Les films ou les documentaires sur des personnages réels dont les vies accumulent des péripéties à damner le pion aux scénaristes les plus enfiévrés sont un de mes genres préférés : Dear Zachary, In the Realms of the Unreal, Southern Comfort… ont déjà fait l’objet de billets sur ce blog. Je suis ma propre Femme (Ich bin meine eigene Frau), le docudrama allemand de Rosa von Praunheim sur Charlotte von Mahlsdorf, les enterre tous.
Charlotte von Mahsldorf (1928-2002) naquit Lothar Berfelde à Berlin. Préférant la couture des robes aux jeux de ballons, l’adolescent qui subissait les railleries de ses camarades de classe quitta l’école pendant la guerre pour aller travailler chez un antiquaire dont il devint l’amant et qui allait se fournir à l’œil la nuit dans les appartements abandonnés par les juifs. Victime avec sa mère des violences répétées de son père (qui était membre actif du parti Nazi), Lothar décida en 1944, à 16 ans, de régler le problème. Après avoir, au sens propre, « tué le père » à coups de rouleau à pâtisserie, il fut placé quelque temps en institution psychiatrique puis condamné à quatre ans de prison par la justice nationale-socialiste. Libéré dès la fin de la guerre, il alla habiter chez sa tante (sa vraie tante, pas l'antiquaire !), une femme qui préférait les femmes, s’habillait en homme chez elle et permettait à Lothar de porter ses robes de ville. « La Nature nous a vraiment joué un drôle de tour ! » la tante avait-elle l’habitude de dire à son neveu. Se prostituant à l’occasion à des notables pour arrondir ses fins de mois tout en se constituant un carnet d’adresses et ayant pris le goût de piller les appartements en ruines de Berlin, Lothar fit jouer ses relations pour obtenir l’autorisation d’occuper gratuitement un manoir abandonné en attente de démolition dans le quartier de Berlin-Mahlsdorf. Il y déposa ses antiquités chapardées et ouvrit le bâtiment au public sous le nom de "Gründerzeit Museum" (la "Période des Fondateurs", soit les années 1840-1870), un musée tout à la gloire du mobilier et des objets de la petite-bourgeoisie berlinoise du milieu du XIXe siècle
Maintenant habillé en femme à la maison comme à la ville (le plus souvent d’une blouse ou d’un pull, d’un fichu et d’un collier de perles mais toujours sans aucun maquillage) et ayant changé son nom pour celui plus fleuri de Charlotte von Mahlsdorf, Lothar devint conservatrice de musée, une vraie self-made woman qui géra de façon artisanale sa collection pendant presque trente ans avec l’assistance de quelques gays et lesbiennes berlinois sortis du placard, y organisant des visites guidées et des événements communautaires à la barbe des autorités. Mais les Communistes (pendant la Guerre Froide, le quartier de Mahlsdrof était passé à Berlin-Est) virent cette équipe haute en couleurs et les rumeurs de réunions d’homosexuel(le)s dans les lieux d’un très mauvais œil : en 1974, ils voulurent récupérer le musée pour en faire une institution d’Etat et virer le personnel. Après maintes tracasseries policières et administratives de la part des Cocos, une période au cours de laquelle Charlotte distribuait les objets du musée à ses visiteurs en signe de protestation, l’Allemagne de l’Est capitula et lui laissa la jouissance du bâtiment et de ses collections.
Mais avec la chute du Mur en 1989, une autre menace apparut : celle de l’Extrême-Droite, dont les Skinheads harcelèrent Charlotte et ses collaborateurs. En 1991, ils saccagèrent le musée et cassèrent la gueule à l’équipe et aux invités après s’être introduits dans les lieux pendant une soirée LGBT. Fatiguée par ces soucis et n’ayant plus vraiment le cœur à continuer, Charlotte passa la main à un couple de filles moustachues et quitta Berlin pour la Suède en 1997, cinq ans avoir reçu une Médaille d’Honneur de la Ville en 1992. L’année du départ de Charlotte, la ville de Berlin rachetait le musée et le gère toujours aujourd’hui, sous le nom mémorable de « Gründerzeitmuseum Mahlsdorf u. Förderverein Gutshaus Mahlsdorf e.V. » (ah, ces Allemands !). Charlotte von Mahlsdorf, citoyenne d’honneur de la Ville de Berlin, est morte à 74 ans d’une crise cardiaque lors d’une visite à Berlin en 2002. Elle y est enterrée, en robe et collier.
Lothar à 11 ans et Charlotte cinquante ans plus tard.
