la Continental y est racontée de l’intérieur
par les dépositions des participants eux mêmes qui servent de socle à la
construction narrative imaginée par l’auteur. « Continental Films »
est un très solide livre d’histoire du cinéma qui se lit comme un roman, avec
des personnages, des décors et des situations qui prennent vie sous nos yeux.
Le style littéraire de Christine Leteux, qu’on avait déjà remarqué dans ses
deux précédents livres de cinéma : « Albert Capellani » (La Tour
Verte, 2013) et « Maurice Tourneur » (La Tour Verte, 2015), trouve
ici un équilibre parfait entre le fond et la forme et fait de son livre, en
plus d’un document incontournable, une lecture véritablement enthousiasmante.
Bertrand Tavernier, qui connaît bien le sujet - La Continental est au coeur de son film "Laisser-passer" (2002) - ne s'y est pas trompé : il a écrit une formidable préface au livre de Christine Leteux.
Un excellent livre, vous l'aurez compris.
400 pages / 23 €
Préface de Bertrand Tavernier