Relisant l’autre soir les fascinantes Memoirs de Tennessee Williams (1972), je suis tombé sur une photo de tournage de The Roman Spring of Mrs. Stone légendée ainsi par Williams lui-même : « C’est mon film préféré de tous ceux qui ont été tirés de mon travail. Il a été réalisé par José Quintero, qui n’avait jamais fait de film auparavant ». Comme le DVD traînait sur mes étagères depuis des lustres (depuis la sortie de l’excellent coffret DVD Z1 « Tennessee Williams Film Collection »), que j’ai un attachement profond pour le film mais que l’avis de Williams m’intriguait bien un peu, j’en ai profité pour le revoir, ce que je n’avais pas fait depuis longtemps. Et tout s’est éclairé.
Il s’agit donc à l’origine d’un court roman de Tennessee Williams publié en 1950 et d’un scénario de Gavin Lambert (« Gayvin » Lambert comme l’épelaient ses pourfendeurs). Devant la caméra : Vivien Leigh, Warren Beatty, Lotte Lenya, Coral Browne, Jill St. John et une brochette de second rôles hauts en couleurs, rombières emperlousées, vieux barons maigrichons et gigolos ritals. Tous au service d’une histoire comme on n’en fait plus, sans doute parce que la mode est passée et le panache avec elle.
Karen Stone (un nom inspiré !) est une actrice de théâtre de 46 ans dont la carrière autrefois brillante décline sérieusement. Elle décide de tirer le rideau sur la scène et de voyager avec son riche mari, qui meurt d’une crise cardiaque dans un avion. Désormais veuve et fortunée, elle essaye de tromper sa solitude en allant passer quelques mois à Rome, dans un splendide appartement de location avec terrasse donnant sur l’escalier de la Trinité-des-Monts. Elle y fréquente le cercle des riches veuves américaines expatriées et tombe, comme la plupart d’entre elles, dans les griffes d’une mère-maquerelle qui lui procure pour ses cocktails et ses nuits un ténébreux escort-boy local qui répond au nom grandiose de Paolo di Leo et ressemble à Warren Beatty. Mais l’illusion de l’amour tarifé n’aura qu’un temps, le scandale l’emportera et le printemps romain de Mrs. Stone ne durera qu’un été, cédant la place aux constats amers. Par un geste mélodramatiquement désespéré, Karen Stone entrera finalement dans l’hiver obscur et glacial d’un destin vers lequel, de toute façon, elle se dirigeait déjà à vitesse de croisière.
Le Printemps Romain de Mrs. Stone est donc l’histoire d’une jeunesse et d’une beauté qui se fanent (Karen Stone) en brillant de leurs derniers feux au contact d’une autre jeunesse et d’une autre beauté, à leur zénith celles-là (Paolo di Leo). La femme mûre et le jeune homme, la riche veuve et le gigolo. Ces quelques mots suffisent à nous mettre la puce à l’oreille : le film se terminera mal, comment pourrait-il en être autrement ? Le mélodrame atteint ici ses sommets métaphysiques car il ne s’agit pas d’adultère et de péripéties improbables, il s’agit du temps qui passe et du fossé infranchissable qu’il construit entre les sexes, les classes et les générations. De la tragédie du désir et des passions non réciproques. La scène dans laquelle Karen Stone, après avoir goûté au fruit défendu lors d’une nuit d’abandon, court au matin chez Elizabeth Arden pour changer de coiffure et ressort du salon de beauté radieuse et sur un nuage est d’un rare inconfort pour le spectateur averti qui sait bien que ces ivresses-là, dans la vraie vie, ne durent que ce que durent les roses.
L’idée de génie des producteurs du film a été de confier le rôle de Karen Stone à Vivien Leigh, qui avait 47 ans à l’époque du tournage et qui, comme le personnage qu’elle interprétait, traversait alors une crise personnelle et professionnelle aiguë (marques de l'âge, divorce d’avec Laurence Olivier, enlisement de carrière, épisodes d’internements psychiatriques, bataille contre la tuberculose qui devait l’emporter prématurément sept ans plus tard). La fragilité physique et psychologique de l’actrice, évidentes, se projettent sur sa Mrs. Stone. Il est bien loin le temps de Scarlett O’Hara, même si, au détour d'un plan, les éclairs radieux de l’hystérie de celle-ci se retrouvent dans le visage et le body language de celle-là. Son reflet inversé dans le film, l’insouciante starlette de cinéma Barbara Bingham (jouée par Jill St John), lui rappelle à chaque rencontre que ses années de fraîcheur sont passées. Et permet quelques dialogues emballants :
Jill St John : - “Ah, vous êtes Karen Stone ! J’ai déjà entendu parler de vous je crois mais je ne vous ai jamais vue sur scène. »
Vivien Leigh : - « Ce n’est pas bien grave Mlle Bingham, je ne vous ai jamais vue au cinéma non plus ! »
Choix de casting à priori discutable, Warren Beatty, cheveux teintés en noir et gommage bronzant dans le rôle du gigolo romain, s’en tire assez bien. Tout juste sorti du triomphe de Splendor in the Grass qui l’avait révélé au monde entier et placé en haut de la liste des jeunes premiers à suivre, l’acteur au physique alors sans défaut (il avait 23 ans au moment du tournage) donne la réplique avec aplomb à Vivien Leigh en nous faisant presque accepter l’artificiel accent italien dans lequel il se dépêtre. Si Vivien Leigh est parfaite en star vieillissante, Warren Beatty l’est finalement aussi en play-boy juvénile : sans doute parce que ces deux rôles-là n’étaient pas tout à fait des rôles de composition mais que leurs interprètes en connaissaient eux-mêmes assez intimement la substance.
Mais The Roman Spring of Mrs. Stone, au-delà du magnétisme de ses deux interprètes principaux, est aussi inoubliable grâce à une autre actrice qui balaie tout sur son passage et qui vole à ses partenaires chacune des scènes dans lesquelles elle apparaît : la formidable Lotte Lenya (1898-1981), qui fut si rare au cinéma (qui ne se souvient de son autre grand rôle : celui de Rosa Klebb, la sadique espionne communiste de Bons Baisers de Russie ?). Ici, sous l’increvable personnage de la Contessa Magda Terribili-Gonzales (Monsieur Williams, vraiment, bravo pour vos noms !), elle est la mère-maquerelle aux manières de grande dame qui pourvoit en chair fraîche des deux sexes ses clientes et clients fortunés et tient avec un professionnalisme exemplaire son petit agenda des rendez-vous galants de ses pouliches et poulains. Et vérifie, intraitable, au bon versement de ses commissions de 10%. Lotte Lenya, mythique chanteuse et actrice de scène au physique atypique, se régale de toute évidence des outrances de son personnage, dont elle ne fait qu’une bouchée. Queen of camp ! Il faut la voir minauder devant un client avant de piquer une colère contre un gigolo qui n’a pas assuré une prestation commandée ou s’étourdir de rire lors d’une party en racontant des ragots sur Mrs. Stone qu'elle croit absente alors qu’elle est dans la pièce d’à côté (c’est une de mes scènes préférées du film). Une autre scène splendide est celle du cocktail dans les ruines antiques où elle prend à part Mrs. Stone pour la mettre en garde contre les agissements de Warren Beatty en picorant des olives :
Lotte Lenya : - « Où en êtes-vous, ma chère Karen, avec le Signor di Leo ? J’espère que vous en avez pour votre argent ! Je ne voudrais pas qu’il vous arrive ce qui est arrivé à cette pauvre Signora Coogan. Vous n’avez pas su ? Elle avait invité Paolo pour un week-end à Capri avec quelques amies et a été la seule du groupe à qui il n'a pas fait l'amour. Elle en a fait une telle poussée de honte et d’eczéma qu’elle a sauté dans le premier avion pour l’Afrique et est aller se cacher au plus profond de la jungle ». Ces quelques lignes dites par Lotte Lenya justifent à elles-seules de voir le film.
Coral Browne, impériale, joue le rôle d’une confidente sincère de Karen Stone qui assiste au naufrage de son amie dans son aventure vouée à l’échec. C’est le seul personnage « moral » du film, celui qui offre un contrepoint à tous les autres et fait office de voix de la raison. C’est aussi le moins intéressant, inutile de le dire. Mais Coral Browne, elle, crève l’écran comme elle l'a toujours fait.
The Roman Spring of Mrs. Stone peut être lu sous différentes loupes : c’est un mélodrame bien sûr et en 1961, l’un de derniers de grande tenue. C’est aussi une réflexion désabusée sur les ravages du temps qui passe et les illusions destructrices. Et sur l’horreur de la solitude affective. Mais c’est surtout, et il faudrait être aussi naïf que Barbara Bingham pour ne pas s’en apercevoir, un autoportrait sans concession ou masochiste (je penche pour le premier) de Tennessee Williams. Si Flaubert avait pu lancer avec bravache : « Mme Bovary, c’est moi ! », Williams aurait, avec mille fois plus de légitimité, pu reprendre sa formule : « Mrs. Stone, c’est moi ! ». Ayant lu les Mémoires de Williams et connaissant quelque peu sa vie et sa carrière, on ne peut qu’être frappé par les ressemblances et équivalences entre l’auteur et son personnage. Au moment où il écrit son court roman en 1950, Williams à 39 ans. On sait que le passage à la quarantaine n’est pas toujours chose facile. Pour Williams, ça avait été le temps de la gloire professionnelle mais de la débâcle personnelle : homosexuel et conquérant, il voyait son image des beaux jours céder la place à celle d’un homme entre deux-âges dont le physique s'empâtait. Comme Mrs. Stone, il mettait en doute la pérennité de sa carrière et de sa séduction et s’évadait dans des aventures toujours plus nombreuses avec des jeunes hommes gratuits ou plus souvent payants qui lui offraient l’illusion de pouvoir un temps arrêter les aiguilles. Rien que de très banal somme toute mais encore fallait-il oser le suggérer aussi frontalement en 1950. Comme Karen Stone, les voyages exotiques, l’alcool mondain et les liaisons passagères allaient devenir son quotidien même si son travail était plus que jamais prolifique et reconnu (La Chatte sur un Toit Brûlant date de 1955, Doux Oiseau de la Jeunesse de 1959…). Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait trouvé que The Roman Spring of Mrs. Stone était « son film préféré de tous ceux qui ont été tirés de son travail ». Ce n’est sans doute pas pour la réalisation correcte mais sans grande inspiration de José Quintero, c’est évidemment pour tout ce que le film véhicule avec lui. Pour la petite histoire, Vivien Leigh et Tennessee Williams s’étaient professionnellement croisés plusieurs fois (Un Tramway nommé Désir) et étaient copains comme cochons : leur fragilité commune les rapprochait et le choix de l’actrice pour le rôle de Karen Stone avait enchanté l’écrivain. Celui de Warren Beatty aussi d'ailleurs, mais pour de toutes autres raisons.