Un personnage tel que Charlotte von Mahlsdorf ne pouvait que rencontrer et séduire Rosa von Praunheim (né Holger Bernhard Bruno Mischwitzky en 1942), le turbulent écrivain, réalisateur et figure de proue de l’activisme gay berlinois depuis les années 1960. En 1992, Rosa von P. décida de consacrer un film à Charlotte von M., qui était alors une amie de longue date. Charlotte venait d’écrire ses mémoires, « Ich bin meine eigene Frau » (« Je suis ma propre Femme ») et le livre servit de base au scénario tout en donnant son titre au film. Moins outrancier et plus grand public (enfin, tout est relatif !) que la plupart de ses autres productions, Je suis ma propre Femme est sans doute (avec Der Einstein des Sex, son très bon biopic de 1999 consacré à Magnus Hirschfeld, le pionnier des droits des homosexuels), le film le plus accessible de Rosa von Praunheim. Et un film-culte malheureusement trop peu visible depuis sa première sortie.
Je suis ma propre Femme raconte de façon chronologique la vie invraisemblable mais vraie de Lothar/Charlotte. Doté, comme tous les projets de Rosa von Praunheim, d’un budget dérisoire, le film compense son évident manque de moyens par une inventivité, un humour et une implication magistrale de tous ses participants, pour ne pas parler des surprises sans cesse renouvelées de l’histoire et du scénario. Le métier de documentariste de Rosa von Praunheim transperce sous celui de réalisateur de fiction et rend le film, au-delà de l’intérêt de son histoire, passionnant pas ses audaces structurelles.
Si les scènes du premier tiers de Je suis ma propre Femme (l’enfance de Lothar et son adolescence sous le Troisième Reich) furent tournées en studio ou dans des décors simples mais crédibles, le reste du film utilise les lieux réels dans lesquels s’est déroulée la vie de Charlotte, et notamment le Gründerzeit Museum, dont le film est donc aussi, en quelque sorte, une visite guidée. De temps en temps, des flashbacks proches ou lointains évoquent l’histoire des lieux, comme cette surprenante scène dans laquelle on découvre les bals travestis qui se tenaient dans le bâtiment du musée au milieu du XIXe siècle quand des jeunes hommes habillées en belles dames rejoignaient des gradés de l’armée prussienne dans les chambres après des soirées-concerts. A partir du moment où le film commence à raconter Charlotte en son musée, il prend une tournure assez fascinante, qui utilise à la fois les ressources du documentaire et de la fiction. Comme Lothar fut Charlotte et comme Holger est Rosa, le film se joue des apparences et brouille sa nature sous une double identité, pour le plus grand plaisir du spectateur.
Charlotte est jouée par trois acteurs différents selon l’âge de son personnage : l’adolescent et le jeune adulte sont interprétés par deux comédiens dont les prestations ne méritent sans doute pas un Grand Prix d’Interprétation mais qui restituent parfaitement les complexités de Lothar/Charlotte et n’ont pas peur de se donner corps et âmes aux situations les plus cocasses ou scabreuses. Et, dans un effet splendidement brechtien, Charlotte âgée est jouée… par Charlotte von Mahlsdorf elle-même (63 ans lors du tournage), qui interprète donc son propre rôle pendant la dernière partie du film. La personnalité apparemment très sympathique de Charlotte imprègne tout ce dernier tiers, au cours duquel la frontière entre le documentaire et la fiction est abolie. Rosa von Praunheim nous donne d’ailleurs un avant-goût de la présence de la vraie Charlotte dans une étonnante scène des débuts du film, quand, lors d’une séance SM des années de jeunesse du personnage, Charlotte fait une première apparition à l’écran, en corrigeant l’acteur qui l’incarne avec des indications sur la manière de donner un coup de cravache sur des fesses nues. C’est surprenant, ingénieux, amusant. De la même manière, les collaborateurs de Charlotte au musée sont joués par les véritables personnes elles-mêmes. La scène de saccage par les Skinheads a donc dû réveiller, pour les protagonistes du film, de biens mauvais souvenirs.
Les trois incarnations de Charlotte dans le film.
