24 octobre 2009
Marlene (Maximilian Schell, 1983)
En septembre 1982, l'acteur-réalisateur autrichien Maximilian Schell (né en 1930) débarqua à Paris en vue de réaliser des entretiens filmés avec Marlene Dietrich (1901-1992) dans l'appartement de celle-ci au 12 avenue Montaigne. Marlene avait accepté l’idée de l’exercice, signé un contrat avec Schell et s’était préparée à affronter une nouvelle fois la caméra, sept ans après sa dernière (et ultime) apparition dans un film, Just a Gigolo (1975) de David Hemmings.
Maximilian Schell, qui était de langue natale allemande comme Marlene et qui l’avait autrefois croisée sur le plateau de Jugement à Nuremberg (1960) de Stanley Kramer, avait eu l’innocence de croire qu’il avait réussi à l’apprivoiser et n’imaginait pas que les interviews prévus allaient tourner au cauchemar avant même de commencer et le forcer à revoir entièrement son projet de documentaire sur la vie et la carrière de la star. Car Marlene Dietrich, alors âgée de 81 ans et recluse depuis déjà quelques années dans son appartement parisien où elle vivait entourée de sa secrétaire particulière Annie Albers et de son homme de main Bernard Hall, avait décidé brusquement, dans les derniers jours avant le début du tournage, qu’elle ne voulait plus être filmée et fit savoir par son avocat que les entretiens ne pourraient être enregistrés que sur magnétophone, et sur magnétophone seulement : aucune image ne serait autorisée.
Maximilian Schell et toute son équipe, une fois le premier choc passé de cette catastrophique annonce, durent se résigner à repenser la forme du documentaire envisagé. Ne souhaitant pas attaquer Marlene par respect pour la star, pour son âge et pour son état de santé fragile, Schell imagina de faire avec ce que Marlene acceptait de lui donner (où plutôt de lui vendre puisqu’elle fut évidemment rémunérée pour le projet) : plusieurs heures d’entretiens enregistrés au micro chez elle, en allemand et anglais. Il fallait donc trouver une idée d’accompagment du son par des images. Comme aucune image de Marlene ni de son appartement n’était plus envisageable, Schell décida d’utiliser les moyens traditionnels du film documentaire : images d’archives, extraits de films, photographies anciennes. Il eut l’idée d’ajouter des effets de mise en scène en reconstituant en studio des coins de l’appartement de Marlene, d'utiliser quelques sosies et poupées, de faire intervenir certaines personnes qui la connaissaient bien (notamment Annie et Bernard ci-dessus mentionnés), des techniciens travaillant sur le film comme les éclairagistes ou l’assistante-monteuse et surtout, de recourir à toutes les possibilités expressives du montage pour donner à son film le dynamisme nécessaire.
Le résultat, Marlene, sorti en salles en 1983, est l’un des documentaires les plus originaux qui soient et sans doute, le portrait le plus créatif et sincère d’une star hollywoodienne jamais réalisé. D’une durée de 91 minutes, Marlene dresse un portrait impressionniste de la vie et de la carrière de cette femme hors-normes aux dernières années de sa vie et est un témoignage psychologique extraordinaire sur sa personnalité complexe. Marlene est aussi, et c’est aussi ce qui en fait la splendide nature, la réflexion d’un réalisateur sur l’impossibilité de faire le film qu’il avait prévu de faire et un acte créatif issu d’une intense frustration. A la fois documentaire et réflexion sur la nature d’un documentaire, le film de Maximilian Schell fut justement nominé aux Oscars 1984 du Meilleur Documentaire (l’Oscar fut remporté par l’excellent mais plus conventionnel The Times of Harvey Milk de Rob Epstein).
