Parfois visible sur TCM et dans des festivals alternatifs mais introuvable jusqu’alors sauf chez les revendeurs sous le manteau, Cobra Woman a donc pu être redécouvert dans une copie admirable et réévalué en nos contrées, s’il en était besoin, à sa juste place. Celle d’un trésor en strass du cinéma hollywoodien des années 40, un festival de camp dont Pauline Kael, la célèbre critique du New Yorker, avait pu écrire un jour : « Sans égal… pas un seul moment sensé ».
Le film est en effet l’un des véritables films-cultes de l’histoire du cinéma et une expérience de cinéphilie dont je mets au défi quiconque de perdre le souvenir une fois effectuée. Un film qu’il faudrait voir, comme l’a un jour fait Jack Smith, le cinéaste underground US des années 60, dans les conditions idéales d’une salle fanatisée aux flamboyances de Miss Montez et d’un scénario dément. Considérez plutôt :
La veille du mariage de la belle et douce Tollea (Maria Montez) et du séduisant Ramu (John Hall), la promise est enlevée par un aveugle-muet (Lon Chaney Jr) et emportée comme un paquet sur la mystérieuse Cobra Island. Elle y rencontre sa bonne grand-mère (Mary Nash), la reine de l’île, qui l’a faite enlever pour la placer sur le trône de la grande-prêtresse du Cobra, un titre usurpé par la sœur jumelle de Tollea, la méchante Naja (Maria Montez). Celle-ci martyrise les habitants de l’île avec son amant, le grand-prêtre Martok. Ramu se lance à la recherche de sa fiancée, accompagné d’un boy (Sabu) et d’un chimpanzé Koko malicieux. Tout le monde se retrouve lors d’une scène de sacrifice au Roi Cobra avant que Tollea n’affronte directement Naja pour la possession du Bijou Cobra, le symbole absolu du pouvoir de la grande-prêtresse…
Tout cela n’a aucune espèce d’importance de toutes façons, le film n’ayant été produit – comme tant d’autres dans ces années-là - que pour distraire les américains des soucis de la guerre qui ravageait alors le globe. De l’exotisme, des comédiens physiquement avantagés et du Technicolor : la recette avait déjà été testée avec succès deux ans auparavant par Universal : Maria Montez et John Hall s’étaient une première fois accouplés – au moins au figuré – pour Arabian Nights (1942). Devant le triomphe du film, ils allaient remettre ça cinq fois avec White Savage (1943), Ali Baba and the Forty Thieves (1944), Cobra Woman (1944), Gypsy Wildcat (1944) et Sudan (1945). Une exemplaire série de six films aux titres accrocheurs qui pourrait servir de définition au terme de « Escapist Film » (« film d’évasion », mais rien à voir avec Steve McQueen), un genre de production dont les deux seules raisons d’être sont de faire décompresser les spectateurs en temps de crise et de remplir les caisses de la production.
Des six films Universal du couple Hall-Montez, Cobra Woman est le plus iconique et celui qui a le mieux tenu le coup après six décennies. Aucunement destiné à se faire une place au soleil des histoires du cinéma ou à s’imprimer durablement dans la mémoire du spectateur (ce type de film est le fast-food cinématographique de l’époque), Cobra Woman a pourtant, contre toute attente, réussi les deux prouesses. L’outrance de son scénario, de ses décors et costumes, de ses dialogues et la présence inaltérable de Maria Montez et, dans une moindre mesure, de Sabu, lui ont assuré dès sa sortie l’adoration de certains spectateurs pour lesquels il représentait l’Alpha et l’Omega du Camp Movie, bien avant que le terme lui-même n’existe.
Car Cobra Woman est un véritable catalogue de Camp (un terme indéfinissable qui implique toutefois le triomphe du style sur la substance et le sens aigu du second degré et de l’exagération théâtrale). Entièrement tourné dans les studios Universal à Hollywood, le film use et abuse de faux lagons, de fausses jungles et de décors peints (« matte-paintings ») qui posent la première truelle du kitsch qui le cimente. Cette artificialité est amplifiée par le Technicolor (« Technicolor consultant : Natalie Kalmus », ceux qui savent ce que cela implique comprendront) qui fait flamboyer les jaunes, les bleus et les rouges et toutes les autres couleurs de l’arc-en-ciel, notamment les verts pour la jungle et les ocres pour les scènes nocturnes.
