Lorsque j'ai récemment découvert Chronique d'un Eté, j'ai été subjugué par ce film dont je n'attendais à vrai dire pas grand chose, à part voir les rues et les gens de Paris en 1960 (un sujet qui me fascine toujours, dans le cinéma documentaire ou de fiction). J'avais des préjugés stupides sur Jean Rouch - documentariste et ethnologue africaniste, un sujet qui en revanche ne m'intéresse pas spécialement - et j'ai découvert un film d'une richesse formelle et thématique dont je n'avais aucune idée.
Comme son nom peut l'indiquer, Chronique d'un Eté capture les moments de la vie d'une petite dizaine de personnages à Paris et en proche banlieue au cours de l'été 1960. Ou plutôt, leur donne la parole, individuellement ou en groupe, sous l'oeil et l'oreille alertes du sociologue Edgard Morin, qui fait office de maître des cérémonies. Face caméra, autour d'une table, en promenade dans les rues de Paris... les spécimens d'humanité parisiens étudiés par Morin et Rouch se livrent sans détour ni pudeur, dans un sentiment d'immédiateté qui a du beaucoup surprendre quand le film est sorti. La légereté du matériel technique utilisé (une caméra légère, la lumière naturelle) permet une proximité physique très forte avec les personnages et des plans d'une nouveauté inédite dans le cinéma d'alors, comme cette montée en caméra subjective de l'escalier d'un immeuble parisien décrépi.
Depuis la discussion sur le concept du film au début jusqu'à sa projection à la fin devant ses participants en passant par le micro-trottoir, les confessions personnelles et les conversations de groupe, tout m'a semblé parfait et incroyablement visionnaire. Le voyeurisme de la télé-réalité, les principes narratifs et grammaticaux de la Nouvelle-Vague et du Nouveau Roman, les événements de 1968, tout est déjà en germe (ou en pleine floraison) dans ces 90 minutes d'une liberté paradoxalement très rigoureuse.
Bien sûr, des séquences sortent du lot : la conversation sur l'escalier de l'ouvrier de chez Renault et de l'étudiant africain, la déambulation-monologue de la rescapée des camps (et quelle suprise de voir l'intérieur des anciennes Halles de Baltard, un décor réel fabuleux qui a malheureusement trop peu été utilisé au cinéma), les gros plans sur le visage ravagé d'angoisse et d'espoir de Marilu, la rage sociale de l'étudiant de 20 ans, la fausse Brigitte Bardot pérorant sur le port de Saint-Tropez... mais c'est l'ensemble kaléidoscopique qui est fascinant, à la fois un document précieux et une pure leçon de cinéma.
Bizarrement, un élément absolument secondaire du film est l'un de ceux qui m'a le plus frappé (ce qui confirme d'ailleurs l'originalité absolue du regard que le spectateur est invité à porter sur le film) : quand Marceline traverse la Place de la Concorde, un car de touristes à deux étages et entièrement en verre, au design ultra-futuriste Fifties qui serait bien à sa place dans un film comme Planète Interdite, passe derrière elle. Je n'ai jamais vu un car comme celui-là qui devait faire sensation quand il circulait dans les rues de Paris en 1960. Si quelqu'un a le DVD et pouvait me dire ce qu'est ce véhicule invraisemblable ?
Lorsque le film se termine, on ne peut s'empêcher de se demander ce que ses personnages sont devenus, près de 50 ans plus tard. Ils sont tellement vivants à l'écran le temps du film que les lumières une fois rallumées, leur présence est encore sensible quelque temps, dans une étrange rémanence temporelle. Fin janvier 2009, Edgar Morin est un sociologue encore très actif ; Jean Rouch est mort dans un accident de voiture au Niger en 2004 ; Marceline Loridan a épousé Joris Ivens, est veuve et a réalisé en 2003 un très beau film sur la mémoire d'Auschwitz ("La petite prairie aux bouleaux") ; Régis Debray est devenu un des intellectuels incontournables du paysage français des quarante dernière années ; Marilu Parolini a écrit plusieurs films de Rivette dans les années 70-80... Mais où sont Sophie, Angelo, Landry, Nadine ? Je n'en sais rien, et peut-être cela vaut-il mieux, mais ils sont pour toujours à Paris, sous le soleil de 1960, le temps des 90 minutes de Chronique d'un Eté.
Chronique d'un Eté est sans doute un film que je reverrai de temps en temps pour en apprécier l'inventivité débridée et la bouleversante poésie. Et qui me donne envie de me plonger dans le travail de Jean Rouch. Mes préjugés se sont envolés en moins de deux. Un film vraiment génial.
Le DVD Z2 Arte Video est d'excellente facture, avec des bonus passionnants.