The Roman Spring of Mrs. Stone connut un échec public et critique lors de sa sortie en 1961. Vivien Leigh en fit une nouvelle dépression, Warren Beatty se fit très discret pendant trois ans, Tennessee Williams abusa de plus belle de la bouteille et la carrière cinéma de José Quintero fut coupée court. Près de cinquante ans plus tard, le film reste encore l’un des moins connus parmi les adaptations des œuvres de Tennessee Williams. Ses admirateurs, dont je fais évidemment partie, le gardent en revanche bien précieusement dans leur Olympe. Un remake TV très correct en a été fait en 2003 avec Helen Mirren et Olivier Martinez : c'est une curiosité mais l'original, bien entendu, le surpasse.
Dans la scène finale de The Roman Spring of Mrs. Stone qui est un des sommets du symbolisme williamsien (wouarf !) - et Dieu sait si Williams n'y allait pas avec le dos de la cuillère dans la métaphore ! - Karen Stone s’approche, dans la chaude nuit romaine, de la rambarde de son balcon. Elle jette les clés de son appartement enveloppées dans un mouchoir de dentelle sur le trottoir en contrebas, pour qu’elles soient ramassées par un mystérieux jeune homme en pardessus élimé qui l’épiait silencieusement depuis le début du film. Puis, elle va s’installer dans un fauteuil et allume une cigarette dans l’obscurité en attendant l'inconnu. La porte s’ouvre et le jeune homme apparaît en contre-jour dans la lumière du palier. Il s’approche d’elle à petit pas à la fois sûrs et incertains. Elle le regarde venir à elle, les yeux grands ouverts. Le pardessus élimé du jeune homme enveloppe l’écran, qui devient noir. THE END. Karen Stone a rencontré son destin.
On imagine très bien que Tennessee Williams aurait pu (a pu ?) faire exactement la même chose que Karen Stone, un soir de spleen et de solitude à Rome, à Key West ou à Paris. Jeter ses clés à un inconnu. Qui d’entre nous d’ailleurs ne pourrait pas faire pareil ? Vous vous souvenez sans doute d'une célébrité locale qui chantait autrefois « On a tous en nous quelque chose de Tennessee » ? Je me plais à imaginer Johnny en chanter une variante (ne serait-ce pas fort cocasse ?) : « On a tous en nous quelque chose de Karen Stone ». Au moins des clés... si ce n'est un mouchoir de dentelle.
The Roman Spring of Mrs. Stone est un film à redécouvrir. Il est sorti en France en DVD sous le titre racoleur mais d’origine Le Visage du Plaisir. Ne vous en privez surtout pas.
30 avril 2009
18 avril 2009
Who Killed Teddy Bear (Joseph Cates, 1965)
Un post récent sur un blog ami ("Fears for Queers", merci BBJane !) m’a permis de découvrir un film obscur dont l’originalité et l’audace m’ont d’abord surpris, ensuite enchanté : Who Killed Teddy Bear de Joseph Cates. Récemment sorti en DVD Z2 UK, le film est un petit chef-d’œuvre de cinéma de genre.
Il s’agit d’un thriller américain de 1965 dont l’accumulation de scènes osées pour l’époque génère stupeur sur stupeur. Les quelques lignes de l’histoire ci-dessous vous en donneront une idée :
Norah (Juliet Prowse) est une jeune femme libre qui gagne sa vie en attendant des temps meilleurs comme D.J. d’une boîte de nuit new-yorkaise. Des coups de fil anonymes salaces qu’elle reçoit chez elle depuis peu l’inquiètent car elle a la vague impression que son tourmenteur la connaît. Elle se confie à un policier spécialiste des pathologies sexuelles (Jan Murray), qui commence une enquête. Les appels se multipliant, Norah accepte l’offre de sa patronne (Elaine Strictch) de venir loger chez elle : hélas, celle-ci fait des avances à la jeune femme qui la met à la porte. L’éconduite se fait tuer dans une ruelle sombre des abords de l’appartement de Norah. La jeune femme se rapproche alors d’un de ses collègues (Sal Mineo), serveur dans le nightclub, un culturiste timide à la sexualité incertaine qui habite avec sa sœur cadette, handicapée mentale. Norah apprendra à ses dépens qu’il faut se méfier de ce genre de type…
Who Killed Teddy Bear est un peu Les Infortunes de la Vertu revu par le cinéma indépendant new-yorkais. La malheureuse héroïne navigue de Charybde en Sylla pendant toute la durée du film : poursuivie au téléphone par un pervers anonyme, désirée par une prédatrice lesbienne, inquiétée par un flic obsédé de perversions, abusée par un collègue auprès duquel elle espérait le réconfort… elle tombe de désillusion en désillusion et ne sait plus, en fin de compte, à quel Saint se vouer. La malheureuse ne connaitra pas le destin funeste de Justine mais elle sortira cependant de son odyssée fort ébranlée.
En plus de ce carnaval de déviances, Who Killed Teddy Bear réserve bien d’autres surprises, comme ce mélange de scènes tournées en studio (les scènes d’appartement et de nightclub) et d’autres tournées dans les rues de Manhattan pendant l’hiver 1964 avec une caméra sans doute très discrète qui saisit dans leur immédiateté le quotidien des rues de l’époque. Le réalisme documentaire de ces séquences leur confère un fort sentiment de cinéma-vérité : certains passants s’arrêtent pour observer l’équipe du film faire son travail et les travelings nocturnes révèlent la faune interlope de Times Square et de la 42e rue qui n’étaient pas encore le territoire des touristes. L’influence de Blast of Silence (autre film indépendant new-yorkais, réalisé en 1961), de Melville et de la Nouvelle-Vague est évidente et maîtrisée : Joseph Cates connaissait ses classiques contemporains. Le directeur de la photographie d’origine française, Joseph Brun, utilise formidablement bien un noir et blanc un peu sale qui convient à merveille aux zones plus qu'obscures de l’histoire.
Les acteurs sont excellents dans des rôles qui se prêtent pourtant, sur le papier, à toutes les outrances. La charmante Juliet Prowse d’abord, parfaite en victime pleine de résilience. La jeune actrice et danseuse sud-africaine à la silhouette longiligne et au visage mutin (ses yeux de chat et son sourire désarmants sont de ceux qui ne s’oublient pas) réussit à transmettre au spectateur les émotions contrastées par lesquelles passe son personnage. Elle est sublimement sexy dans l’avant-dernière scène du film, une longue séquence où elle danse avec Sal Mineo sur un air de pop : on croit aisément Elvis qui ne tarissait pas d’éloges sur elle après l’avoir eue comme partenaire dans G.I. Blues (1960). Dans des seconds rôles à forte personnalité, la grande dame de Broadway Elaine Stritch, imposante de présence, donne à la patronne du club la dose d’ambigüité qu’il faut et Jan Murray, en flic hanté par la mort violente de sa femme, provoque l’inquiétude par ses silences et ses regards pleins de sous-entendus. Mais le film permet surtout la révélation de Sal Mineo, dont c’est sans doute le rôle le plus casse-gueule. Exploitant son physique nerveux bien connu depuis La Fureur de Vivre (tourné dix ans plus tôt), le réalisateur lui permet de jouer sur sa propre ambigüité, entre fragilité et névrose. Sal Mineo s’est investi à fond dans son rôle, qui, pensait-il, allait réveiller une carrière sur la pente descendante et mettre fin aux rumeurs d’homosexualité dans lesquelles il se débattait alors. En voyant le film aujourd’hui, on ne peut qu’être interloqué par cette ambition évidemment vouée à l’échec : Who Killed Teddy Bear était, en 1965, aux antipodes du genre de film qui aurait permis à ses participants de se refaire une santé au soleil d’Hollywood. Le film précipita la chute de l’acteur qui poursuivit quelque temps sa carrière dans des séries télévisées avant de mourir prématurément à 37 ans en 1976, assassiné dans des circonstances qui n'ont jamais été éclaircies. A ma grande surprise, Who Killed Teddy Bear a réussi à me rendre plus sensible à Sal Mineo, un acteur dont je ne pensais jusqu’alors pas grand-chose.
Who Killed Teddy Bear est donc un thriller psychosexuel aux audaces scénaristiques stupéfiantes pour 1965. Plein de scènes ne manqueront pas d’étonner les amateurs de bizarreries d’images et de dialogues : le formidable générique de début, avec ses deux corps nus qui s’étreignent en gros plan sur un lit (sur un visuel et une chanson fortement inspirés de Goldfinger) ; ce policier veuf qui se repasse en boucle les confessions de psychopathes sur des bandes magnétiques et qui vit avec sa fille de 12 ans (qui lui demande, lorsqu’il ramène Juliet Prowse chez eux, si « c’est une pute ? ») ; l’évocation des masturbations du type du téléphone ; le personnage de la sœur demeurée (car tombée sur la tête après avoir surpris son frère au lit avec on ne sait qui !) ; les exercices de musculation de Sal Mineo, à la charge puissamment homoérotique ; le panoramique plein d’enseignements sur les rayonnages de livres d’une boutique pour adultes (où figurent entre autres côte-à-côte « Psychopathia Sexualis », « Tropique du Cancer » et « Le Festin Nu ») ; les nombreuses scènes avec Prowse ou Mineo en sous-vêtements ; le surprenant viol final ; l'image arrêtée qui ferme le film…
Et puis, pour alléger toute cette poisse (je ne parle pas de Prowse ou Mineo en sous-vêtements), il y a ces longues séquences de danse de toute évidence placées dans le film pour en rallonger la durée à moindre frais : les danseurs sur la piste du nightclub sur « Born to be bad » (dont un formidable couple de noirs à l’impressionnant sens du rythme) et les mouvements endiablés de Juliet Prowse et de Sal Mineo à la fin, sur « It could have been me » (ces deux-là savaient bouger, dans des genres très différents !), deux morceaux pops spécialement écrits pour le film par Al Kasha et Bob Gaudio et introuvables depuis (j'ai pourtant cherché). Certains spectateurs regrettent ces deux séquences musicales qui ralentissent l’action. Pour ma part, je les adore : en plus d’être de vraies time-capsules de pop sixties, elles offrent des contrepoints formels qui renforcent l’étrangeté de tout ce qui se passe autrement à l’écran.
Who Killed Teddy Bear est un film qui ne ressemble à rien de connu au milieu des années 60 : part thriller, part drame psychologique et part exploitation (et c’est bien sûr la meilleure part !), il garde, près de 45 ans après sa réalisation, sa capacité à surprendre et même, et c'est beaucoup plus rare, à choquer. Evidemment, sa sortie en 1965 déclencha les foudres de la censure américaine qui effectua quelques coupes dans les scènes les plus indécentes et le film fut tout simplement interdit en Angleterre (refus de certificat) : sa récente sortie en DVD au Royaume-Uni marque donc la toute première fois que le film est visible dans le pays, établissant une sorte de record de délai de diffusion.
C’est donc une belle découverte que ce Who Killed Teddy Bear, rarissime petit joyau noir des Sixties qui osait s’aventurer sur des terrains bien marécageux pour l’époque. Klute, Taxi Driver, Hardcore... sont juste au coin de la rue. Une bizarrerie qui a tous les arguments d'un film-culte, d'un vrai.
Entre nous : vous vous souvenez peut-être de cette inénarrable chanson de notre Sheila nationale au début des années 80 : « L’Amour au téléphone » ? Eh bien Who Killed Teddy Bear, le croiriez-vous, m’y a fait repenser. Fallait le faire ! Et chacun a les références qu'il mérite.
Des nymphos, des homosexuels,
Sado-masos et je ne suis pas spécialiste !