Cobra Woman, ainsi que les cinq autres films précités, ont d’ailleurs donné à Maria Montez le titre officiel qu’aucune autre actrice d'Hollywood n’a réussi à lui ravir depuis : celui de Queen of Technicolor. On pourrait y ajouter un autre titre, plus disputé celui-là, mais sur lequel elle aura toujours un droit de préemption : celui de Queen of Camp. Oui, Maria Montez (1912-1951) s’est fait une place de choix dans le Panthéon des déesses secondaires de l’âge d’or hollywoodien. Née en République Dominicaine (d’où un autre de ses surnoms : « Le Cyclone des Caraïbes ») mais d’origine espagnole, la jeune femme fit une première carrière à Hollywood où son plaisant physique et son accent hispanique prononcé lui assurèrent les rôles exotiques qui firent sa gloire, dont, bien sûr celui de Cobra Woman. Si son couple à l’écran avec John Hall (1915-1979) fut le plus célèbre de la Seconde Guerre Mondiale, elle fut Mme Jean-Pierre Aumont à la ville et la mère de Tina Aumont. Elle fit la seconde partie de sa carrière en Europe où elle avait suivi son mari. Actrice au talent très limité mais à la présence indéniable, elle traversait ses films avec une assurance admirable, sûre à la fois de son apparence (n’a-t-elle pas dit un jour : « Quand je vois ma beauté, je crie de joie ! ») et de son talent (Robert Siodmak confia avec un certain humour que « c’était une parfaite actrice de composition : quand elle jouait le rôle d’une reine dans un film, il fallait qu’on la traite comme une reine sur le plateau ; quand c’était le rôle d’une esclave, elle voulait qu’on la traite en esclave »). Sa carrière fut coupée court par un sale coup du destin : le 7 septembre 1951 à Paris, elle prit un bain trop chaud, fit un malaise cardiaque et se noya dans sa baignoire à l’âge de 39 ans. Elle est enterrée au cimetière du Montparnasse où je suis l'un des rares à aller de temps en temps déposer quelques fleurs sur sa tombe discrète.
Maria Africa Antonia Gracia Vidal de Santo Silas (1912-1951),
plus connue sous le nom de Maria Montez
plus connue sous le nom de Maria Montez
Cobra Woman est unique dans la série des six films Hall-Montez en ce sens que l’actrice y interprète deux rôles : celui de la gentille Tollea et de sa sœur jumelle, la cruelle Naja. Deux Maria Montez pour le prix d’une ! Vous comprendrez que le film est celui qui déchaîne le plus l’enthousiasme des fans de la belle. Et on en a pour son argent ! Les dialogues de Cobra Woman sont comme une compilation de phrases-cultes. Déclamés par Miss Montez avec son accent hispanique à couper au couteau, ces moments sont attendus avec ferveur par les adorateurs du film puis répétés à l’envi. Je vous en transcris quelques perles en les écrivant comme elle les prononce (et en roulant des « r ») :
- Tollea à sa reine de grand-mère qui lui révèle qu’elle est la sœur jumelle de Naja : « Dis idea is de produk of your decaying brain ! » (« Cette idée est le produit de votre cerveau en décomposition ! »). Elle aurait pu dire la même chose au scénariste du film...
- Naja au grand-prêtre Martok en parlant des autochtones à sacrifier au Dieu Cobra : « More must die ! » (« D’autres doivent mourir ! »). Entre parenthèses, c’est une phrase que je me répète souvent pour me calmer quand mes employés me tapent sur les nerfs…
- Naja après presque chacune de ses sentences à ses sujets : « I am your queen ! I af spoken ! » (« Je suis votre reine ! J’ai parlé ! »)
- Naja, les yeux levés au ciel, lançant son immortel : « King Cobrah ! »
Et le meilleur et plus illustre échange de tous, lors de la confrontation finale entre Tollea et sa sœur Naja au sujet de la possession du Bijou Cobra.
- Tollea : « Gif me dat cobrah djool ! » (« Donne-moi le Bijou Cobra ! »)
- Naja : « De cobrah djool belongs to de i priestess ! » (« Le Bijou Cobra appartient à la grande-prêtresse !”).
