12 avril 2009

Manèges (Yves Allégret, 1949)

Voir Jane Marken apparaître au détour d’une scène d’un film français de répertoire illustre ou méconnu est pour moi l’assurance d’une attention accrue et d’un cœur qui bat un peu plus fort. La même chose se produit avec Thelma Ritter, pour le cinéma américain. Et aussi avec ces autres acteurs français dits « excentriques » qui font mon bonheur de cinéphile et dont je peux voir et revoir chaque chef-d’œuvre et navet pour la seule et unique raison qu’ils sont dans le film : Jean Tissier, Héléna Manson, Jeanne Fusier-Gir, Sylvie, Jean Temerson, Milly Mathis, Fréhel (ah, Fréhel !), Gaston Modot, Gabrielle Fontan, Robert Le Vigan, Suzy Prim…

Mais Jane Marken (1895-1976) est incontestablement ma chouchoute dans le genre : sa voix dont les modulations pourraient rendre obscène une lecture du Parisien Libéré, ses rondeurs compactes souvent boudinées dans des tenues trop près du corps, son rire en cascade, son visage rond, clair et jovial aux yeux malicieux, son énergie communicatrice et ses facultés à passer de la comédie au drame, de la bienveillance à la rage avec le même aplomb illuminent toutes les scènes, dans tous les films qui lui ont été assignés. Je pense bien sûr et avant tout à Partie de Campagne, Hôtel du Nord, Les Enfants du Paradis, Lumière d’Eté, Maxime (dans ce dernier film, elle a une petite scène de moins de trois minutes avec laquelle elle réussit à voler la vedette à Boyer, Morgan, Arletty) et les trois films de la "Trilogie de la noirceur" qu’elle a tournés sous la direction d’Yves Allégret juste après la guerre : Dédée d’Anvers, Une si Jolie Petite Plage et Manèges. Ce dernier titre, aujourd'hui un peu trop oublié, restant à mes yeux son plus grand triomphe de comédienne. Et un de mes films français préférés.

J’ai revu Manèges l’autre jour, pour la cinquième ou sixième fois sans doute. Je ne connais rien de semblable dans l’histoire du cinéma français dit classique. C’est un film au cynisme et à la noirceur intacts soixante ans après sa réalisation, une œuvre explosive dont la puissance destructrice continue, vision après vision, de laisser pantois. Bien sûr, Manèges est un film de scénariste avant tout (Jacques Sigurd pour ne pas le nommer) et à ce titre, il est brocardé plusieurs fois dans l’article au vitriol que François Truffaut rédigea dans les Cahiers du Cinéma n° 31 de Janvier 1954, « Une certaine tendance du cinéma français » (Truffaut avait tort mais la fougue de sa jeunesse et le talent de son réquisitoire restent admirables). On a tendance à oublier à quel point c’est aussi un film d’acteurs : Bernard Blier, Simone Signoret, Jacques Baumer, Frank Villard et surtout Jane Marken, dont le personnage, l’un des plus abjects et fascinants du cinéma français, porte le film à bout de bras et lui donne sa cohésion.

Appelé à l’hôpital au chevet de sa femme Dora (Simone Signoret) qui vient d’être renversée par une voiture, Robert (Bernard Blier), propriétaire d’un manège équestre en faillite, est confronté à sa belle-mère « Maman » (Jane Marken) qui lui balance haineusement à la figure et à la demande de sa fille les mensonges et tromperies dont il a été victime depuis des années par la fourberie des deux femmes. Une série de flashbacks raconte l’histoire du couple du point de vue du mari trompé et de la belle-mère manipulatrice. Sonné par ces révélations, Robert, cocu et fauché, quitte l’hôpital sous les injures d’une infirmière en laissant les deux harpies à leur destin.