Et j'ai même entendu a un cocktail
La plus bizarre de la liste :
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
Dans cette débauche phénoménale,
On est normaux, nous,
Est-ce bien normal ?
Où ? Où ? Où allons-nous ?
Le DVD anglais de Who Killed Teddy Bear est de très bonne qualité avec seulement quelques variations peu gênantes dans l’image dues aux diverses copies qui ont permis la réintroduction des séquences censurées. Très curieusement, le splendide générique de début montre des corps nus flous alors que l'extrait YouTube du même générique (ci-dessous) les montre nets : un parfait exemple de traficotage d’image par les censeurs. Ca aurait été bien que l’éditeur du DVD (Network) ait pu avoir accès à la séquence non floutée. Pas de sous-titres.
Il s’agit d’un thriller américain de 1965 dont l’accumulation de scènes osées pour l’époque génère stupeur sur stupeur. Les quelques lignes de l’histoire ci-dessous vous en donneront une idée :
Norah (Juliet Prowse) est une jeune femme libre qui gagne sa vie en attendant des temps meilleurs comme D.J. d’une boîte de nuit new-yorkaise. Des coups de fil anonymes salaces qu’elle reçoit chez elle depuis peu l’inquiètent car elle a la vague impression que son tourmenteur la connaît. Elle se confie à un policier spécialiste des pathologies sexuelles (Jan Murray), qui commence une enquête. Les appels se multipliant, Norah accepte l’offre de sa patronne (Elaine Strictch) de venir loger chez elle : hélas, celle-ci fait des avances à la jeune femme qui la met à la porte. L’éconduite se fait tuer dans une ruelle sombre des abords de l’appartement de Norah. La jeune femme se rapproche alors d’un de ses collègues (Sal Mineo), serveur dans le nightclub, un culturiste timide à la sexualité incertaine qui habite avec sa sœur cadette, handicapée mentale. Norah apprendra à ses dépens qu’il faut se méfier de ce genre de type…
Who Killed Teddy Bear est un peu Les Infortunes de la Vertu revu par le cinéma indépendant new-yorkais. La malheureuse héroïne navigue de Charybde en Sylla pendant toute la durée du film : poursuivie au téléphone par un pervers anonyme, désirée par une prédatrice lesbienne, inquiétée par un flic obsédé de perversions, abusée par un collègue auprès duquel elle espérait le réconfort… elle tombe de désillusion en désillusion et ne sait plus, en fin de compte, à quel Saint se vouer. La malheureuse ne connaitra pas le destin funeste de Justine mais elle sortira cependant de son odyssée fort ébranlée.
En plus de ce carnaval de déviances, Who Killed Teddy Bear réserve bien d’autres surprises, comme ce mélange de scènes tournées en studio (les scènes d’appartement et de nightclub) et d’autres tournées dans les rues de Manhattan pendant l’hiver 1964 avec une caméra sans doute très discrète qui saisit dans leur immédiateté le quotidien des rues de l’époque. Le réalisme documentaire de ces séquences leur confère un fort sentiment de cinéma-vérité : certains passants s’arrêtent pour observer l’équipe du film faire son travail et les travelings nocturnes révèlent la faune interlope de Times Square et de la 42e rue qui n’étaient pas encore le territoire des touristes. L’influence de Blast of Silence (autre film indépendant new-yorkais, réalisé en 1961), de Melville et de la Nouvelle-Vague est évidente et maîtrisée : Joseph Cates connaissait ses classiques contemporains. Le directeur de la photographie d’origine française, Joseph Brun, utilise formidablement bien un noir et blanc un peu sale qui convient à merveille aux zones plus qu'obscures de l’histoire.
Les acteurs sont excellents dans des rôles qui se prêtent pourtant, sur le papier, à toutes les outrances. La charmante Juliet Prowse d’abord, parfaite en victime pleine de résilience. La jeune actrice et danseuse sud-africaine à la silhouette longiligne et au visage mutin (ses yeux de chat et son sourire désarmants sont de ceux qui ne s’oublient pas) réussit à transmettre au spectateur les émotions contrastées par lesquelles passe son personnage. Elle est sublimement sexy dans l’avant-dernière scène du film, une longue séquence où elle danse avec Sal Mineo sur un air de pop : on croit aisément Elvis qui ne tarissait pas d’éloges sur elle après l’avoir eue comme partenaire dans G.I. Blues (1960). Dans des seconds rôles à forte personnalité, la grande dame de Broadway Elaine Stritch, imposante de présence, donne à la patronne du club la dose d’ambigüité qu’il faut et Jan Murray, en flic hanté par la mort violente de sa femme, provoque l’inquiétude par ses silences et ses regards pleins de sous-entendus. Mais le film permet surtout la révélation de Sal Mineo, dont c’est sans doute le rôle le plus casse-gueule. Exploitant son physique nerveux bien connu depuis La Fureur de Vivre (tourné dix ans plus tôt), le réalisateur lui permet de jouer sur sa propre ambigüité, entre fragilité et névrose. Sal Mineo s’est investi à fond dans son rôle, qui, pensait-il, allait réveiller une carrière sur la pente descendante et mettre fin aux rumeurs d’homosexualité dans lesquelles il se débattait alors. En voyant le film aujourd’hui, on ne peut qu’être interloqué par cette ambition évidemment vouée à l’échec : Who Killed Teddy Bear était, en 1965, aux antipodes du genre de film qui aurait permis à ses participants de se refaire une santé au soleil d’Hollywood. Le film précipita la chute de l’acteur qui poursuivit quelque temps sa carrière dans des séries télévisées avant de mourir prématurément à 37 ans en 1976, assassiné dans des circonstances qui n'ont jamais été éclaircies. A ma grande surprise, Who Killed Teddy Bear a réussi à me rendre plus sensible à Sal Mineo, un acteur dont je ne pensais jusqu’alors pas grand-chose.
Who Killed Teddy Bear est donc un thriller psychosexuel aux audaces scénaristiques stupéfiantes pour 1965. Plein de scènes ne manqueront pas d’étonner les amateurs de bizarreries d’images et de dialogues : le formidable générique de début, avec ses deux corps nus qui s’étreignent en gros plan sur un lit (sur un visuel et une chanson fortement inspirés de Goldfinger) ; ce policier veuf qui se repasse en boucle les confessions de psychopathes sur des bandes magnétiques et qui vit avec sa fille de 12 ans (qui lui demande, lorsqu’il ramène Juliet Prowse chez eux, si « c’est une pute ? ») ; l’évocation des masturbations du type du téléphone ; le personnage de la sœur demeurée (car tombée sur la tête après avoir surpris son frère au lit avec on ne sait qui !) ; les exercices de musculation de Sal Mineo, à la charge puissamment homoérotique ; le panoramique plein d’enseignements sur les rayonnages de livres d’une boutique pour adultes (où figurent entre autres côte-à-côte « Psychopathia Sexualis », « Tropique du Cancer » et « Le Festin Nu ») ; les nombreuses scènes avec Prowse ou Mineo en sous-vêtements ; le surprenant viol final ; l'image arrêtée qui ferme le film…
Et puis, pour alléger toute cette poisse (je ne parle pas de Prowse ou Mineo en sous-vêtements), il y a ces longues séquences de danse de toute évidence placées dans le film pour en rallonger la durée à moindre frais : les danseurs sur la piste du nightclub sur « Born to be bad » (dont un formidable couple de noirs à l’impressionnant sens du rythme) et les mouvements endiablés de Juliet Prowse et de Sal Mineo à la fin, sur « It could have been me » (ces deux-là savaient bouger, dans des genres très différents !), deux morceaux pops spécialement écrits pour le film par Al Kasha et Bob Gaudio et introuvables depuis (j'ai pourtant cherché). Certains spectateurs regrettent ces deux séquences musicales qui ralentissent l’action. Pour ma part, je les adore : en plus d’être de vraies time-capsules de pop sixties, elles offrent des contrepoints formels qui renforcent l’étrangeté de tout ce qui se passe autrement à l’écran.
Who Killed Teddy Bear est un film qui ne ressemble à rien de connu au milieu des années 60 : part thriller, part drame psychologique et part exploitation (et c’est bien sûr la meilleure part !), il garde, près de 45 ans après sa réalisation, sa capacité à surprendre et même, et c'est beaucoup plus rare, à choquer. Evidemment, sa sortie en 1965 déclencha les foudres de la censure américaine qui effectua quelques coupes dans les scènes les plus indécentes et le film fut tout simplement interdit en Angleterre (refus de certificat) : sa récente sortie en DVD au Royaume-Uni marque donc la toute première fois que le film est visible dans le pays, établissant une sorte de record de délai de diffusion.
C’est donc une belle découverte que ce Who Killed Teddy Bear, rarissime petit joyau noir des Sixties qui osait s’aventurer sur des terrains bien marécageux pour l’époque. Klute, Taxi Driver, Hardcore... sont juste au coin de la rue. Une bizarrerie qui a tous les arguments d'un film-culte, d'un vrai.
Entre nous : vous vous souvenez peut-être de cette inénarrable chanson de notre Sheila nationale au début des années 80 : « L’Amour au téléphone » ? Eh bien Who Killed Teddy Bear, le croiriez-vous, m’y a fait repenser. Fallait le faire ! Et chacun a les références qu'il mérite.
Des nymphos, des homosexuels,
Sado-masos et je ne suis pas spécialiste !
Et j'ai même entendu a un cocktail
La plus bizarre de la liste :
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
Dans cette débauche phénoménale,
On est normaux, nous,
Est-ce bien normal ?
Où ? Où ? Où allons-nous ?
Le DVD anglais de Who Killed Teddy Bear est de très bonne qualité avec seulement quelques variations peu gênantes dans l’image dues aux diverses copies qui ont permis la réintroduction des séquences censurées. Très curieusement, le splendide générique de début montre des corps nus flous alors que l'extrait YouTube du même générique (ci-dessous) les montre nets : un parfait exemple de traficotage d’image par les censeurs. Ca aurait été bien que l’éditeur du DVD (Network) ait pu avoir accès à la séquence non floutée. Pas de sous-titres.
13 avril 2009
Hullabaloo A-Go-Go (NBC, 1965-1966)
Ah, la télé US des Sixties ! A la fin de chaque épisode de Hullabaloo, une émission musicale produite par NBC de 1965 à 1966, l'incomparable Go-Go-Dancer Lada Edmund Jr. se trémoussait sur un morceau pop ou rock du moment, dans une cage placée en hauteur dans le décor d'un club.
Les spectateurs en demandant toujours plus, d'autres shows emboîtèrent le pas à Hullabaloo, dont celui-ci qui scénarisait sur un bout de chiffon les déhanchements de la belle. Dans l'épisode ci-dessous, Lada est enlevée et enfermée dans une cage de verre par un psychotique qui l'oblige à y danser sur le tube "Psycho" des Sonics (1965). Surexcité, le ravisseur se met aussi à esquisser des mouvements de danse épiléptiques puis s'énerve parce qu'elle ne le regarde pas, toute occupée qu'elle est à sa transe musicale. Voyez le zèle admirable avec lequel la sequestrée assure la punition qui lui est imposée par son geôlier (a-t-on jamais aussi bien go-go-dansé ?). Régalez-vous aussi de l'excitation puis de l'énervement et du coup de colère final du cinglé, qui recouvre la cage d'une couverture. On n'en fait plus des comme çà !