Je suis ma propre Femme dresse le portrait inoubliable d’une personnalité hors du commun, un jeune homme qui s’est « très tôt senti femme à l’intérieur » et qui, poussée par sa tante bienveillante, a choisi de passer sa vie habillé en femme (mais pas du tout de façon flamboyante : Charlotte von Mahlsdorf, passionnée par le milieu tout petit-bourgeois du XIXe siècle, ayant toujours préféré les chemisiers blancs à col-dentelle et les blouses de femme d’intérieur aux tenues des cocottes et des grandes dames) en traversant les bouleversements politiques de l’Allemagne entre les années 1930 et les années 1980. Travesti mais pas transsexuel (Charlotte von M. n’a jamais voulu être opéré et ignorait royalement son service trois-pièces), Charlotte réfutait d’ailleurs les deux termes et disait qu’elle était naturellement « une femme dans un corps d’homme » et même, pour compliquer les choses, qu’elle se sentait en fait « profondément lesbienne ». On en perd les pédales…
Le film donne de Charlotte von Mahlsdorf une image très positive et sympathique : affranchie, volontaire, obstinée, résiliente et activiste, elle ne peut que forcer l’admiration. Dans la réalité, les choses sont plus nuancées car depuis la sortie de son autobiographie et du film, de nombreuses voix se sont élevées contre cette image un peu trop respectable. En effet, ses activités de pillage des appartements juifs abandonnés pendant la guerre pour en récupérer le mobilier, ses probables accointances avec la Stasi (les services secrets de la RDA) – Charlotte von. M. est fortement soupçonnée d’avoir été informatrice pendant les années 1970 – et quelques déclarations tardives malheureuses sur les gays et les lesbiennes ont quelque peu terni la légende et provoqué des remous au moment de sa décoration par la Ville de Berlin. Ces zones d’ombre rendent le personnage encore plus complexe qu’il ne l’est déjà et donnent le sentiment que son inaltérable sourire de mamie-gâteau à la dégaine impossible a en fait caché bien des secrets. Une personne réelle qui aurait eu tant à revendre aux écrivains en mal d’inspiration, Charlotte von Mahlsdorf est devenue, avec le temps, une figure hautement romanesque qui ne peut que fasciner ceux qui la découvrent.
Pour preuve, la création en 2003 de la pièce "I am my own Wife" de Doug Wright, qui triompha d’abord Off-Broadway avant de passer à Broadway. La pièce, basée sur le livre de Charlotte, le film et ses rencontres avec l’auteur, a obtenu en 2004 les deux récompenses les plus prestigieuses qu’une pièce de théâtre peut remporter aux Etats-Unis : le Pulitzer Prize (Drama) et le Tony Award (Best Play). A ce jour, la pièce a été traduite dans de nombreuses langues et est toujours jouée dans plusieurs pays, passée du statut de création underground à celui de classique contemporain.
L'affiche de la pièce (notez les symboles dans les perles).
Alors, si vous en avez un jour l’occasion, n’hésitez pas à vous pencher sur le cas que fut la Fräulein von Mahlsdorf : ce n’est pas tous les jours que vous croiserez un Lothar qui s’appelait Charlotte et qui a réussi l’exploit de se débarrasser successivement de son père, des Nazis, des Communistes et des Skins avec du culot, une blouse et un plumeau.
J'ai découvert Je suis ma propre Femme un soir il y longtemps sur Arte, par hasard. Une VHS du film existe en cherchant un peu, ainsi qu'un DVD US (bootleg de qualité très médiocre). Le livre, dans sa version allemande ou traduction anglaise, est facilement trouvable.
25 mai 2009
24 mai 2009
Jeunes Filles en Uniforme (Leontine Sagan, 1931)
Jeunes Filles en Uniforme (Mädchen in Uniform) : si le titre est très familier, le film l’est beaucoup moins par manque de visibilité depuis sa première sortie au début des années Trente. Mais ArtHaus l’a édité en DVD (Allemagne) en 2008 et sa réévaluation est maintenant possible. En deux mots, c’est un excellent film en plus d’être une passionnante fenêtre sur le cinéma et la société de la période de Weimar.
Adapté de la pièce "Gestern und Heute" ("Hier et Demain") de Christa Winsloe (1888-1944) qui connut un triomphe en Allemagne en 1930, Jeunes Filles en Uniforme fut immédiatement mis en chantier pour en capitaliser le succès. Le film fut produit de façon très originale par des fonds coopératifs sous la direction du cinéaste Carl Froelich (1875-1953) et non par un studio : les dividendes en furent donc distribués aux particuliers qui avaient investi dans la production. Celle-ci reprit peu ou prou la même équipe de comédiennes qu'à la scène et confia la réalisation à Leontine Sagan (1889-1974), actrice et metteur en scène de théâtre qui avait dirigé la pièce et dont c’était le tout premier film (elle n’en fit que trois dans sa carrière). Nouvelle aux métiers du cinéma, Sagan fut assistée tout au long du tournage par Froelich, qui est mentionné dans le générique comme « consultant artistique » mais qui fut, dans les faits, la véritable tête pensante du projet et de sa réalisation.
Jeunes Filles en Uniforme connut un très grand succès public et critique lors de sa sortie en Allemagne en 1931 (après quelques coupes volontaires faites par les producteurs et une modification de la fin d’origine) et fut exporté dans le reste de l’Europe, aux Etats-Unis et au Japon, où son accueil fut plus mitigé. Appartenant à la première génération des films allemands parlants, il fut l’une des premières productions cinématographiques allemandes de l’époque à être exportée à l'international et devait être la vitrine, pour les producteurs, de la vitalité retrouvée du cinéma national en perte de vitesse face à la concurrence américaine et française. En 1933, l’arrivée des Nazis au pouvoir modifia la donne : sorti de sa période d'exclusivité, le film fut interdit de ressortie à cause de ses thématiques subversives, même si, paradoxalement, Goebbels raconte dans l’entrée de son « Journal » du 02/02/1932 qu’il a beaucoup aimé le film pour ses qualités artistiques. Jeunes Filles en Uniforme fut relégué dans les recoins de la mémoire collective des spectateurs qui avaient pu le voir entre 1931 et 1933 et tomba peu à peu dans l’oubli. Un remake - que je n'ai pas vu - en fut fait avec Romy Schneider et Lily Palmer en 1958 (je préfère m'en tenir à l'original...).
