Un post récent sur un blog ami ("Fears for Queers", merci BBJane !) m’a permis de découvrir un film obscur dont l’originalité et l’audace m’ont d’abord surpris, ensuite enchanté : Who Killed Teddy Bear de Joseph Cates. Récemment sorti en DVD Z2 UK, le film est un petit chef-d’œuvre de cinéma de genre.
Il s’agit d’un thriller américain de 1965 dont l’accumulation de scènes osées pour l’époque génère stupeur sur stupeur. Les quelques lignes de l’histoire ci-dessous vous en donneront une idée :
Norah (Juliet Prowse) est une jeune femme libre qui gagne sa vie en attendant des temps meilleurs comme D.J. d’une boîte de nuit new-yorkaise. Des coups de fil anonymes salaces qu’elle reçoit chez elle depuis peu l’inquiètent car elle a la vague impression que son tourmenteur la connaît. Elle se confie à un policier spécialiste des pathologies sexuelles (Jan Murray), qui commence une enquête. Les appels se multipliant, Norah accepte l’offre de sa patronne (Elaine Strictch) de venir loger chez elle : hélas, celle-ci fait des avances à la jeune femme qui la met à la porte. L’éconduite se fait tuer dans une ruelle sombre des abords de l’appartement de Norah. La jeune femme se rapproche alors d’un de ses collègues (Sal Mineo), serveur dans le nightclub, un culturiste timide à la sexualité incertaine qui habite avec sa sœur cadette, handicapée mentale. Norah apprendra à ses dépens qu’il faut se méfier de ce genre de type…
Who Killed Teddy Bear est un peu Les Infortunes de la Vertu revu par le cinéma indépendant new-yorkais. La malheureuse héroïne navigue de Charybde en Sylla pendant toute la durée du film : poursuivie au téléphone par un pervers anonyme, désirée par une prédatrice lesbienne, inquiétée par un flic obsédé de perversions, abusée par un collègue auprès duquel elle espérait le réconfort… elle tombe de désillusion en désillusion et ne sait plus, en fin de compte, à quel Saint se vouer. La malheureuse ne connaitra pas le destin funeste de Justine mais elle sortira cependant de son odyssée fort ébranlée.
En plus de ce carnaval de déviances, Who Killed Teddy Bear réserve bien d’autres surprises, comme ce mélange de scènes tournées en studio (les scènes d’appartement et de nightclub) et d’autres tournées dans les rues de Manhattan pendant l’hiver 1964 avec une caméra sans doute très discrète qui saisit dans leur immédiateté le quotidien des rues de l’époque. Le réalisme documentaire de ces séquences leur confère un fort sentiment de cinéma-vérité : certains passants s’arrêtent pour observer l’équipe du film faire son travail et les travelings nocturnes révèlent la faune interlope de Times Square et de la 42e rue qui n’étaient pas encore le territoire des touristes. L’influence de Blast of Silence (autre film indépendant new-yorkais, réalisé en 1961), de Melville et de la Nouvelle-Vague est évidente et maîtrisée : Joseph Cates connaissait ses classiques contemporains. Le directeur de la photographie d’origine française, Joseph Brun, utilise formidablement bien un noir et blanc un peu sale qui convient à merveille aux zones plus qu'obscures de l’histoire.
Les acteurs sont excellents dans des rôles qui se prêtent pourtant, sur le papier, à toutes les outrances. La charmante Juliet Prowse d’abord, parfaite en victime pleine de résilience. La jeune actrice et danseuse sud-africaine à la silhouette longiligne et au visage mutin (ses yeux de chat et son sourire désarmants sont de ceux qui ne s’oublient pas) réussit à transmettre au spectateur les émotions contrastées par lesquelles passe son personnage. Elle est sublimement sexy dans l’avant-dernière scène du film, une longue séquence où elle danse avec Sal Mineo sur un air de pop : on croit aisément Elvis qui ne tarissait pas d’éloges sur elle après l’avoir eue comme partenaire dans G.I. Blues (1960). Dans des seconds rôles à forte personnalité, la grande dame de Broadway Elaine Stritch, imposante de présence, donne à la patronne du club la dose d’ambigüité qu’il faut et Jan Murray, en flic hanté par la mort violente de sa femme, provoque l’inquiétude par ses silences et ses regards pleins de sous-entendus. Mais le film permet surtout la révélation de Sal Mineo, dont c’est sans doute le rôle le plus casse-gueule. Exploitant son physique nerveux bien connu depuis La Fureur de Vivre (tourné dix ans plus tôt), le réalisateur lui permet de jouer sur sa propre ambigüité, entre fragilité et névrose. Sal Mineo s’est investi à fond dans son rôle, qui, pensait-il, allait réveiller une carrière sur la pente descendante et mettre fin aux rumeurs d’homosexualité dans lesquelles il se débattait alors. En voyant le film aujourd’hui, on ne peut qu’être interloqué par cette ambition évidemment vouée à l’échec : Who Killed Teddy Bear était, en 1965, aux antipodes du genre de film qui aurait permis à ses participants de se refaire une santé au soleil d’Hollywood. Le film précipita la chute de l’acteur qui poursuivit quelque temps sa carrière dans des séries télévisées avant de mourir prématurément à 37 ans en 1976, assassiné dans des circonstances qui n'ont jamais été éclaircies. A ma grande surprise, Who Killed Teddy Bear a réussi à me rendre plus sensible à Sal Mineo, un acteur dont je ne pensais jusqu’alors pas grand-chose.