Quand Le Silence des Agneaux rencontre Girl in Gold Boots : c'était sur NBC en 1965 et c'est, aujourd'hui sans doute encore plus qu'hier, totalement irrésistible. Je ne m'en lasse pas.
Les spectateurs en demandant toujours plus, d'autres shows emboîtèrent le pas à Hullabaloo, dont celui-ci qui scénarisait sur un bout de chiffon les déhanchements de la belle. Dans l'épisode ci-dessous, Lada est enlevée et enfermée dans une cage de verre par un psychotique qui l'oblige à y danser sur le tube "Psycho" des Sonics (1965). Surexcité, le ravisseur se met aussi à esquisser des mouvements de danse épiléptiques puis s'énerve parce qu'elle ne le regarde pas, toute occupée qu'elle est à sa transe musicale. Voyez le zèle admirable avec lequel la sequestrée assure la punition qui lui est imposée par son geôlier (a-t-on jamais aussi bien go-go-dansé ?). Régalez-vous aussi de l'excitation puis de l'énervement et du coup de colère final du cinglé, qui recouvre la cage d'une couverture. On n'en fait plus des comme çà !
Quand Le Silence des Agneaux rencontre Girl in Gold Boots : c'était sur NBC en 1965 et c'est, aujourd'hui sans doute encore plus qu'hier, totalement irrésistible. Je ne m'en lasse pas.
12 avril 2009
Manèges (Yves Allégret, 1949)
Voir Jane Marken apparaître au détour d’une scène d’un film français de répertoire illustre ou méconnu est pour moi l’assurance d’une attention accrue et d’un cœur qui bat un peu plus fort. La même chose se produit avec Thelma Ritter, pour le cinéma américain. Et aussi avec ces autres acteurs français dits « excentriques » qui font mon bonheur de cinéphile et dont je peux voir et revoir chaque chef-d’œuvre et navet pour la seule et unique raison qu’ils sont dans le film : Jean Tissier, Héléna Manson, Jeanne Fusier-Gir, Sylvie, Jean Temerson, Milly Mathis, Fréhel (ah, Fréhel !), Gaston Modot, Gabrielle Fontan, Robert Le Vigan, Suzy Prim…
Mais Jane Marken (1895-1976) est incontestablement ma chouchoute dans le genre : sa voix dont les modulations pourraient rendre obscène une lecture du Parisien Libéré, ses rondeurs compactes souvent boudinées dans des tenues trop près du corps, son rire en cascade, son visage rond, clair et jovial aux yeux malicieux, son énergie communicatrice et ses facultés à passer de la comédie au drame, de la bienveillance à la rage avec le même aplomb illuminent toutes les scènes, dans tous les films qui lui ont été assignés. Je pense bien sûr et avant tout à Partie de Campagne, Hôtel du Nord, Les Enfants du Paradis, Lumière d’Eté, Maxime (dans ce dernier film, elle a une petite scène de moins de trois minutes avec laquelle elle réussit à voler la vedette à Boyer, Morgan, Arletty) et les trois films de la "Trilogie de la noirceur" qu’elle a tournés sous la direction d’Yves Allégret juste après la guerre : Dédée d’Anvers, Une si Jolie Petite Plage et Manèges. Ce dernier titre, aujourd'hui un peu trop oublié, restant à mes yeux son plus grand triomphe de comédienne. Et un de mes films français préférés.
J’ai revu Manèges l’autre jour, pour la cinquième ou sixième fois sans doute. Je ne connais rien de semblable dans l’histoire du cinéma français dit classique. C’est un film au cynisme et à la noirceur intacts soixante ans après sa réalisation, une œuvre explosive dont la puissance destructrice continue, vision après vision, de laisser pantois. Bien sûr, Manèges est un film de scénariste avant tout (Jacques Sigurd pour ne pas le nommer) et à ce titre, il est brocardé plusieurs fois dans l’article au vitriol que François Truffaut rédigea dans les Cahiers du Cinéma n° 31 de Janvier 1954, « Une certaine tendance du cinéma français » (Truffaut avait tort mais la fougue de sa jeunesse et le talent de son réquisitoire restent admirables). On a tendance à oublier à quel point c’est aussi un film d’acteurs : Bernard Blier, Simone Signoret, Jacques Baumer, Frank Villard et surtout Jane Marken, dont le personnage, l’un des plus abjects et fascinants du cinéma français, porte le film à bout de bras et lui donne sa cohésion.
Appelé à l’hôpital au chevet de sa femme Dora (Simone Signoret) qui vient d’être renversée par une voiture, Robert (Bernard Blier), propriétaire d’un manège équestre en faillite, est confronté à sa belle-mère « Maman » (Jane Marken) qui lui balance haineusement à la figure et à la demande de sa fille les mensonges et tromperies dont il a été victime depuis des années par la fourberie des deux femmes. Une série de flashbacks raconte l’histoire du couple du point de vue du mari trompé et de la belle-mère manipulatrice. Sonné par ces révélations, Robert, cocu et fauché, quitte l’hôpital sous les injures d’une infirmière en laissant les deux harpies à leur destin.
Le titre du film, Manèges est formidablement inspiré, évoquant à la fois le secteur d’activité professionnelle de Robert, les manipulations perverses de Dora et de sa mère, la structure circulaire du scénario de Jacques Sigurd et plus subtilement, l’arène dans laquelle se joue la bataille impitoyable qui nous est racontée. Le personnage joué par Jacques Baumer (le bras-droit de Robert), au physique et aux expressions proches de Buster Keaton, est le maître de cérémonie qui a tout compris mais qui garde sa réserve pour conserver son emploi. Figure de style à laquelle le spectateur peut s’identifier, il est l’antithèse de celle représentée par Jane Marken, incarnation saisissante de la duplicité et centre de gravité de tout le film.
Car si Bernard Blier et Simone Signoret sont bien les têtes d’affiche de Manèges, celui-ci, comme les anglo-saxons le formulent avec justesse, « appartient » à Jane Marken. La comédienne dodue de 55 ans, habituée aux rôles secondaires et à la carrière déjà bien remplie au moment du tournage du film, a du immédiatement voir, en lisant le scénario, à quel point le personnage qu’elle allait interpréter était la chance d’une carrière. Remarquablement écrit par Sigurd, le rôle de l’ignoble femme qu’elle incarne est sans doute le rêve de toute actrice tant il permet de jouer avec les sentiments les plus puissants, de la drôlerie à l’abjection et tant il offre au spectateur un point d’ancrage pour des réactions émotives fortes.
La scène, au début du film, où, penchée sur le lit d’agonie de Simone Signoret, elle s’approche de la bouche de celle-ci qui lui murmure dans un souffle « Dis-lui, dis-lui ! » (lui permettant d’ouvrir le gouffre des révélations) et que son visage en gros-plan, ravagé de larmes qui ont ruiné le rimmel, passe de la douleur de veiller sa fille au plaisir d'humilier son gendre est un moment de jeu exceptionnel. Ses yeux éteints s’illuminent en un éclair d’un plaisir sadique et on sait que lorsqu’elle regarde Bernard Blier, esquissant un sourire plein de menaces à son intention en demandant à Simone Signoret sans ciller : « Tu veux que je lui dise ? Tout ? Tout ? », on est parti pour une promenade en montagnes russes dont personne ne sortira indemne.
Passant d’une scène à l’autre de l’hilarité la plus fausse à la violence la plus blessante, Jane Marken se déchaîne comme peu d’actrices ont pu le faire dans l’histoire du cinéma français. Y-a-t-il seulement une performance comparable ? Je n’en suis pas certain et n’en vois à priori aucune. Elle est bien sûr aidée en cela par le montage du film, qui permet de passer en un instant d’un point de vue à un autre : ce qui nous paraît lors d’une scène comme un rire sympathique devient quelques moments plus tard, vu sous un autre angle, une hilarité moqueuse. Marken et Signoret rient en disant au revoir à un Blier ému par la fenêtre (vue depuis la rue) et on les retrouve dans l’appartement (vu du dedans), pleurant de rire : « Mon Dieu, ce qu’il peut être laid ! Oh, t'as raison, çà il est pas beau ! ».
Ces rires obsédants de Manèges, le spectateur les entend bien longtemps après la fin : leur utilisation est là encore inédite à ma connaissance dans un film, qu’il soit français ou non. Toute l’ignominie de « Maman » se révèle dans ses rires qui reviennent en leitmotiv pendant toute la durée du film. Rires satisfaits et soulagés de Signoret et de Marken qui pensent avoir trouvé un nouveau riche pigeon qui les sortira d’affaire ; rires pouffants de Signoret et Marken à la table d’un restaurant quand elles se foutent de la gueule de Blier ; rires éthyliques de Marken qui descend coupe sur coupe de champagne quand elle apprend que Signoret a trompé Blier ; rires égrillards de Marken qui offre sa chambre à Signoret à Villard pour qu’ils puissent faire une partie de jambes en l’air… Les ingénieurs du son du film ont d’ailleurs effectué un travail remarquable de mixage : dans quelques scènes, si on écoute bien, les rires à gorge déployée des actrices se transforment en caquètements de volaille, un effet sonore magistral qui en dit bien plus long sur la personnalité de la mère et de sa fille que toutes les écritures possibles. L’irrésistible rire de gorge de Jane Marken, très souvent exploité dans ses nombreux rôles (on se souvient bien sûr aux rires en cascade de Madame Dufour dans Partie de Campagne) est ici exploité à son maximum. Mais dans Manèges, ce rire naturellement si sympathique devient ignoble et révoltant, ni plus ni moins que le son des Enfers.
Manèges, ce film à la noirceur stupéfiante, a souvent été étrillé car taxé d’impensable misogynie par les analystes à courte vue. Il faut bien sûr le voir comme une fable (et comme toutes les fables, elle appuie ses effets pour faire passer son message) sur la difficile position sociale des femmes dans la France de l’après-guerre et sur la bataille au quotidien dans laquelle chacun(e) à dû s’engager pour refaire surface après les bouleversements historiques alors encore très récents. Son audace est d’avoir fait des ses démons deux femmes, mère et fille, unies par les liens du sang et la rage de survivre. Leur ignominie, réelle, a ses raisons.
Yves Allégret a bénéficié pour Manèges, le dernier film de sa « Trilogie de la noirceur », d’un ensemble de talents exceptionnels : Sigurd, Trauner, Blier, Signoret, Villard (splendide ici dans la veulerie, malgré ses limitations d’acteur)… Il a surtout eu l’idée de génie de confier à Jane Marken (qui joue aussi d’ailleurs dans ses deux autres films de la Trilogie : ces deux-là s’étaient bien trouvés !) un des rôles les plus inoubliables du cinéma français. En mère-maquerelle au sens exact du terme, elle amuse, perturbe et terrifie tout en lançant des réparties qui n’en finissent pas de m’enthousiasmer. Dans une scène de restaurant, Blier, les yeux embués de larmes, raconte à Signoret et à Marken la mort de son meilleur ami, tué devant lui à la guerre. Jane Marken lui répond distraitement en demandant une nouvelle bouteille de champagne : "Ah bon, il est mort ? Mais faut oublier tout çà ! C'est du passé ! Faut être gai !". Dans une autre scène, Simone Signoret pète les plombs quand elle apprend qu’un de ses riches amants qui lui avait promis le Pérou vient de la plaquer : elle jette rageusement au sol de sa chambre les malles, cravaches et étriers qu’il lui avait offerts. Jane Marken la calme en trouvant les mots qu’il faut : « Dora, attention ! C’est de l’Hermès ! ».