Postdam, à la fin des années 1920 : Manuela von Meinhardis (Hertha Thiele), 14 ans, orpheline de mère et dont le père est trop pris par son travail pour s’occuper d’elle, est amenée par sa tante dans un pensionnat de jeunes filles dirigé de main de fer par la revêche Fräulein von Nordeck (Emilia Unda). Manuela est bien accueillie par ses camarades mais se renferme d’abord sur elle-même avant de transférer son besoin d’affection sur la professeur de littérature, la Fräulein von Bernburg (Dorothea Wieck). En effet, celle-ci se rend compte que les jeunes pensionnaires ont besoin de chaleur humaine et est la seule adulte travaillant au pensionnat à les traiter comme des jeunes filles de leur âge et non comme d’impersonnels numéros. Mais le sentiment que Manuela ressent pour son amicale professeur prend vite une tournure plus profonde : la jeune fille retrouve la joie de vivre au contact de son aînée. Après un spectacle d'école de « Don Carlos » avec lequel elle triomphe dans le rôle titre (ce qui permet au passage une étonnante scène de travestissement), Manuela, qui a fêté sa performance avec un peu trop d’alcool, clame son amour pour la Fräulein von Bernsburg devant ses camarades et ses professeurs médusées. "Ein Skandal !" hurle la directrice en tapant du pied et de la canne. Le scandale éclate. Remise (gentiment) à sa place par l’objet de son amour et renvoyée de l’établissement sous quelques jours, elle sombre dans la dépression et les pensées suicidaires. Ses camarades vont alors voler à son secours et faire plier l’intolérante directrice…
Raconté comme cela, Jeunes Filles en Uniforme a tout d’un mélodrame. Et c’en est un, mais c’est aussi beaucoup plus que cela. Car l’intérêt du film est multiple.
C’est d’abord, en 1931, le premier film d’importance qui focalise son histoire sur une relation lesbienne. Manuela est de toute évidence amoureuse de son enseignante (elle le dit d'ailleurs clairement) qui lui donne l’affection dont elle semble avoir été privée depuis la mort de sa mère. Le sentiment est-il réciproque ? Le film ne l'affirme pas et on peut supposer que s’il l’est, la Fräulein von Bernsburg connaît les risques d’engager une relation avec son élève mineure au sein de l’établissement et garde avec raison la distance nécessaire. La gentillesse et la douceur de la professeur (qui traite toutes les pensionnaires de la même façon même si elle passe plus de temps avec Manuela, qui lui semble plus en demande d’affection) est sans doute sur-interprétée par la jeune fille, notamment lors de cette très belle scène, la plus célèbre du film et à juste titre, où, au moment de l’extinction des feux dans le dortoir, l’enseignante passe embrasser sur le front toutes les filles l’une après l’autre mais dépose un baiser sur la bouche de Manuela. Il est intéressant de noter que, même si l’auteur de la pièce d’origine, Christa Winsloe, était une lesbienne affichée (elle fut assassinée avec son amie en Bourgogne en 1944 dans des circonstances obscures) et que Leontine Sagan l’était aussi, les quelques vagues que fit le film lors de sa sortie en 1931, ne furent pas dûes à son traitement d’une relation lesbienne mais à la métaphore de l’autoritarisme politique (en 1933, évidemment, il en fut tout autre). Bien sûr, vu aujourd’hui à la lumière des Gay Rights et des Gender Studies, Jeunes Filles en Uniformes ne peut être considéré autrement que comme l’une des pierres fondatrices du cinéma gay et lesbien, l'un de ses jalons les plus importants.