Le titre du film, Manèges est formidablement inspiré, évoquant à la fois le secteur d’activité professionnelle de Robert, les manipulations perverses de Dora et de sa mère, la structure circulaire du scénario de Jacques Sigurd et plus subtilement, l’arène dans laquelle se joue la bataille impitoyable qui nous est racontée. Le personnage joué par Jacques Baumer (le bras-droit de Robert), au physique et aux expressions proches de Buster Keaton, est le maître de cérémonie qui a tout compris mais qui garde sa réserve pour conserver son emploi. Figure de style à laquelle le spectateur peut s’identifier, il est l’antithèse de celle représentée par Jane Marken, incarnation saisissante de la duplicité et centre de gravité de tout le film.

Car si Bernard Blier et Simone Signoret sont bien les têtes d’affiche de Manèges, celui-ci, comme les anglo-saxons le formulent avec justesse, « appartient » à Jane Marken. La comédienne dodue de 55 ans, habituée aux rôles secondaires et à la carrière déjà bien remplie au moment du tournage du film, a du immédiatement voir, en lisant le scénario, à quel point le personnage qu’elle allait interpréter était la chance d’une carrière. Remarquablement écrit par Sigurd, le rôle de l’ignoble femme qu’elle incarne est sans doute le rêve de toute actrice tant il permet de jouer avec les sentiments les plus puissants, de la drôlerie à l’abjection et tant il offre au spectateur un point d’ancrage pour des réactions émotives fortes.

La scène, au début du film, où, penchée sur le lit d’agonie de Simone Signoret, elle s’approche de la bouche de celle-ci qui lui murmure dans un souffle « Dis-lui, dis-lui ! » (lui permettant d’ouvrir le gouffre des révélations) et que son visage en gros-plan, ravagé de larmes qui ont ruiné le rimmel, passe de la douleur de veiller sa fille au plaisir d'humilier son gendre est un moment de jeu exceptionnel. Ses yeux éteints s’illuminent en un éclair d’un plaisir sadique et on sait que lorsqu’elle regarde Bernard Blier, esquissant un sourire plein de menaces à son intention en demandant à Simone Signoret sans ciller : « Tu veux que je lui dise ? Tout ? Tout ? », on est parti pour une promenade en montagnes russes dont personne ne sortira indemne.

Passant d’une scène à l’autre de l’hilarité la plus fausse à la violence la plus blessante, Jane Marken se déchaîne comme peu d’actrices ont pu le faire dans l’histoire du cinéma français. Y-a-t-il seulement une performance comparable ? Je n’en suis pas certain et n’en vois à priori aucune. Elle est bien sûr aidée en cela par le montage du film, qui permet de passer en un instant d’un point de vue à un autre : ce qui nous paraît lors d’une scène comme un rire sympathique devient quelques moments plus tard, vu sous un autre angle, une hilarité moqueuse. Marken et Signoret rient en disant au revoir à un Blier ému par la fenêtre (vue depuis la rue) et on les retrouve dans l’appartement (vu du dedans), pleurant de rire : « Mon Dieu, ce qu’il peut être laid ! Oh, t'as raison, çà il est pas beau ! ».

Ces rires obsédants de Manèges, le spectateur les entend bien longtemps après la fin : leur utilisation est là encore inédite à ma connaissance dans un film, qu’il soit français ou non. Toute l’ignominie de « Maman » se révèle dans ses rires qui reviennent en leitmotiv pendant toute la durée du film. Rires satisfaits et soulagés de Signoret et de Marken qui pensent avoir trouvé un nouveau riche pigeon qui les sortira d’affaire ; rires pouffants de Signoret et Marken à la table d’un restaurant quand elles se foutent de la gueule de Blier ; rires éthyliques de Marken qui descend coupe sur coupe de champagne quand elle apprend que Signoret a trompé Blier ; rires égrillards de Marken qui offre sa chambre à Signoret à Villard pour qu’ils puissent faire une partie de jambes en l’air… Les ingénieurs du son du film ont d’ailleurs effectué un travail remarquable de mixage : dans quelques scènes, si on écoute bien, les rires à gorge déployée des actrices se transforment en caquètements de volaille, un effet sonore magistral qui en dit bien plus long sur la personnalité de la mère et de sa fille que toutes les écritures possibles. L’irrésistible rire de gorge de Jane Marken, très souvent exploité dans ses nombreux rôles (on se souvient bien sûr aux rires en cascade de Madame Dufour dans Partie de Campagne) est ici exploité à son maximum. Mais dans Manèges, ce rire naturellement si sympathique devient ignoble et révoltant, ni plus ni moins que le son des Enfers.