Pour la petite histoire, Jane Marken (née Jeanne Crabbe) a vécu avec Jules Berry, qu’elle quitta un jour sur un télégramme laconique : « J’ai assez ri. ». Elle est morte en 1976 d’une crise cardiaque, seule et dans l’oubli, à l’Hôtel Dieu, âgée de 81 ans. En faisant quelques recherches sur le web, j’ai trouvé qu’elle avait été incinérée au Père-Lachaise et que son urne, placée au Columbarium, en avait retirée quand la concession n’a pas été renouvelée. La grande famille du cinéma a la mémoire bien courte et l'écran seul est reconnaissant.
Voyez ou revoyez Manèges, ce film de "la qualité française" qui est pourtant si peu conventionnel . Si ce texte vous a parlé, je vous assure que vous ne serez pas déçus. Studio Canal a sorti un DVD de bonne qualité il y a quelques années dans sa collection grise (sauf deux scènes, très courtes heureusement, qui sont inexplicablement floues).
Mais Jane Marken (1895-1976) est incontestablement ma chouchoute dans le genre : sa voix dont les modulations pourraient rendre obscène une lecture du Parisien Libéré, ses rondeurs compactes souvent boudinées dans des tenues trop près du corps, son rire en cascade, son visage rond, clair et jovial aux yeux malicieux, son énergie communicatrice et ses facultés à passer de la comédie au drame, de la bienveillance à la rage avec le même aplomb illuminent toutes les scènes, dans tous les films qui lui ont été assignés. Je pense bien sûr et avant tout à Partie de Campagne, Hôtel du Nord, Les Enfants du Paradis, Lumière d’Eté, Maxime (dans ce dernier film, elle a une petite scène de moins de trois minutes avec laquelle elle réussit à voler la vedette à Boyer, Morgan, Arletty) et les trois films de la "Trilogie de la noirceur" qu’elle a tournés sous la direction d’Yves Allégret juste après la guerre : Dédée d’Anvers, Une si Jolie Petite Plage et Manèges. Ce dernier titre, aujourd'hui un peu trop oublié, restant à mes yeux son plus grand triomphe de comédienne. Et un de mes films français préférés.
J’ai revu Manèges l’autre jour, pour la cinquième ou sixième fois sans doute. Je ne connais rien de semblable dans l’histoire du cinéma français dit classique. C’est un film au cynisme et à la noirceur intacts soixante ans après sa réalisation, une œuvre explosive dont la puissance destructrice continue, vision après vision, de laisser pantois. Bien sûr, Manèges est un film de scénariste avant tout (Jacques Sigurd pour ne pas le nommer) et à ce titre, il est brocardé plusieurs fois dans l’article au vitriol que François Truffaut rédigea dans les Cahiers du Cinéma n° 31 de Janvier 1954, « Une certaine tendance du cinéma français » (Truffaut avait tort mais la fougue de sa jeunesse et le talent de son réquisitoire restent admirables). On a tendance à oublier à quel point c’est aussi un film d’acteurs : Bernard Blier, Simone Signoret, Jacques Baumer, Frank Villard et surtout Jane Marken, dont le personnage, l’un des plus abjects et fascinants du cinéma français, porte le film à bout de bras et lui donne sa cohésion.
Appelé à l’hôpital au chevet de sa femme Dora (Simone Signoret) qui vient d’être renversée par une voiture, Robert (Bernard Blier), propriétaire d’un manège équestre en faillite, est confronté à sa belle-mère « Maman » (Jane Marken) qui lui balance haineusement à la figure et à la demande de sa fille les mensonges et tromperies dont il a été victime depuis des années par la fourberie des deux femmes. Une série de flashbacks raconte l’histoire du couple du point de vue du mari trompé et de la belle-mère manipulatrice. Sonné par ces révélations, Robert, cocu et fauché, quitte l’hôpital sous les injures d’une infirmière en laissant les deux harpies à leur destin.
Le titre du film, Manèges est formidablement inspiré, évoquant à la fois le secteur d’activité professionnelle de Robert, les manipulations perverses de Dora et de sa mère, la structure circulaire du scénario de Jacques Sigurd et plus subtilement, l’arène dans laquelle se joue la bataille impitoyable qui nous est racontée. Le personnage joué par Jacques Baumer (le bras-droit de Robert), au physique et aux expressions proches de Buster Keaton, est le maître de cérémonie qui a tout compris mais qui garde sa réserve pour conserver son emploi. Figure de style à laquelle le spectateur peut s’identifier, il est l’antithèse de celle représentée par Jane Marken, incarnation saisissante de la duplicité et centre de gravité de tout le film.
Car si Bernard Blier et Simone Signoret sont bien les têtes d’affiche de Manèges, celui-ci, comme les anglo-saxons le formulent avec justesse, « appartient » à Jane Marken. La comédienne dodue de 55 ans, habituée aux rôles secondaires et à la carrière déjà bien remplie au moment du tournage du film, a du immédiatement voir, en lisant le scénario, à quel point le personnage qu’elle allait interpréter était la chance d’une carrière. Remarquablement écrit par Sigurd, le rôle de l’ignoble femme qu’elle incarne est sans doute le rêve de toute actrice tant il permet de jouer avec les sentiments les plus puissants, de la drôlerie à l’abjection et tant il offre au spectateur un point d’ancrage pour des réactions émotives fortes.
La scène, au début du film, où, penchée sur le lit d’agonie de Simone Signoret, elle s’approche de la bouche de celle-ci qui lui murmure dans un souffle « Dis-lui, dis-lui ! » (lui permettant d’ouvrir le gouffre des révélations) et que son visage en gros-plan, ravagé de larmes qui ont ruiné le rimmel, passe de la douleur de veiller sa fille au plaisir d'humilier son gendre est un moment de jeu exceptionnel. Ses yeux éteints s’illuminent en un éclair d’un plaisir sadique et on sait que lorsqu’elle regarde Bernard Blier, esquissant un sourire plein de menaces à son intention en demandant à Simone Signoret sans ciller : « Tu veux que je lui dise ? Tout ? Tout ? », on est parti pour une promenade en montagnes russes dont personne ne sortira indemne.
Passant d’une scène à l’autre de l’hilarité la plus fausse à la violence la plus blessante, Jane Marken se déchaîne comme peu d’actrices ont pu le faire dans l’histoire du cinéma français. Y-a-t-il seulement une performance comparable ? Je n’en suis pas certain et n’en vois à priori aucune. Elle est bien sûr aidée en cela par le montage du film, qui permet de passer en un instant d’un point de vue à un autre : ce qui nous paraît lors d’une scène comme un rire sympathique devient quelques moments plus tard, vu sous un autre angle, une hilarité moqueuse. Marken et Signoret rient en disant au revoir à un Blier ému par la fenêtre (vue depuis la rue) et on les retrouve dans l’appartement (vu du dedans), pleurant de rire : « Mon Dieu, ce qu’il peut être laid ! Oh, t'as raison, çà il est pas beau ! ».
Ces rires obsédants de Manèges, le spectateur les entend bien longtemps après la fin : leur utilisation est là encore inédite à ma connaissance dans un film, qu’il soit français ou non. Toute l’ignominie de « Maman » se révèle dans ses rires qui reviennent en leitmotiv pendant toute la durée du film. Rires satisfaits et soulagés de Signoret et de Marken qui pensent avoir trouvé un nouveau riche pigeon qui les sortira d’affaire ; rires pouffants de Signoret et Marken à la table d’un restaurant quand elles se foutent de la gueule de Blier ; rires éthyliques de Marken qui descend coupe sur coupe de champagne quand elle apprend que Signoret a trompé Blier ; rires égrillards de Marken qui offre sa chambre à Signoret à Villard pour qu’ils puissent faire une partie de jambes en l’air… Les ingénieurs du son du film ont d’ailleurs effectué un travail remarquable de mixage : dans quelques scènes, si on écoute bien, les rires à gorge déployée des actrices se transforment en caquètements de volaille, un effet sonore magistral qui en dit bien plus long sur la personnalité de la mère et de sa fille que toutes les écritures possibles. L’irrésistible rire de gorge de Jane Marken, très souvent exploité dans ses nombreux rôles (on se souvient bien sûr aux rires en cascade de Madame Dufour dans Partie de Campagne) est ici exploité à son maximum. Mais dans Manèges, ce rire naturellement si sympathique devient ignoble et révoltant, ni plus ni moins que le son des Enfers.
Manèges, ce film à la noirceur stupéfiante, a souvent été étrillé car taxé d’impensable misogynie par les analystes à courte vue. Il faut bien sûr le voir comme une fable (et comme toutes les fables, elle appuie ses effets pour faire passer son message) sur la difficile position sociale des femmes dans la France de l’après-guerre et sur la bataille au quotidien dans laquelle chacun(e) à dû s’engager pour refaire surface après les bouleversements historiques alors encore très récents. Son audace est d’avoir fait des ses démons deux femmes, mère et fille, unies par les liens du sang et la rage de survivre. Leur ignominie, réelle, a ses raisons.
Yves Allégret a bénéficié pour Manèges, le dernier film de sa « Trilogie de la noirceur », d’un ensemble de talents exceptionnels : Sigurd, Trauner, Blier, Signoret, Villard (splendide ici dans la veulerie, malgré ses limitations d’acteur)… Il a surtout eu l’idée de génie de confier à Jane Marken (qui joue aussi d’ailleurs dans ses deux autres films de la Trilogie : ces deux-là s’étaient bien trouvés !) un des rôles les plus inoubliables du cinéma français. En mère-maquerelle au sens exact du terme, elle amuse, perturbe et terrifie tout en lançant des réparties qui n’en finissent pas de m’enthousiasmer. Dans une scène de restaurant, Blier, les yeux embués de larmes, raconte à Signoret et à Marken la mort de son meilleur ami, tué devant lui à la guerre. Jane Marken lui répond distraitement en demandant une nouvelle bouteille de champagne : "Ah bon, il est mort ? Mais faut oublier tout çà ! C'est du passé ! Faut être gai !". Dans une autre scène, Simone Signoret pète les plombs quand elle apprend qu’un de ses riches amants qui lui avait promis le Pérou vient de la plaquer : elle jette rageusement au sol de sa chambre les malles, cravaches et étriers qu’il lui avait offerts. Jane Marken la calme en trouvant les mots qu’il faut : « Dora, attention ! C’est de l’Hermès ! ».
Pour la petite histoire, Jane Marken (née Jeanne Crabbe) a vécu avec Jules Berry, qu’elle quitta un jour sur un télégramme laconique : « J’ai assez ri. ». Elle est morte en 1976 d’une crise cardiaque, seule et dans l’oubli, à l’Hôtel Dieu, âgée de 81 ans. En faisant quelques recherches sur le web, j’ai trouvé qu’elle avait été incinérée au Père-Lachaise et que son urne, placée au Columbarium, en avait retirée quand la concession n’a pas été renouvelée. La grande famille du cinéma a la mémoire bien courte et l'écran seul est reconnaissant.