Une autre interprétation du film réside dans la représentation de ce pensionnat, un univers clos régi par des règles et des rituels incontournables. Le monde de ces pensionnaires est celui des soldats : les nombreuses images de statues de personnages militaires qui décorent les bâtiments publics de Postdam et apparaissent en insert au cours du film sont révélatrices. Dans la République de Weimar qui vit la naissance de la pièce et du film, la métaphore était claire pour les contemporains : Jeunes Filles en Uniforme était une mise en garde contre les dérives possibles d’un pouvoir politique, militaire ou policier qui serait trop fort. En 1931, deux ans avant le triomphe d’Hitler aux élections, le film pouvait être vu, non comme un brûlot anti-Nazi (ce serait une lecture anachronique) mais plutôt comme un avertissement des dangers du fascisme et du totalitarisme (l’obsession soviétique elle, n’était pas anachronique du tout). Encore une fois, la lecture qu’on peut avoir du film aujourd’hui et celle qu’on devait en avoir en 1931 ne sont pas les mêmes mais ont évolué à la lumière des événements postérieurs. Comme le montrent bien les coupures de presse d’époque, c’est bien cette portée pamphlétaire politique du film qui fit le plus tiquer en 1931. Mais comment ne pas lire d’une autre façon, après 1945, les scènes du film qui montrent les rangs de pensionnaires qui marchent au pas, vêtues d’uniformes à rayures ou encore la mise à l’index et à l’isolation d’une jeune fille un peu différente des autres ? Prémonitoire, oui... mais rétrospectivement. A partir de 1933, les choses étaient toutes autres et le sous-texte lesbien de l’histoire comme la charge politique furent intolérables aux Nazis, maintenant au pouvoir, qui interdirent aussitôt le film "dégénéré".
Techniquement, Jeunes Filles en Uniforme est admirable. La caméra n’est pas aussi mobile que dans un film de Murnau et le choix de réalisme de la mise en scène le projette loin des excès de l’Expressionnisme qui venait de mourir de sa belle mort après avoir produit en Allemagne une impressionnante série de chefs-d’œuvre. L’austérité des décors, justifiée par le fait que l’ensemble du film se passe dans les murs du pensionnat (il n’y a aucune scène à l’extérieur), est mise en valeur par la lumière qui joue sur les murs blancs, les couloirs obscurs, l’escalier central qui à un rôle essentiel au cours du film. Beaucoup de gros plans s’attardent sur les visages des comédiennes en leur permettant d’exprimer au mieux la palette des sentiments de leurs personnages tout en donnant aux images une remarquable force érotique. L’implication de Karl Froelich dans le film est évidente dans chaque plan : Leontine Sagan elle-même n’en faisait d’ailleurs pas mystère.
Il faut aussi dire quelques mots des jeunes comédiennes de Jeunes Filles en Uniforme. Toutes sont excellentes et une des grandes surprises de ma découverte récente du film fut de voir la saisissante modernité du jeu – et du physique - de ces jeunes actrices et de Dorothea Wieck (l’enseignante), notamment dans les nombreuses scènes où, laissées sans surveillance, les pensionnaires retrouvent leur joie de vivre et espièglerie d'adolescentes. Le naturel de leur prestations est remarquable pour un film du tout début des années Trente. Cela est sans doute dû au fait que pour la plupart, elles avaient joué la pièce de très nombreuses fois et possédaient parfaitement leur personnages. Les actrices plus âgées (le directrice, les autres enseignantes, les surveillantes, la Princesse qui vient visiter le pensionnat), par contraste, font plutôt « vieille école ». Cette différence sensible dans le jeu des actrices renforce encore les différents messages progressistes du film. Et illustre à merveille le titre original de la pièce : "Gestern und Heute" ("Hier et Demain"). La beauté de Dorothea Wieck, âgée de 23 ans au moment du tournage, une mince brune à la peau pâle et aux yeux bleus clairs, est la cerise sur le gâteau. Pour la petite histoire, le film précède de huit ans The Women de George Cukor (1939) dans son originalité de n’avoir dans son casting que des femmes et de ne pas montrer à l’écran un seul homme.
Le parcours des deux actrices principales après la sortie du film est intéressant : Hertha Thiela (l’élève) refusa de travailler pour le cinéma de Goebbels et, sa carrière brisée, dut s’exiler en Suisse en 1937, puis en France où elle devint infirmière après la guerre. Elle revint en Allemagne de l’Est en 1966. Dorothea Wick (l’enseignante), sympathisante nationale-socialiste au début des années Trente, s’en éloigna ensuite mais resta en Allemagne pendant la guerre en se faisant discrète pour se consacrer au théâtre. Elles sont mortes toutes les deux à Berlin, respectivement en 1984 et 1986. Quant à Leontine Sagan, juive, elle quitta rapidement l’Allemagne pour aller d’abord à Paris puis en Afrique du Sud, où elle créa le Théâtre National de Johannesburg et où elle est morte en 1974.