Manèges, ce film à la noirceur stupéfiante, a souvent été étrillé car taxé d’impensable misogynie par les analystes à courte vue. Il faut bien sûr le voir comme une fable (et comme toutes les fables, elle appuie ses effets pour faire passer son message) sur la difficile position sociale des femmes dans la France de l’après-guerre et sur la bataille au quotidien dans laquelle chacun(e) à dû s’engager pour refaire surface après les bouleversements historiques alors encore très récents. Son audace est d’avoir fait des ses démons deux femmes, mère et fille, unies par les liens du sang et la rage de survivre. Leur ignominie, réelle, a ses raisons.

Yves Allégret a bénéficié pour Manèges, le dernier film de sa « Trilogie de la noirceur », d’un ensemble de talents exceptionnels : Sigurd, Trauner, Blier, Signoret, Villard (splendide ici dans la veulerie, malgré ses limitations d’acteur)… Il a surtout eu l’idée de génie de confier à Jane Marken (qui joue aussi d’ailleurs dans ses deux autres films de la Trilogie : ces deux-là s’étaient bien trouvés !) un des rôles les plus inoubliables du cinéma français. En mère-maquerelle au sens exact du terme, elle amuse, perturbe et terrifie tout en lançant des réparties qui n’en finissent pas de m’enthousiasmer. Dans une scène de restaurant, Blier, les yeux embués de larmes, raconte à Signoret et à Marken la mort de son meilleur ami, tué devant lui à la guerre. Jane Marken lui répond distraitement en demandant une nouvelle bouteille de champagne : "Ah bon, il est mort ? Mais faut oublier tout çà ! C'est du passé ! Faut être gai !". Dans une autre scène, Simone Signoret pète les plombs quand elle apprend qu’un de ses riches amants qui lui avait promis le Pérou vient de la plaquer : elle jette rageusement au sol de sa chambre les malles, cravaches et étriers qu’il lui avait offerts. Jane Marken la calme en trouvant les mots qu’il faut : « Dora, attention ! C’est de l’Hermès ! ».

Pour la petite histoire, Jane Marken (née Jeanne Crabbe) a vécu avec Jules Berry, qu’elle quitta un jour sur un télégramme laconique : « J’ai assez ri. ». Elle est morte en 1976 d’une crise cardiaque, seule et dans l’oubli, à l’Hôtel Dieu, âgée de 81 ans. En faisant quelques recherches sur le web, j’ai trouvé qu’elle avait été incinérée au Père-Lachaise et que son urne, placée au Columbarium, en avait retirée quand la concession n’a pas été renouvelée. La grande famille du cinéma a la mémoire bien courte et l'écran seul est reconnaissant.

Voyez ou revoyez Manèges, ce film de "la qualité française" qui est pourtant si peu conventionnel . Si ce texte vous a parlé, je vous assure que vous ne serez pas déçus. Studio Canal a sorti un DVD de bonne qualité il y a quelques années dans sa collection grise (sauf deux scènes, très courtes heureusement, qui sont inexplicablement floues).