Des quarante heures et quelques de conversations enregistrées sur les bandes magnéto lors des multiples rendez-vous chez Marlene Dietrich, Maximilian Schell isola les moments les plus significatifs, amusants, surprenants et vrais. Vrais car Marlene, en parfait comédienne qu’elle fut pendant la plus grande partie de sa vie, joua lors des entretiens le rôle de son personnage de star forte, impatiente et capricieuse qu’elle avait sans doute aussi dû être dans la réalité. C’est seulement à quelques moments du film que la carapace se brise et que Maria Magdalena Dietrich ressurgit, une vieille femme surprise elle-même par la magnitude de la carrière qu’elle avait faite sous le nom de Marlene Dietrich. De sa voix reconnaissable entre toutes, même si usée par l'âge, la cigarette et le whisky (son ami fidèle Louis Bozon dit dans son livre que la voix de Marlene dans le documentaire est alcoolisée), Marlene raconte à sa manière son enfance, sa carrière, ses prises de position politiques pendant la guerre, ses rencontres surtout professionnelles et un peu privées… en respectant toutefois la légende de son personnage, ce qui donne l’occasion de scènes très drôles.
Illustrant avec malice les propos de Marlene par des photos ou des images d’archives, Schell réussit à débusquer ses mensonges ou oublis volontaires : ainsi lorsqu’il lui demande si elle était fille unique, Marlene répond « Oui, bien sûr ! » du tac-au-tac alors qu’on nous montre une photo d’elle et de sa sœur aînée dans les années 1910. Dans une autre scène, Marlene affirme péremptoirement qu’elle est n’a jamais versé dans le kitsch tandis que passent des extraits de ses concerts londoniens de 1972 où elle est en scène dans son célèbre manteau en plumes de cygne sur fond de drapés roses. Ou encore ce moment où elle dit qu’elle est toujours « très calme » et qu’on voit la scène de la bagarre dans le saloon de Destry Rides Again ainsi que son agression verbale d’un spectateur dissipé lors d’un concert : « Qui est-ce-qui parle ? Vous allez la fermer ? ». Plein de petites touches amusantes et contrastées de ce genre parsèment le film.
Maximilien Schell se permet de temps en temps des effets provocateurs qui déstabilisent Marlene, comme cet extrait de L’Impératrice Rouge qu’il lui présente pour qu’elle le commente. Seulement, il a intégré subrepticement dans la scène qu’il lui montre des morceaux d’autres films : Marlene hésite puis l’engueule comme poisson pourri en lui disant qu’on lui a donné une mauvaise copie du film et que lui et son équipe ne sont que des amateurs (il faut l'entendre dire avec sa voix rauque : "Amateurs ! Amateurs !"). Il y a aussi la scène où elle affirme que L’Ange Bleu était son tout premier film et qu’il lui montre des extraits de ses films muets pour la contredire et lui clouer le bec (elle s'en sort plutôt bien). On ne peut s’empêcher de penser que l’effet humoristique un peu potache de ce type de farce qui revient plusieurs fois au cours du film est la petite vengeance personnelle du réalisateur envers celle qui lui avait cassé son projet d’origine.
Marlene nous apprend de la bouche-même de l’actrice que son propre film préféré était The Devil is a Woman (La Femme et le Pantin) de von Sternberg - ça tombe bien, c'est aussi le mien -, qu’elle adorait Spencer Tracy et qu’il faut se signer quand on prononce le nom d’Orson Welles. Que les allemands étaient contents d’avoir un Fürher en 1933 parce que les allemands aiment recevoir des ordres, que tous les allemands étaient au courant de l’existence des camps de concentration et qu’elle aime les français pour leur courage pendant la guerre. Qu’Emil Jannings était un gros porc qui surjouait et que ces pauvres acteurs de la Méthode qui vont chercher on ne sait quoi au fond d’eux-même avant de commencer une scène se la racontent. Que la scène du rouge à lèvres sur le miroir du sabre dans Dishonored (Agent X27) est le comble du kitsch (les mots "kitsch" et "quatsch" - "ringard" - reviennent en leitmotiv dans les propos de Marlene). Et bien sûr, que le fait d’avoir été une star hollywoodienne ne lui fait ni chaud ni froid…
Au final, Marlene, au-delà du portrait passionné et fascinant d’une femme qui fut à la fois entière et contradictoire, reste le témoignage de la formidable bataille d’egos qui se joua lors des ces interviews audios de 1982 entre Marlene Dietrich et Maximilian Schell, deux personnalités impliquées chacune à leur façon dans un projet de documentaire qui devint quelque chose qui n’était pas du tout prévu au départ : un film d'auteur. On n’arrive pas trop à savoir qui avait la main dans cette affaire : Marlene ou Maximilian ? Sans doute les deux, et à proportions égales. Ce qui est certain, c'est que dans ce jeu du jeu et de la souris, ils se sont mutuellement rendus chèvre. La tension de certains de leurs échanges (on a parfois l’étrange impression d’entendre des disputes d’un vieux couple) donne au film sa spécificité dont le seul autre exemple qui me vienne à l’esprit est un autre documentaire sur le cinéma, Ennemis Intimes, sur Werner Herzog et Klaus Kinski. J’aime particulièrement un moment du film où Dietrich dit à Schell : « Mais pour qui vous prenez-vous ? J’ai dîné à la table de tous les plus grands de ce monde et jamais, mais jamais, personne n’a osé me traiter comme vous le faites ! ».