Sorti aux Etats-Unis en 1932 avec quelques scènes "allégées", le film connut d'abord un succès d’estime mais, dans un pays loin de la morale libérale de la République de Weimar, sa thématique distinctement lesbienne ne fut pas du goût de tout le monde, notamment des ligues de vertu. Jeunes Filles en Uniforme y fut rapidement interdit. Il fallut qu’Eleanor Roosevelt, admiratrice fervente du film, s’en mêle pour que le film puisse être de nouveau temporairement projeté, toujours dans sa version censurée. Puis, difficilement visible pendant plusieurs décennies après les années Trente, le film fut devint une sorte d’Arlésienne pour les cinéphiles et les gays du monde entier. L’évocation de son titre seul, Jeunes Filles en Uniforme, faisait surgir des images fantasmatiques qui ont permis au film de survivre dans la mémoire collective mais en lui collant une étiquette faussée. Aujourd’hui, le film doit être revu pour ce qu’il est : l’un des excellents films des débuts du parlant (juste avant la chape de plomb dont le pouvoir Nazi allait recouvrir le cinéma allemand), une pierre angulaire du cinéma queer et un audacieux pamphlet politique anti-fasciste dont la portée a traversé les décennies sans encombre. Jeunes Filles en Uniforme est un film important qui mérite largement une redécouverte.
Le DVD allemand édité par ArtHaus (visuel ci-dessous) est très bien. Le film n’a pas subi une restauration majeure mais plutôt un nettoyage et la qualité de l’image et du son est bonne. L’image est seulement un peu granuleuse dans les plans larges. Le son ne présente aucune distorsion. Pas de sous-titres français (mais des sous-titres allemands optionnels). Un DVD très recommandable, donc, pour ce film passionnant à plus d'un titre.
Quelques extraits (pas issus du DVD) peuvent être vus sur YouTube.
23 mai 2009
Longford (Tom Hooper, 2006)
La chaîne américaine HBO n’a plus à prouver qu’elle est l’une des plus audacieuses et créatives dans sa ligne éditoriale de documentaires, séries et téléfilms. Avec Longford, que j’ai découvert récemment grâce à une notice de "Have you seen ?", l’excellent livre du critique et historien du cinéma David Thomson sur ses films préférés, elle le démontre pourtant une fois de plus et offre au spectateur une production en tous points admirable, dans le scénario, la réalisation, l’interprétation et le sens. Un film qui nous entraîne sur un terrain où peu d’autres s’aventurent.
Longford frappe sans doute plus fort chez les britanniques que chez les autres. Le film prend en effet ses sources dans une histoire qui hante les sujets de Sa Majesté depuis 1965 et qui continue à faire régulièrement, quarante-cinq ans après les faits, la Une des tabloïds anglais : les sinistres "Moors Murders". Mais le triomphe du scénario est de déplacer les péripéties d’une affaire criminelle jugée depuis longtemps vers une voie annexe de celle-ci et d’y prendre appui pour faire une étude de caractères dont la résonnance est universelle puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une réflexion sur les visages du Mal.
Frank Pakenham, 7th Earl of Longford (1905-2001), fut un politicien anglais qui occupa des postes à grande visibilité pendant sa longue carrière publique, notamment celui de Représentant de la Chambre des Lords entre 1964 et 1968, au moment-même de l'affaire des "Moors Murders". Personnalité complexe et paradoxale, catholique fervent, activiste très controversé des Droits de l’Homme (ce qui ne l'empêchait pas d'être un farouche opposant aux Gay Rights), il fut aussi visiteur de prison pendant plusieurs décennies. C’est à ce titre qu’il reçut un jour une lettre de Myra Hindley (1942-2002), qui était alors la plus célèbre et la plus haïe des détenues britanniques. Emprisonnée à vie avec son amant Ian Brady en 1966 pour le meurtre de plusieurs enfants et adolescents entre 1963 et 1965 près de Manchester (les "Moors Murders"), elle lui écrivait pour qu’il vienne la visiter à la prison d’Holloway. Longford répondit à la requête de la criminelle malgré l’opposition de ses proches. Convaincu que l’être humain était intrinsèquement bon, que la rédemption était possible et que le pardon était nécessaire, Longford s’engagea dans une relation à très long terme avec Hindley, entre visites au parloir et correspondance soutenue. Sous l’influence de Longford qui lui apportait un soutien amical et moral doublé d’un accès à la religion et à la culture, Hindley se convertit au catholicisme et engagea un travail en profondeur sur elle-même. Longford, touché par l’évolution spirituelle et morale de Hindley, décida de faire jouer ses réseaux et les recours en justice pour essayer de lui obtenir la libération sous parole et, à terme, la réhabilitation. Une longue croisade solitaire (et perdue d'avance, Hindley étant des criminels qu'aucune instance ne se risquerait à libérer) qui provoqua pendant presque trente ans la fureur des médias et de l'opinion publique, l’incompréhension de l’entourage de Longford et l’embarras de toute la classe politique anglaise. Un retournement de situation devait plonger plonger tout le monde dans la stupeur…
Voilà en gros la trame de l’histoire racontée par Longford. Mais le film, encore une fois, n’est pas un n-ième docudrama autour d’une « true crime story » et de ses conséquences : il utilise cette histoire pour dresser les portraits moraux et psychologiques de ses quatre principaux personnages (Longford et son épouse, Hindley et son compagnon) et présenter une étude sur le Mal dans son potentiel de manipulation et de destruction. Longford est le film de deux esprits qui s’affrontent : celui qui croit en l’Humain et celui qui n’y croit pas. Et celui qui l’emporte n’est pas celui qu’on souhaiterait. Pour interpréter Longford et Hindley, ces deux personnages rapprochés que pourtant tout opposait au départ, il fallait des comédiens irréprochables. Jim Broadbent et de Samantha Morton le sont : ils offrent chacun une interprétation éblouissante de justesse.