4 commentaires:

  1. je me souviens avoir découvert cette trilogie grâce à ta citation sur dvdclassik, dans un topic sur les meilleurs films français.
    eh ben si je te remercie de cette découverte, une parmi d'autres que je te dois, je dois dire que je n'aime pas beaucoup Manèges. Je lui reconnais ses qualités formelles, sa virtuosité narrative mais il concentre plusieurs des défauts pointés par Truffaut dans son pamphlet, surtout, le moins pardonnable à mes yeux, la complaisance dans la peinture de l'ignominie. ce n'est pas tant la misogynie qui me gêne mais plutôt ce noircissement des choses (et non pas cette noirceur), ces âmes plus viles les uns que les autres. d'où un film très verrouillé (impression renforcée par la structure en flashbacks du récit) et finalement peu surprenant. C'est tellement moins VIVANT qu'un film de Renoir ou Ophuls. Ceci dit, j'ai oublié la performance de Jane Marken donc peut-être que je ferais bien de le revoir.
    En revanche, j'avais vraiment aimé Une si jolie petite plage, dont le pessimisme m'était apparu moins cruel, plus mélancolique. c'est peut-être plus fumeux comme film aussi (je crois me souvenir d'un truc vaguement existentialiste).

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  2. Salut Christophe !
    Je comprends ton point de vue mais pour "Manèges", il faut absolument replacer le film dans le contexte de son époque (1949), au moment où, quatre ans après la fin de la guerre, le mythe des Français qui s'étaient serrés les coudes pendant l'Occupation était en train de se cristalliser. La scénariste Sigurd a voulu agresser les spectateurs en leur renvoyant au contraire une image outrée et intolérable d'eux-mêmes qui prend le mythe à contre-pied : dans le film, tout le monde en prend pour son grade (femmes, hommes, populos, bourgeoisie, aristocratie...). La France (ou plutôt les Français) qui y sont représentés sont individualistes, fourbes, bestiaux....). C'est une fable qui cogne contre la bonne conscience collective. En termes de ciné, c'est moins brillant que Renoir ou qu'Ophuls, mais en termes pamphlétaires, c'est difficilement surpassable.
    "Une si jolie petite plage" joue sur un autre registre en effet, celui de la poésie sépulcrale... et c'est quand même un peu plus chiant. Enfin, je vois ça comme ça. Amitiés.

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  3. Merci pour ce commentaire très intéressant de Manèges. Je viens de revoir le film, pour la 5ème ou 6ème fois et il reste sans conteste l'un de mes préférés du cinéma français. Je partage tout à fait ton opinion sur Jane Marken. Ma découverte du film, il y a des années, m'a laissé un souvenir impérissable de sa performance et, à chaque visionnage, bien qu'elle joue un personnage abject, je ris de l'entendre rire, je n'ai jamais entendu un rire aussi communicatif. Quant aux accusations d'un trop grand pessimisme, elles ne me paraissent pas valables. Si l'affaire était inspirée d'un fait réel, personne ne songerait à dire que l'hsitoire est trop sombre (d'où la précaution d'Hitchcock dans le Faux coupable qui prévient que l'affaire est réelle, pour qu'elle ne paraisse pas trop invraisemblable). La nature humaine peut atteindre, chez certaines personnes, dans certains contextes, des abysses insoupçonnés et si le cynisme des deux femmes et des autres personnages peut sembler improbable, je ne doute pas que des situations comparables aient déjà existé. Donc la critique sur le fond m'apparaît rarement justifiée, si le scénario est intelligent et profond. Il me le semble ici, d'autant que le personnage de Signoret n'est pas aussi manichéen qu'il le laisse à croire, c'est finalement une pauvre femme, seule, incapable d'échapper à l'influence de sa mère et qui cherche un bonheur différent, plus sincère, comme le montre sa relation avec François. Quant à la forme du film, elle est éblouissante. Les acteurs sont extraordinaires, Bernard Blier bien sûr (déjà fabuleux dans Quai des orfèvres, où il joue aussi un rôle d'homme simple, épris de sa femme). Bref, un exceptionnel chef-d'oeuvre.

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  4. Merci pour ton commentaire, Anonyme. C'est vrai que la véritable victime dans Manèges est Dora. C'est elle qui en fin de compte, aura le plus perdu dans l'histoire : la possibilité d'un futur meilleur.

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