Impatiente, Marlene l’est pendant toute la durée du film. Se protégeant régulièrement derrière ce fameux contrat qui stipulait combien de temps Schell devait rester pour chaque entretien ou quelle langue ils pouvaient parler ensemble (allemand ou anglais), elle fait la vieille petite fille agacée en réponse à de nombreuses questions du réalisateur : « Qu’est-ce-que vous voulez que je vous réponde à çà ? Blabalablablablabla… c’est çà que vous voulez ? », « Amateur, retournez chez votre Mama Schell ! », « Allez ouste, tout le monde s’en va ! ». La punition de la star difficile, purement cinématographique bien entendu, vient dans l’avant-dernière séquence, quand un formidable montage de photos, d’extraits de films et de bandes d’actualités, de recréations avec des poupées, d’éclairs, de musiques dissonantes et de roulements de tambour sur "Where are all the flowers gone?" fait plonger le documentaire dans le vaudeville et le personnage de Marlene Dietrich en héroïne de comi-tragédie. C'est un morceau d’anthologie.
Mais Maximilian, en fin de compte, nous montre qu’il aime Marlene, sincèrement et profondément, car dans la toute fin de son film, il réussit l’impossible. Après le déchaînement du montage de l’avant-dernière séquence, il impose à la bande-son un tonitruant retour au silence. On entend alors la voix du réalisateur qui lit (en allemand) un poème berlinois de la fin du XIXe siècle sur la vie qui passe, la mort qui vient, les choses qu’on ne s’est pas dites et les regrets qui sont souvent le lot des derniers jours. Marlene l’écoute attentivement. Elle connaît de toute évidence le poème par cœur et le récite à la suite de la lecture que Schell vient de lui faire. Et là, sa voix se brise d’émotion, les mots restent en suspens dans sa gorge et on entend sur la bande-son les sanglots de la vieille star. Sur l’image qui s’estompe d’un gros-plan de visage de Marlene Dietrich dans son dernier film, Just a Gigolo, Marlene, en pleurs, réussit à dire que c’était le poème préféré de sa mère, qu’il est sans doute un peu kitsch mais que c’est la plus belle chose qu’elle connaisse. Le visage et la voix s’évanouissent dans un fondu au noir. Marlene Dietrich s’est éteinte dans son appartement de l’avenue Montaigne en 1992, onze ans après avoir accordé au microphone de Maximilien Schell ce bouleversant témoignage de sa vulnérable humanité.
On peut aimer ou détester Marlene Dietrich (ou s’en foutre) mais je suis certain que le film-documentaire de Maximilian Schell, par son astuce et sa surprenante grammaire, ne peut que fasciner, comme moi, tout ceux que le cinéma intéresse. Marlene est un film qu'il faut redécouvrir.