Jim Broadbent (un comédien versatile qu’on peut retrouver de Brazil à Harry Potter en passant par Bridget Jones, Vera Drake, Gangs of New-York et le film qui nous intéresse ici) est métamorphosé en Longford par l'art des maquilleurs : la ressemblance du comédien grimé avec le véritable Longford (qu’on peut voir dans le documentaire en bonus sur le DVD) est saisissante de fidélité. Mais c’est dans la représentation de l’aventure psychologique que parcourt le personnage que Broadbent impressionne vraiment. De la confiance en lui qu’il dégage dans les premières scènes à sa dévastation à la fin du film, la gamme des émotions que le comédien fait passer à l’écran, le plus souvent par l’intermédiaire de gros plans et de son langage corporel, est le fruit d’un jeu d’exception. Un travail d’autant plus impressionnant et réussi que le film est écrit du point de vue de Longford, avec lequel le spectateur est donc conduit dès le début à entrer en empathie. Samantha Morton (Minority Report, In America, Mister Lonely), toute en retenue, est aussi excellente dans le rôle difficile de Myra Hindley : incarnation de la manipulation et de la duplicité, elle donne aux mots, aux silences et aux regards de son personnage une charge d’inquiétude parfaitement dosée qui surprend et déstabilise constamment le spectateur. Leurs nombreuses scènes communes (le film est construit pour un bon tiers de leurs conversations) possèdent une tension et une puissance émotionnelle rarement atteintes dans le cinéma contemporain. Deux autres comédiens ne sont pas en reste : Andy Serkis, qui interprète Ian Brady, est terrifiant de menace et de fureur contenue lors d’une longue scène de parloir avec Longford qui me semble dépasser, car elle réaliste, l’inoubliable première rencontre de Jodie Foster et d’Anthony Hopkins dans Le Silence des Agneaux et Lindsay Duncan (Servilia dans la série Rome de HBO), dans le rôle de Lady Longford, réussit aussi à transmettre le désarroi de son personnage qui passe par les sentiments les plus contradictoires au cours du film.
L’écriture de Longford évoquera sans doute, pour celui qui le découvre sans en avoir épluché au préalable le générique, celle d’un autre excellent film britannique récent également basé sur des faits réels : The Queen (2006) de Stephen Frears. C’est normal puisque le scénariste en est le même : Peter Morgan et que les deux scénarios ont été écrits dans la foulée. Comme pour The Queen, Longford explore la face cachée d’un fait divers public, les conséquences individuelles et collectives d’un traumatisme, la capacité à l'erreur d'un personnage investi d'une mission et les risques de l'enfermement (que la prison soit Holloway, Buckingham Palace ou soi-même). Le réalisateur de Longford, Tom Hooper, reprend aussi la grammaire de The Queen, avec une intégration très judicieuse d’images d’archives dans le cours du film et le soin apporté à la restitution physique et psychologique des personnages. The Queen et Longford, dans leur signification comme dans leur structure, forment un diptyque cinématographique passionnant.
Epuré, sans effet aucun et avec une sobriété exemplaire (qu'on pourrait même taxer d'austérité mais le sujet, évidemment, l'exigeait), Longford ne cesse de surprendre le spectateur. Dans le film, Myra Hindley, que le public connaît depuis 1965 par le célèbre portrait de police où elle est teinte en blonde, apparaît pour la première fois à Longford au naturel, brune. Cette révélation dans une salle de parloir fait l’objet d’une scène remarquable. Plus loin dans le film, une autre excellente scène montre un épisode qui fit en son temps un scandale mémorable : une assistante sociale de la prison décide de son propre chef de faire sortir Hindley quelques heures de la prison pour étudier son comportement en public et ses possibilités de réadaptation à une vie en société. Là, le réalisateur utilise pour la seule fois dans le film des effets visuels et sonores qui évoquent la désorientation de la détenue. D’autres moments forts restent en mémoire, comme cette scène où la femme de Longford découvre et lit les lettres que Hindley a adressées à son mari, ce qui modifie son attitude envers la criminelle. Et bien sûr, dans la dernière partie du film, les coups de théâtre successifs qui ébranlent autant Longford que le spectateur embarqué avec lui dans l’histoire. Drame psychologique avant tout, et ce au sens le plus vrai du terme, Longford est aussi, à sa manière, un thriller. Sans poursuites ni coups de feu, mais un thriller tout de même.