Who Killed Teddy Bear est donc un thriller psychosexuel aux audaces scénaristiques stupéfiantes pour 1965. Plein de scènes ne manqueront pas d’étonner les amateurs de bizarreries d’images et de dialogues : le formidable générique de début, avec ses deux corps nus qui s’étreignent en gros plan sur un lit (sur un visuel et une chanson fortement inspirés de Goldfinger) ; ce policier veuf qui se repasse en boucle les confessions de psychopathes sur des bandes magnétiques et qui vit avec sa fille de 12 ans (qui lui demande, lorsqu’il ramène Juliet Prowse chez eux, si « c’est une pute ? ») ; l’évocation des masturbations du type du téléphone ; le personnage de la sœur demeurée (car tombée sur la tête après avoir surpris son frère au lit avec on ne sait qui !) ; les exercices de musculation de Sal Mineo, à la charge puissamment homoérotique ; le panoramique plein d’enseignements sur les rayonnages de livres d’une boutique pour adultes (où figurent entre autres côte-à-côte « Psychopathia Sexualis », « Tropique du Cancer » et « Le Festin Nu ») ; les nombreuses scènes avec Prowse ou Mineo en sous-vêtements ; le surprenant viol final ; l'image arrêtée qui ferme le film…
Et puis, pour alléger toute cette poisse (je ne parle pas de Prowse ou Mineo en sous-vêtements), il y a ces longues séquences de danse de toute évidence placées dans le film pour en rallonger la durée à moindre frais : les danseurs sur la piste du nightclub sur « Born to be bad » (dont un formidable couple de noirs à l’impressionnant sens du rythme) et les mouvements endiablés de Juliet Prowse et de Sal Mineo à la fin, sur « It could have been me » (ces deux-là savaient bouger, dans des genres très différents !), deux morceaux pops spécialement écrits pour le film par Al Kasha et Bob Gaudio et introuvables depuis (j'ai pourtant cherché). Certains spectateurs regrettent ces deux séquences musicales qui ralentissent l’action. Pour ma part, je les adore : en plus d’être de vraies time-capsules de pop sixties, elles offrent des contrepoints formels qui renforcent l’étrangeté de tout ce qui se passe autrement à l’écran.
Who Killed Teddy Bear est un film qui ne ressemble à rien de connu au milieu des années 60 : part thriller, part drame psychologique et part exploitation (et c’est bien sûr la meilleure part !), il garde, près de 45 ans après sa réalisation, sa capacité à surprendre et même, et c'est beaucoup plus rare, à choquer. Evidemment, sa sortie en 1965 déclencha les foudres de la censure américaine qui effectua quelques coupes dans les scènes les plus indécentes et le film fut tout simplement interdit en Angleterre (refus de certificat) : sa récente sortie en DVD au Royaume-Uni marque donc la toute première fois que le film est visible dans le pays, établissant une sorte de record de délai de diffusion.
C’est donc une belle découverte que ce Who Killed Teddy Bear, rarissime petit joyau noir des Sixties qui osait s’aventurer sur des terrains bien marécageux pour l’époque. Klute, Taxi Driver, Hardcore... sont juste au coin de la rue. Une bizarrerie qui a tous les arguments d'un film-culte, d'un vrai.
Entre nous : vous vous souvenez peut-être de cette inénarrable chanson de notre Sheila nationale au début des années 80 : « L’Amour au téléphone » ? Eh bien Who Killed Teddy Bear, le croiriez-vous, m’y a fait repenser. Fallait le faire ! Et chacun a les références qu'il mérite.
Des nymphos, des homosexuels,
Sado-masos et je ne suis pas spécialiste !
Et j'ai même entendu a un cocktail
La plus bizarre de la liste :
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
L'amour au téléphone !
Dans cette débauche phénoménale,
On est normaux, nous,
Est-ce bien normal ?
Où ? Où ? Où allons-nous ?
Le DVD anglais de Who Killed Teddy Bear est de très bonne qualité avec seulement quelques variations peu gênantes dans l’image dues aux diverses copies qui ont permis la réintroduction des séquences censurées. Très curieusement, le splendide générique de début montre des corps nus flous alors que l'extrait YouTube du même générique (ci-dessous) les montre nets : un parfait exemple de traficotage d’image par les censeurs. Ca aurait été bien que l’éditeur du DVD (Network) ait pu avoir accès à la séquence non floutée. Pas de sous-titres.
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Excellente évocation d'un film décidément étonnant !... Heureux de t'avoir orienté sur le DVD !...
RépondreSupprimerEt merci encore de m'avoir fait connaître l'existence de ce film !
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimeravez-vous trouvez la BO de ce film?
Non, je n'ai pas trouvé la BO. Un 45 tours a été édité à la sortie du film avec "Born to be Bad" et "Who killed Teddy Bear" mais il semble introuvable aujourd'hui. Mais je continue à chercher...
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