Et tant que j’y suis, je voudrais aussi mentionner un autre documentaire de 90 minutes que Maximilien Schell a réalisé en 2002 sur le même principe que Marlene : celui consacré à sa propre sœur, l’actrice Maria Schell (1926-2006), qui s’éloignait alors dans les brumes d’Alzheimer. Meine Schwester Maria (My Sister Maria), un film évidemment plus personnel que Marlene pour Maximilien Schell, est une autre merveille de sensibilité et de tendresse et l’un des plus beaux hommages qu’on puisse rendre à une célèbre actrice de cinéma et à la véritable personne qui se cachait derrière elle. On ne peut oublier ces images de Maria Schell qui regarde des extraits de ses propres films en demandant à son frère quelle est cette actrice qui est à l'écran. C’est un autre film exceptionnel.
Marlene et My Sister Maria existent en DVD Z0 américains d’excellente facture avec des sous-titres anglais.
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intéressant, tu m'as vraiment donné envie de découvrir ces deux films. merci Tom.
RépondreSupprimerN'hésite surtout pas si tu en as l'occasion ! Marlene, notamment, qui mérite bien plusieurs visionnages pour en en extraire toutes les nuances. Bien à toi.
RépondreSupprimerBeau billet !
RépondreSupprimerIncroyable. Il suffit vraiment que je vois une représentation de Maria Schell pour être (très) ému.
RépondreSupprimerC'est moi qu'on aurait dû surnommer le pleureur.
Quel visage et quelles expressions elle avait !
Le documentaire était passé sur Arte je crois (pour un anniversaire ?).
@syl/Gay Cultes : Merci!
RépondreSupprimer@francesco : Je te comprends pour Maria Schell. La douceur de ses traits et de ses expressions : moi aussi, elle me bouleverse quel que soit le bon film ou le navet dans lequel elle paraît.
C’était l’époque où Louis Bozon, l’ami fidèle des dernières années, apportait les croissants du matin à la vieille dame cloîtrée, occupée à lire Heinrich Böll ou Günter Grass (si l’on en croit son autobiographie, Marlène D. par Marlène Dietrich, livre moins inepte qu’on a pu dire). Trop long crépuscule parisien sans doute, pour cette créature de Von Sternberg, qui devait s'appliquer, comme celles qui ont portées Gilda et Laura, tout simplement à exister. Belle présentation, Jacques, d’un documentaire que j’ai vu il y a longtemps, et qui nous invite en effet à une réflexion paradoxale sur la créativité née de la frustration, laquelle nous renvoie d’ailleurs aux brillantes transgressions des cinéastes au début du Code Hays. Documentaire imaginatif mais déférent, jusque dans son irrespect facétieux, suivi d’un autre, plus intimiste, sur Maria Schell, sœur du cinéaste : les évocations du cinéma d’outre-Rhin conservent toujours un peu une odeur de jugement dernier. Les élues, engagées aux cotés des G.I…Telle fut Marlène, étrange bonne conscience de l’Allemagne. Et puis, les Christina Söderbaum ou autre Ilse Werner, soleils noirs d’un peuple qui s’est réveillé un peu tard d’une une mauvaise histoire, qui n’appellent pas les documentaires, ni de Maximilian Schell, ni des autres...Autisme finalement encore plus frustrant. A bientôt! François
RépondreSupprimerN'est-on jamais meilleur dans la création que quand les forces extérieures briment et obligent à feinter, François ?
RépondreSupprimerLe cas Marlene est un peu particulier : elle le dit elle-même dans le documentaire. Haïe par les allemands pendant la guerre (c'est une "traîtresse"), ils l'ignorent pendant dix ans ensuite puis la portent en triomphe à son retour à Berlin (malgré quelques pancartes hostiles). Bonne conscience, peut-être, mais rétrospective.
Peu à peu, les autres semblent remonter à la surface (le cas Riefenstahl étant totalement à part) : aujourd'hui, Leander, Söderbaum bénéficient de plus d'indulgence. Et Hildegard Kneff vient de faire l'objet d'un film biographique en Allemagne. La roue tourne... Bien à toi.
En effet un excellent documentaire.
RépondreSupprimerMerci à toi.
Je n'ai rien à ajouter à ton excellente présentation.
Une femme d'une intelligence remarquable...j'aime bien aussi comment elle s'en prend aux féministes.
C'est là qu'on voit la différence entre une vraie star et quelqu'un comme Catherine Deneuve imbue de sa bonne conscience de bourgeoise de gôche.