Voyez ou revoyez Manèges, ce film de "la qualité française" qui est pourtant si peu conventionnel . Si ce texte vous a parlé, je vous assure que vous ne serez pas déçus. Studio Canal a sorti un DVD de bonne qualité il y a quelques années dans sa collection grise (sauf deux scènes, très courtes heureusement, qui sont inexplicablement floues).
8 avril 2009
The Singer not the Song (Roy Ward Baker, 1961)
Il y a des films comme ça qui résistent à toute analyse et auxquels seule la bouche bée peut rendre justice. En voilà un qui fait de temps en temps surface dans les listes de films tordus, dans les blogs de cinéma-bis, sur les sites de culture queer. Bref, ici. Il était jusqu’à présent très difficile à voir, tombé aux oubliettes du bizarre, jusqu’à sa ressortie récente (mais confidentielle) en DVD Z2 UK. Un film qui fit la honte et le silence des principaux protagonistes impliqués : réalisateur, acteurs et producteur. Je l’ai découvert il y a quelques jours et évidemment, j’en suis baba : il s’agit de l’invraisemblable The Singer not the Song (Le Cavalier Noir) de Roy Ward Baker, réalisé en 1961 et en Technicolor.
Un prêtre irlandais en soutane, Father Keogh, arrive dans un petit village perdu du Mexique pour en remplacer un autre qui a demandé sa mutation précipitée. Car le job n’est pas de tout repos : le village est en effet sous la coupe d’Anacleto, un bandido très élégant, et de sa tribu de malfrats qui s’occupent à tuer les habitants... dans l’ordre alphabétique. Pourfendeur du sacré, Anacleto a dissuadé les villageois d’aller à l’église, qui est tombée en ruines. Le nouveau prêtre est bien décidé à ramener les ouailles à la messe et entre donc en conflit avec les crapules. Locha, la jeune fille un peu rebelle de la famille fortunée du village n’est pas insensible aux charmes du prêtre mais se plaît aussi en compagnie du bandido. Et les passions s’exacerbent dans la chaleur de la pampa quand un jeu de chats et de souris s’installe entre le prêtre, le bandit et la bourgeoise…
Voilà en quelques lignes le sujet du film. Tiré d’un roman d’Audrey Erskine-Lindop, le scénario traîne la patte pendant ses 128 minutes malgré ses nombreuses idées saugrenues, dont celle, inédite à ma connaissance, d’un tueur lettré qui cible ses victimes par ordre alphabétique. Ce n’est pas dans le sujet ou dans son traitement que The Singer not the Song trouve son intérêt : c’est bien dans les voies de traverse que lui ont fait subir, malicieusement ou non, son équipe dépitée. Equipe qui d’ailleurs vaut son pesant d'or : écrit à l’origine avec Charlton Heston et Richard Burton en ligne de mire pour les rôles du prêtre et du bandit, le casting finit par réunir John Mills et Dirk Bogarde, deux noms hautement improbables pour ces rôles. L’anglais et le look oxfordiens de Bogarde réfutent à chacune de ses apparitions l’origine mexicaine de son personnage et John Mills, à plus de cinquante ans lors du tournage, est peu crédible en prêtre bourreau des cœurs. Ajoutez à cela notre Mylène Demongeot (dotée d’un inénarrable accent français) dans le rôle de la petite mexicaine damnée de tentation et quelques autres personnages qui surjouent leurs scènes de rage, d’ivresse ou de désespoir et vous aurez une idée du casting dément du film.
Mylène raconte dans ses mémoires « Tiroirs secrets » qu’ayant signé pour un film avec Charlton Heston, elle fut bien déçue quand elle vit débarquer John Mills, excellent acteur mais pas vraiment un sex-symbol. Le réalisateur Roy Ward Baker dit dans le court interview qui accompagne le film sur le DVD anglais que lui non plus n’avait pas envie de faire le film mais que son contrat avec la Rank l’obligeait. Récemment sorti du triomphe public et critique de A Night to Remember (sans doute son chef-d’œuvre et toujours le meilleur film jamais réalisé sur le naufrage du Titanic), Baker avait senti le navet à la lecture du scénario et s’était engagé dans le projet à reculons. Il avait donc laissé carte blanche à ses acteurs en attendant le clap final libérateur. Le film fut tourné dans le sud de l’Espagne en guise du Mexique avec les populations locales en figurants coiffés de sombreros.
Mais c’est Dirk Bogarde qui orienta The Singer not the Song vers les sommets que ses fans d’hier et d’aujourd’hui vénèrent : pour donner une personnalité plus prononcée à son Anacleto et s'amuser un peu pendant le tournage, il insista pour qu'on le vit régulièrement lire des bouquins de poésie, caresser un chat blanc ou noir selon son humeur (parfois aussi un chihuahua) et surtout il demanda au costumier de lui créer un pantalon de cuir, une ceinture, une chemise et un chapeau noirs. Habillé comme par Jean-Claude Jitrois, le bandido à la coiffure bouffante qu’incarne Dirk Bogarde est un assassin intello doublé d’une fashion-victim, au total-look comprenant aussi cravache à bec de canard et étourdissants foulards de soie colorés. Bogarde qui n’avait pas, et de loin, la carrure d’un Brando, ressemble dans cet attirail à une crevette en cuir et pousse même dans certaines scènes du film la ressemblance avec le personnage de Vienna tel qu'incarné par Joan Crawford dans Johnny Guitar : un régal, cela va sans dire !
Pour aller plus loin dans l’outrance, Bogarde ajusta aussi son jeu pour insinuer qu’Anacleto n’est pas insensible aux charmes (surannés) du prêtre : ses regards de braise, ses silences évocateurs et son jeu suggestif avec sa cravache ne sont en aucun cas des effets innocents. L’homosexualité de l’acteur, qui n’était pas de notoriété publique lors du tournage, donne à ses choix d’interprétation une résonnance qui fait tout le sel du film. En réponse à cette interprétation plus qu’ambigüe, le très hétéro John Mills fait ce qu’il peut mais entre malgré lui, poussé par Bogarde, dans le même jeu. On comprend alors d’autant mieux la moue boudeuse que Mylène Demongeot affiche tout au long du film : non seulement, elle n’avait plus envie de faire le film, mais son personnage se doute bien que ce qui se passe entre le prêtre et le bandit l’exclut de la ronde de séduction. Si sur le papier, The Singer not the Song est un peu l’histoire d’une petite bourgeoise qui tombe amoureuse d’un prêtre qui affronte un bandit, le film terminé nous montre plutôt, par le culot de Dirk Bogarde et le laisser-faire de Roy Ward Baker, une histoire de désir entre deux hommes en noir : l’un en cuir, l’autre en soutane. Parmi les nombreux dialogues à double-sens qui parsèment le film, j’ai noté celui-ci, qui résume assez bien son esprit :
Bogarde : « La chair ne vous tente pas, mon Père ? Vous n’avez donc jamais pensé à vous marier ? »
Mills : « Ma vocation m’oblige à rester célibataire pour mieux me consacrer à ceux qui ont besoin de moi. Et vous ? Vous non plus vous ne vous êtes pas marié ? »
Bogarde : « Non. (Silence éloquent et fixant Mills dans les yeux). Moi aussi j’ai une vocation ! »
The Singer not the Song bénéficie aussi de ruptures de ton qui ne peuvent qu’étonner : les premières scènes donnent l’impression qu’il s’agit d’un western (tous les codes y sont : le village perdu dans le paysage torride, les cavaliers, les pistolets…) mais très vite, des voitures et des camions font leur apparition et on se rend alors compte que le film doit se dérouler dans les années 50 (une excellente scène est d’ailleurs celle d’une descente sans frein d’un camion sur une route perchée). Puis, vers les ¾ du film, une scène de mariage tournée comme un mélodrame à la Douglas Sirk pousse le film vers une toute autre direction, celui du Women’s Picture (avec une actrice blonde qui s'est prise, de toute évidence, le temps de ses quelques instants à l'écran, pour Lana Turner) : hallucinant !
La fin, mélodramatique à souhait, éclaire le titre du film. Anacleto est abattu par la police lors d’une confrontation finale sur la place du village. Father Keogh se précipite vers lui et est à son tour abattu par le plus sexy des sbires du bandido (dont il était d’ailleurs, sans aucun doute, amoureux). Avant de mourir collés l’un contre l’autre et les mains jointes, Father Keogh demande à Anacleto de se repentir de ses fautes, parce que « si la Foi (the Song) est préservée, l’Homme (the Singer) sera pardonné ». Anacleto se repent dans un dernier souffle en disant bien qu’il le fait « for the Singer not the Song » (« pour l’Homme, pas pour la Foi »). Splendide déclaration d’amour au prêtre qui expire à ses côtés, aux anges. Mylène Demongeot, qui assisté à toute la scène, met sa mantille rouge et tourne les talons, en boudant de plus belle. THE END.
The Singer not the Song n’a évidemment pas trouvé son public à sa sortie en 1962 et fit un flop (le western italien, avec lequel il a bien des points communs, n’était pas encore né et il n’est d'ailleurs pas du tout impossible que Sergio Leone l’ait vu, mais c'est une autre histoire) : les fans de western furent décontenancés par ses ambiguïtés formelles et thématiques ; la critique se moqua de la légèreté de la réalisation et de l’overdose de kitsch ; Baker, Mills, Demongeot et Bogarde firent le minimum syndical pour sa promotion. Plus tard, quand Dirk Bogarde fut interrogé sur le film, il eut cette réponse sans appel : « Beyond camp ! » (« Au-delà du camp ! ») et Baker cacha sa honte dans le silence. C’est pourtant, dans un amusant retour de balancier, le camp absolu du film qui lui donne aujourd’hui une seconde jeunesse. Comment ne pas au moins être intrigué par un mélo-western britannique à connotation gay, où le cuir et la soutane se déclarent leur flamme mutuelle et où Mylène Demongeot, la moins mexicaine de nos starlettes nationales, roule une pelle à un prêtre qui a l’âge de son père et un faible pour les bandidos flamboyants ?
« Beyond camp ! » disait Dirk Bogarde (qui savait de quoi il parlait, ayant lui-même, au cours de sa carrière, tourné dans une série gratinée de films du genre) : c’est exactement pour cela que The Singer not the Song mérite notre plus grande admiration. Un film à redécouvrir, à nul autre pareil. Je suis certain que vous en resterez bouche bée. Sacré Dirk !