Il paraît que dans les années 40, cette échange dit « du cobra djool » était un signe de reconnaissance imparable entre certains messieurs comme çà…
Sabu et John Hall sont aussi gratifiés de dialogues croquignolets (ainsi que de rapports ambigus qui renforcent encore la confusion de l’histoire) auxquels n’échappent que deux personnages : Lon Chaney Jr, puisqu'il joue un muet, et le chimpanzé.
La pièce maîtresse de Cobra Woman est une longue scène d’une dizaine de minutes qui, à elle-seule, assure au film son immortalité : la fameuse séquence de la Danse du Cobra. Dans une caverne remplie de fidèles apeurés, la méchante Naja décide de sacrifier 200 ( !) malheureuses indigènes au Dieu Cobra en les faisant précipiter dans le volcan de l’île, toujours en éruption. Vêtue de son costume d’apparat et accompagnée de ses vestales, Naja se lance dans une danse de séduction du Cobra - de plastique - avant de désigner du doigt de façon tout à fait aléatoire et toujours en dansant les victimes sacrificielles qui sont emportées sur le champ à leur funeste sort. La séquence est un monument d’hystérie et de sadisme complètement inattendu dans ce film par ailleurs fort familial, amplifié par le jeu outrancier de Maria Montez et de ses costumes dignes d’une parade de drag-queens. La chorégraphie plus qu’approximative de Maria Montez, qui n’était pas meilleure danseuse qu’actrice, ne peut que provoquer l’hilarité : on sent bien que le réalisateur Robert Siodmak s’est lâché dans la mise en scène de la séquence de la foule menacée mais a laissé Maria Montez faire ce qu’elle voulait dans sa danse parce qu’il n’y avait de toutes façons rien d’autre à faire. Cette séquence est à mon avis, à la première vision comme à la révision, l’un des plus étranges et délirants moments que le cinéma hollywoodien ait jamais produit, toutes époques confondues. Cris, contorsions, grimaces, tambours, gongs, fumées et jeux de torches : rien que pour cette scène invraisemblable, Cobra Woman mérite d’être découvert. Jack Smith raconte qu’il avait vu le film à la fin des années 40 (dans une annonce lointaine de la grande-messe du Rocky Horror Picture Show) dans une salle au public surchauffé et qu’au moment de la scène de la Danse du Cobra, les spectateurs faisaient dans le cinéma les mêmes mouvements de bras que les fidèles de la grande-prêtresse (les bras levés en cou de cobra) et se mettaient à hurler et à courir partout, comme les victimes dans le film, quand Maria Montez grimaçant désignait de son doigt pointé, face à l’écran, le public assis dans la salle.
Je pourrais continuer longtemps sur Cobra Woman : les invraisemblances répétées des pièces du scénario qui ne semblent pas s’emboîter, le personnage épuisé de la vieille reine, le cabotinage habituel de Sabu et le jeu monolithique de John Hall, les scènes reprises d’autres films, de King-Kong à Tarzan et sa Compagne en passant par les sérials des années 30, les images récurrentes du volcan en feu (les exégètes du film ont souvent fait remarquer que Cobra Woman était sans doute le seul film de l'histoire dans lequel l’apothéose n'était pas l’éruption d’un volcan... mais son extinction !), le racisme diffus qui sous-tend le script, les codes du cinéma escapiste hollywoodien, l’embarquement dans cette aventure du réalisateur Robert Siodmak (qui a d'abord renié ce film qu’on lui avait imposé avant de préférer en rire) et du scénariste Richard Brooks (qui allait par la suite faire une belle carrière de réalisateur)… mais je préfère m’arrêter ici : vous aurez compris que Cobra Woman est un plaisir coupable dont je ne pourrai jamais me lasser.
Alors pour la démence du scénario, pour le Technicolor Kalmus des années 40 et pour le souvenir estompé de Maria Montez qui criait de joie en voyant sa beauté, tentez Cobra Woman, ce film « sans égal… sans un moment sensé ». Et puis la France est à ce jour le seul pays au monde qui ait sorti Cobra Woman en DVD : l’ignorer serait un péché. King Cobra !
L'excellent DVD de Cobra Woman édité chez Carlotta :
Voilà une réédition qu'elle est bonne !;)
RépondreSupprimerJe vais craquer.
Vous pouvez y aller les yeux fermés.
RépondreSupprimerMerci de saluer la Reine Mère des Camp lors de votre prochain passage au cimetière. Je sens déjà que je l'aime.
RépondreSupprimerMerde 39 ans! pfff...