Un prêtre irlandais en soutane, Father Keogh, arrive dans un petit village perdu du Mexique pour en remplacer un autre qui a demandé sa mutation précipitée. Car le job n’est pas de tout repos : le village est en effet sous la coupe d’Anacleto, un bandido très élégant, et de sa tribu de malfrats qui s’occupent à tuer les habitants... dans l’ordre alphabétique. Pourfendeur du sacré, Anacleto a dissuadé les villageois d’aller à l’église, qui est tombée en ruines. Le nouveau prêtre est bien décidé à ramener les ouailles à la messe et entre donc en conflit avec les crapules. Locha, la jeune fille un peu rebelle de la famille fortunée du village n’est pas insensible aux charmes du prêtre mais se plaît aussi en compagnie du bandido. Et les passions s’exacerbent dans la chaleur de la pampa quand un jeu de chats et de souris s’installe entre le prêtre, le bandit et la bourgeoise…
Voilà en quelques lignes le sujet du film. Tiré d’un roman d’Audrey Erskine-Lindop, le scénario traîne la patte pendant ses 128 minutes malgré ses nombreuses idées saugrenues, dont celle, inédite à ma connaissance, d’un tueur lettré qui cible ses victimes par ordre alphabétique. Ce n’est pas dans le sujet ou dans son traitement que The Singer not the Song trouve son intérêt : c’est bien dans les voies de traverse que lui ont fait subir, malicieusement ou non, son équipe dépitée. Equipe qui d’ailleurs vaut son pesant d'or : écrit à l’origine avec Charlton Heston et Richard Burton en ligne de mire pour les rôles du prêtre et du bandit, le casting finit par réunir John Mills et Dirk Bogarde, deux noms hautement improbables pour ces rôles. L’anglais et le look oxfordiens de Bogarde réfutent à chacune de ses apparitions l’origine mexicaine de son personnage et John Mills, à plus de cinquante ans lors du tournage, est peu crédible en prêtre bourreau des cœurs. Ajoutez à cela notre Mylène Demongeot (dotée d’un inénarrable accent français) dans le rôle de la petite mexicaine damnée de tentation et quelques autres personnages qui surjouent leurs scènes de rage, d’ivresse ou de désespoir et vous aurez une idée du casting dément du film.
Mylène raconte dans ses mémoires « Tiroirs secrets » qu’ayant signé pour un film avec Charlton Heston, elle fut bien déçue quand elle vit débarquer John Mills, excellent acteur mais pas vraiment un sex-symbol. Le réalisateur Roy Ward Baker dit dans le court interview qui accompagne le film sur le DVD anglais que lui non plus n’avait pas envie de faire le film mais que son contrat avec la Rank l’obligeait. Récemment sorti du triomphe public et critique de A Night to Remember (sans doute son chef-d’œuvre et toujours le meilleur film jamais réalisé sur le naufrage du Titanic), Baker avait senti le navet à la lecture du scénario et s’était engagé dans le projet à reculons. Il avait donc laissé carte blanche à ses acteurs en attendant le clap final libérateur. Le film fut tourné dans le sud de l’Espagne en guise du Mexique avec les populations locales en figurants coiffés de sombreros.
Mais c’est Dirk Bogarde qui orienta The Singer not the Song vers les sommets que ses fans d’hier et d’aujourd’hui vénèrent : pour donner une personnalité plus prononcée à son Anacleto et s'amuser un peu pendant le tournage, il insista pour qu'on le vit régulièrement lire des bouquins de poésie, caresser un chat blanc ou noir selon son humeur (parfois aussi un chihuahua) et surtout il demanda au costumier de lui créer un pantalon de cuir, une ceinture, une chemise et un chapeau noirs. Habillé comme par Jean-Claude Jitrois, le bandido à la coiffure bouffante qu’incarne Dirk Bogarde est un assassin intello doublé d’une fashion-victim, au total-look comprenant aussi cravache à bec de canard et étourdissants foulards de soie colorés. Bogarde qui n’avait pas, et de loin, la carrure d’un Brando, ressemble dans cet attirail à une crevette en cuir et pousse même dans certaines scènes du film la ressemblance avec le personnage de Vienna tel qu'incarné par Joan Crawford dans Johnny Guitar : un régal, cela va sans dire !
Pour aller plus loin dans l’outrance, Bogarde ajusta aussi son jeu pour insinuer qu’Anacleto n’est pas insensible aux charmes (surannés) du prêtre : ses regards de braise, ses silences évocateurs et son jeu suggestif avec sa cravache ne sont en aucun cas des effets innocents. L’homosexualité de l’acteur, qui n’était pas de notoriété publique lors du tournage, donne à ses choix d’interprétation une résonnance qui fait tout le sel du film. En réponse à cette interprétation plus qu’ambigüe, le très hétéro John Mills fait ce qu’il peut mais entre malgré lui, poussé par Bogarde, dans le même jeu. On comprend alors d’autant mieux la moue boudeuse que Mylène Demongeot affiche tout au long du film : non seulement, elle n’avait plus envie de faire le film, mais son personnage se doute bien que ce qui se passe entre le prêtre et le bandit l’exclut de la ronde de séduction. Si sur le papier, The Singer not the Song est un peu l’histoire d’une petite bourgeoise qui tombe amoureuse d’un prêtre qui affronte un bandit, le film terminé nous montre plutôt, par le culot de Dirk Bogarde et le laisser-faire de Roy Ward Baker, une histoire de désir entre deux hommes en noir : l’un en cuir, l’autre en soutane. Parmi les nombreux dialogues à double-sens qui parsèment le film, j’ai noté celui-ci, qui résume assez bien son esprit :
Bogarde : « La chair ne vous tente pas, mon Père ? Vous n’avez donc jamais pensé à vous marier ? »
Mills : « Ma vocation m’oblige à rester célibataire pour mieux me consacrer à ceux qui ont besoin de moi. Et vous ? Vous non plus vous ne vous êtes pas marié ? »
Bogarde : « Non. (Silence éloquent et fixant Mills dans les yeux). Moi aussi j’ai une vocation ! »
The Singer not the Song bénéficie aussi de ruptures de ton qui ne peuvent qu’étonner : les premières scènes donnent l’impression qu’il s’agit d’un western (tous les codes y sont : le village perdu dans le paysage torride, les cavaliers, les pistolets…) mais très vite, des voitures et des camions font leur apparition et on se rend alors compte que le film doit se dérouler dans les années 50 (une excellente scène est d’ailleurs celle d’une descente sans frein d’un camion sur une route perchée). Puis, vers les ¾ du film, une scène de mariage tournée comme un mélodrame à la Douglas Sirk pousse le film vers une toute autre direction, celui du Women’s Picture (avec une actrice blonde qui s'est prise, de toute évidence, le temps de ses quelques instants à l'écran, pour Lana Turner) : hallucinant !
La fin, mélodramatique à souhait, éclaire le titre du film. Anacleto est abattu par la police lors d’une confrontation finale sur la place du village. Father Keogh se précipite vers lui et est à son tour abattu par le plus sexy des sbires du bandido (dont il était d’ailleurs, sans aucun doute, amoureux). Avant de mourir collés l’un contre l’autre et les mains jointes, Father Keogh demande à Anacleto de se repentir de ses fautes, parce que « si la Foi (the Song) est préservée, l’Homme (the Singer) sera pardonné ». Anacleto se repent dans un dernier souffle en disant bien qu’il le fait « for the Singer not the Song » (« pour l’Homme, pas pour la Foi »). Splendide déclaration d’amour au prêtre qui expire à ses côtés, aux anges. Mylène Demongeot, qui assisté à toute la scène, met sa mantille rouge et tourne les talons, en boudant de plus belle. THE END.
The Singer not the Song n’a évidemment pas trouvé son public à sa sortie en 1962 et fit un flop (le western italien, avec lequel il a bien des points communs, n’était pas encore né et il n’est d'ailleurs pas du tout impossible que Sergio Leone l’ait vu, mais c'est une autre histoire) : les fans de western furent décontenancés par ses ambiguïtés formelles et thématiques ; la critique se moqua de la légèreté de la réalisation et de l’overdose de kitsch ; Baker, Mills, Demongeot et Bogarde firent le minimum syndical pour sa promotion. Plus tard, quand Dirk Bogarde fut interrogé sur le film, il eut cette réponse sans appel : « Beyond camp ! » (« Au-delà du camp ! ») et Baker cacha sa honte dans le silence. C’est pourtant, dans un amusant retour de balancier, le camp absolu du film qui lui donne aujourd’hui une seconde jeunesse. Comment ne pas au moins être intrigué par un mélo-western britannique à connotation gay, où le cuir et la soutane se déclarent leur flamme mutuelle et où Mylène Demongeot, la moins mexicaine de nos starlettes nationales, roule une pelle à un prêtre qui a l’âge de son père et un faible pour les bandidos flamboyants ?
« Beyond camp ! » disait Dirk Bogarde (qui savait de quoi il parlait, ayant lui-même, au cours de sa carrière, tourné dans une série gratinée de films du genre) : c’est exactement pour cela que The Singer not the Song mérite notre plus grande admiration. Un film à redécouvrir, à nul autre pareil. Je suis certain que vous en resterez bouche bée. Sacré Dirk !
The Singer not the Song est disponible en DVD Z2 UK. Il peut être trouvé sur des sites d’occasions du genre Amazon Marketplace UK. Pour l’instant, seule l’édition DDHE est correcte et peut être recommandée (même si le film en Cinémascope d’origine est en pan&scan, ça c’est vraiment dommage). A part le format trafiqué, le son et l’image sont bons.
En revanche, évitez à tout prix le DVD Z2 allemand du film, édité par AmCo sous le titre Sommer des Verfluchten : le prix est un peu plus attractif mais l’image (pan&scan aussi) provient d’une autre source, a des couleurs baveuses et le son est désynchronisé. Cette édition-là est effroyable.
3 avril 2009
Walking Distance (Rod Serling, 1959)
Martin Sloan, adulte, rencontre Martin Sloan, enfant, dans l'épisode de "The Twilight Zone" : Walking Distance.
A chaque fois, c’est la même chose. Je mets le DVD dans le lecteur et je sélectionne l’épisode n° 5 de la première saison de "The Twilight Zone" : Walking Distance. Quel que soit l’état d’esprit dans lequel je commence à regarder les 25 minutes du court-métrage, je termine le visionnage dans un état proche de la serpillère. Je me suis souvent demandé comment un petit film comme celui-là, qui est passé pour la première fois à la télé US il y a maintenant 50 ans, pouvait provoquer chez moi tant d’émotion, tant de sentiment mélancolique. Je m’en doute un peu et je préfère ne pas creuser trop loin mais comme apparemment, je suis loin d’être le seul, je ne m’inquiète pas outre mesure : Walking Distance est simplement, et c’est ce qui compte, l’un des mes films préférés.
Walking Distance a été diffusé pour la première fois le 30 octobre 1959 sur CBS. Depuis, comme pour l’ensemble de la série "The Twilight Zone" ("La Quatrième Dimension"), il ne doit pas y avoir eu un jour sans qu'il soit rediffusé dans un des pays du monde. La série dans son intégralité (je parle de la série originale de 156 épisodes en noir et blanc, entre 1959 et 1964) est, au sens propre, extraordinaire par son originalité, son inventivité, ses talents impliqués et sa charge métaphysique, tous inédits à la télé à l’époque de sa création. Il y a tant d’épisodes remarquables, inoubliables : "It’s a Good Life", "The Monsters are due on Maple Street", "Living Doll", "The Eye of the Beholder"… et tellement d’autres. Mais aucun, tout au moins pour moi, n’atteint la puissance de Walking Distance. L’histoire de cet épisode est pourtant d’une grande simplicité.
Walking Distance a été diffusé pour la première fois le 30 octobre 1959 sur CBS. Depuis, comme pour l’ensemble de la série "The Twilight Zone" ("La Quatrième Dimension"), il ne doit pas y avoir eu un jour sans qu'il soit rediffusé dans un des pays du monde. La série dans son intégralité (je parle de la série originale de 156 épisodes en noir et blanc, entre 1959 et 1964) est, au sens propre, extraordinaire par son originalité, son inventivité, ses talents impliqués et sa charge métaphysique, tous inédits à la télé à l’époque de sa création. Il y a tant d’épisodes remarquables, inoubliables : "It’s a Good Life", "The Monsters are due on Maple Street", "Living Doll", "The Eye of the Beholder"… et tellement d’autres. Mais aucun, tout au moins pour moi, n’atteint la puissance de Walking Distance. L’histoire de cet épisode est pourtant d’une grande simplicité.
Martin Sloan, 36 ans, est responsable de la communication d’une entreprise à Manhattan. Un jour, accablé par la pression professionnelle, il part faire un tour en voiture en dehors de la ville pour se changer les idées et remarque près de la station-service dans laquelle il s’est arrêté un panneau qui indique « Homewood ». C’est le nom de la petite ville où il a grandi et dans laquelle il n’est pas retourné depuis 25 ans. Comme ce n’est qu’à 1.5 miles de la station-service (à « walking distance ») il décide d’y aller à pied. Arrivé à Homewood, il se rend compte qu’il n’a pas seulement franchi 1.5 miles mais qu’il est aussi revenu plus de 25 ans en arrière, à l’époque de son enfance. Il retrouve les rues, les boutiques, le manège de chevaux de bois, les gens qu’il connaissait autrefois et va frapper à la porte de sa maison. Ses parents lui ouvrent la porte, ne reconnaissant bien sûr pas leur jeune fils qui est maintenant un homme et le prennent pour un cinglé. Puis il se rencontre lui-même, tel qu’il était quand il avait une dizaine d’années. Bouleversé par la situation, il provoque malgré lui un accident qui blesse l’enfant. Son père vient lui parler et, comprenant, qu’il s’adresse à son fils adulte revenu du futur, lui demande affectueusement de quitter les lieux, parce qu’il n’a « rien à faire ici ». Martin Sloan dit au revoir à son père et reprend la route de la station-service, en boitant de la jambe que l’enfant qu’il était vient de blesser. Martin Sloan venait de faire un court voyage dans "The Twilight Zone".
Les histoires de voyage dans le temps m’ont toujours fasciné mais la plupart cèdent au spectaculaire ou aux complexités du concept. Walking Distance, et c’est sa force, se concentre sur l’aventure humaine et émotionnelle de son personnage sans s’encombrer d’effets de mise en abîme ou de péripéties paradoxales. Il nous montre un type qui se retrouve, pour quelques heures, adulte dans son propre temps d’avant : sur le perron de la maison où il a grandi, à portée de bras de ses parents morts depuis longtemps, à l’époque des possibles et pour lui, de l’insouciance. Il lui revient les sensations du goût d’une crème glacée, d’un air de juke-box, de la pétarade d’une voiture ancienne. Et avec tout cela, le sentiment physique et métaphysique du temps qui s’est écoulé, des choses qui ont grandi et de celles qui se sont écroulées. Chacun de nous s’est sans doute un jour demandé comment il serait, ce qu’il dirait à ces gens autrefois proches, famille, amis, voisins, collègues, qui ne font plus partie de son univers s’il pouvait les retrouver, tels qu’auparavant. Walking Distance, sans appuyer sur aucun effet facile, nous en donne, très subtilement, une des réponses.
Bien sûr, si on creuse un peu le scénario de Walking Distance, les faiblesses de l’histoire apparaissent. Rod Serling (1924-1975), le génial créateur de "The Twilight Zone" et le scénariste de nombreux épisodes, dont celui-ci, le dit lui-même dans l’enregistrement d’une conférence qui fait office de commentaire sur le DVD : l’histoire aurait du trouver son apogée au moment de la rencontre entre Sloan et ses parents (comment dépasser émotionnellement une telle scène ?), pourquoi Sloan ne boîte-t-il pas au début de l’histoire mais seulement à la fin si sa jambe a été accidentée dans son enfance ?… Ces éléments, dit Serling, n’ont pas été assez travaillés et s’il avait pu, comme son héros, revenir en arrière, sans doute aurait-il apporté quelques modifications à son scénario. Mais tout cela n’est pas bien important : au final, Walking Distance reste le plus bouleversant épisode de "The Twilight Zone". De l’aveu de Rod Serling, c’est le scénario le plus personnel et le plus intime qu’il ait jamais écrit pour la série, Homewood étant la contrepartie de sa propre ville d'enfance, Binghamton : une histoire simple qui ne peut que toucher une corde sensible chez le spectateur impliqué parce qu’elle lui chuchote, au détour d’un épisode de série télé, les vérités les plus universelles.
Pour la petite histoire (mais qui ajoute au plaisir intarissable de Walking Distance), on peut ajouter que la rue de Homewood dans laquelle revient Sloan est celle de la maison de la famille de Judy Garland dans Meet Me in St. Louis (1944) de Minnelli puisque l’épisode a été tourné sur un backlot de la MGM ; que la musique est de Bernard Herrmann (et reprend des accords de celle de Vertigo de Hitchcock, autre film sur le temps et la mémoire réalisé l’année précédente) et qu’on y retrouve le petit Ron(ny) Howard, le futur réalisateur de blockbusters, le temps d’une courte scène. Robert Stevens a réalisé l'épisode mais c'est bien l'esprit de Rod Serling qui le survole à chaque seconde.
Enfin, il faut saluer le jeu de Gig Young (Martin Sloan adulte), un acteur toujours excellent qui reçut l’Oscar 1969 pour le rôle du MC dans On Achève bien les Chevaux : il donne la profondeur nécessaire à son personnage et ce faisant, assure en grande partie la puissance émotionnelle de l’épisode : si dans Walking Distance, le personnage incarné par Gig Young découvre à ses dépens qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas retourner dans le passé, l’acteur ne pouvait pas savoir que dans son propre futur, son histoire aurait une bien triste fin puisqu’un jour de 1978, il tua sa jeune épouse avant de se suicider dans leur appartement new-yorkais. Ce jour-là, lui aussi passa sans doute dans "The Twilight Zone", mais cette fois, ce n’était pas du cinéma et il n’y eut personne pour lui dire de rentrer tranquillement chez lui.
Il faut voir et revoir Walking Distance, cet extraordinaire épisode d'une extraordinaire série télé : rarement 25 minutes de télévision ont-elles été si bien exploitées. Et pour moi, l'image, au début, du reflet dans le miroir de Martin Sloane qui s'éloigne sur la route menant à Homewood sur les accords de Bernard Herrmann est sans nul doute l'une des plus belles du cinéma.
Les histoires de voyage dans le temps m’ont toujours fasciné mais la plupart cèdent au spectaculaire ou aux complexités du concept. Walking Distance, et c’est sa force, se concentre sur l’aventure humaine et émotionnelle de son personnage sans s’encombrer d’effets de mise en abîme ou de péripéties paradoxales. Il nous montre un type qui se retrouve, pour quelques heures, adulte dans son propre temps d’avant : sur le perron de la maison où il a grandi, à portée de bras de ses parents morts depuis longtemps, à l’époque des possibles et pour lui, de l’insouciance. Il lui revient les sensations du goût d’une crème glacée, d’un air de juke-box, de la pétarade d’une voiture ancienne. Et avec tout cela, le sentiment physique et métaphysique du temps qui s’est écoulé, des choses qui ont grandi et de celles qui se sont écroulées. Chacun de nous s’est sans doute un jour demandé comment il serait, ce qu’il dirait à ces gens autrefois proches, famille, amis, voisins, collègues, qui ne font plus partie de son univers s’il pouvait les retrouver, tels qu’auparavant. Walking Distance, sans appuyer sur aucun effet facile, nous en donne, très subtilement, une des réponses.
Bien sûr, si on creuse un peu le scénario de Walking Distance, les faiblesses de l’histoire apparaissent. Rod Serling (1924-1975), le génial créateur de "The Twilight Zone" et le scénariste de nombreux épisodes, dont celui-ci, le dit lui-même dans l’enregistrement d’une conférence qui fait office de commentaire sur le DVD : l’histoire aurait du trouver son apogée au moment de la rencontre entre Sloan et ses parents (comment dépasser émotionnellement une telle scène ?), pourquoi Sloan ne boîte-t-il pas au début de l’histoire mais seulement à la fin si sa jambe a été accidentée dans son enfance ?… Ces éléments, dit Serling, n’ont pas été assez travaillés et s’il avait pu, comme son héros, revenir en arrière, sans doute aurait-il apporté quelques modifications à son scénario. Mais tout cela n’est pas bien important : au final, Walking Distance reste le plus bouleversant épisode de "The Twilight Zone". De l’aveu de Rod Serling, c’est le scénario le plus personnel et le plus intime qu’il ait jamais écrit pour la série, Homewood étant la contrepartie de sa propre ville d'enfance, Binghamton : une histoire simple qui ne peut que toucher une corde sensible chez le spectateur impliqué parce qu’elle lui chuchote, au détour d’un épisode de série télé, les vérités les plus universelles.
Pour la petite histoire (mais qui ajoute au plaisir intarissable de Walking Distance), on peut ajouter que la rue de Homewood dans laquelle revient Sloan est celle de la maison de la famille de Judy Garland dans Meet Me in St. Louis (1944) de Minnelli puisque l’épisode a été tourné sur un backlot de la MGM ; que la musique est de Bernard Herrmann (et reprend des accords de celle de Vertigo de Hitchcock, autre film sur le temps et la mémoire réalisé l’année précédente) et qu’on y retrouve le petit Ron(ny) Howard, le futur réalisateur de blockbusters, le temps d’une courte scène. Robert Stevens a réalisé l'épisode mais c'est bien l'esprit de Rod Serling qui le survole à chaque seconde.
Enfin, il faut saluer le jeu de Gig Young (Martin Sloan adulte), un acteur toujours excellent qui reçut l’Oscar 1969 pour le rôle du MC dans On Achève bien les Chevaux : il donne la profondeur nécessaire à son personnage et ce faisant, assure en grande partie la puissance émotionnelle de l’épisode : si dans Walking Distance, le personnage incarné par Gig Young découvre à ses dépens qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas retourner dans le passé, l’acteur ne pouvait pas savoir que dans son propre futur, son histoire aurait une bien triste fin puisqu’un jour de 1978, il tua sa jeune épouse avant de se suicider dans leur appartement new-yorkais. Ce jour-là, lui aussi passa sans doute dans "The Twilight Zone", mais cette fois, ce n’était pas du cinéma et il n’y eut personne pour lui dire de rentrer tranquillement chez lui.
Il faut voir et revoir Walking Distance, cet extraordinaire épisode d'une extraordinaire série télé : rarement 25 minutes de télévision ont-elles été si bien exploitées. Et pour moi, l'image, au début, du reflet dans le miroir de Martin Sloane qui s'éloigne sur la route menant à Homewood sur les accords de Bernard Herrmann est sans nul doute l'une des plus belles du cinéma.
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