Le film se termine en abandonnant Longford, comme le spectateur, à eux-mêmes. En leur ouvrant un gouffre sous les pieds et en leur donnant matière à penser sur les notions du pardon, de la compassion et de la rédemption. Et sur la véritable nature du Mal. Comme le dit très justement David Thomson dans sa notice consacrée au film dans son livre "Have you seen ?", Longford est le genre de film qui vous poursuit bien longtemps après que vous l’ayez vu parce qu’à travers le film, c’est le visage du mal qui vous est apparu en filigrane. Et c’est un de ces visages qu’on n’oublie pas. Un film brillant et sacrément dérangeant.
Longford est disponible en DVD Z2 UK. Images et son parfaits. Sous-titres français optionnels. Profitez-en !
Longford frappe sans doute plus fort chez les britanniques que chez les autres. Le film prend en effet ses sources dans une histoire qui hante les sujets de Sa Majesté depuis 1965 et qui continue à faire régulièrement, quarante-cinq ans après les faits, la Une des tabloïds anglais : les sinistres "Moors Murders". Mais le triomphe du scénario est de déplacer les péripéties d’une affaire criminelle jugée depuis longtemps vers une voie annexe de celle-ci et d’y prendre appui pour faire une étude de caractères dont la résonnance est universelle puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une réflexion sur les visages du Mal.
Frank Pakenham, 7th Earl of Longford (1905-2001), fut un politicien anglais qui occupa des postes à grande visibilité pendant sa longue carrière publique, notamment celui de Représentant de la Chambre des Lords entre 1964 et 1968, au moment-même de l'affaire des "Moors Murders". Personnalité complexe et paradoxale, catholique fervent, activiste très controversé des Droits de l’Homme (ce qui ne l'empêchait pas d'être un farouche opposant aux Gay Rights), il fut aussi visiteur de prison pendant plusieurs décennies. C’est à ce titre qu’il reçut un jour une lettre de Myra Hindley (1942-2002), qui était alors la plus célèbre et la plus haïe des détenues britanniques. Emprisonnée à vie avec son amant Ian Brady en 1966 pour le meurtre de plusieurs enfants et adolescents entre 1963 et 1965 près de Manchester (les "Moors Murders"), elle lui écrivait pour qu’il vienne la visiter à la prison d’Holloway. Longford répondit à la requête de la criminelle malgré l’opposition de ses proches. Convaincu que l’être humain était intrinsèquement bon, que la rédemption était possible et que le pardon était nécessaire, Longford s’engagea dans une relation à très long terme avec Hindley, entre visites au parloir et correspondance soutenue. Sous l’influence de Longford qui lui apportait un soutien amical et moral doublé d’un accès à la religion et à la culture, Hindley se convertit au catholicisme et engagea un travail en profondeur sur elle-même. Longford, touché par l’évolution spirituelle et morale de Hindley, décida de faire jouer ses réseaux et les recours en justice pour essayer de lui obtenir la libération sous parole et, à terme, la réhabilitation. Une longue croisade solitaire (et perdue d'avance, Hindley étant des criminels qu'aucune instance ne se risquerait à libérer) qui provoqua pendant presque trente ans la fureur des médias et de l'opinion publique, l’incompréhension de l’entourage de Longford et l’embarras de toute la classe politique anglaise. Un retournement de situation devait plonger plonger tout le monde dans la stupeur…
Voilà en gros la trame de l’histoire racontée par Longford. Mais le film, encore une fois, n’est pas un n-ième docudrama autour d’une « true crime story » et de ses conséquences : il utilise cette histoire pour dresser les portraits moraux et psychologiques de ses quatre principaux personnages (Longford et son épouse, Hindley et son compagnon) et présenter une étude sur le Mal dans son potentiel de manipulation et de destruction. Longford est le film de deux esprits qui s’affrontent : celui qui croit en l’Humain et celui qui n’y croit pas. Et celui qui l’emporte n’est pas celui qu’on souhaiterait. Pour interpréter Longford et Hindley, ces deux personnages rapprochés que pourtant tout opposait au départ, il fallait des comédiens irréprochables. Jim Broadbent et de Samantha Morton le sont : ils offrent chacun une interprétation éblouissante de justesse.
Jim Broadbent (un comédien versatile qu’on peut retrouver de Brazil à Harry Potter en passant par Bridget Jones, Vera Drake, Gangs of New-York et le film qui nous intéresse ici) est métamorphosé en Longford par l'art des maquilleurs : la ressemblance du comédien grimé avec le véritable Longford (qu’on peut voir dans le documentaire en bonus sur le DVD) est saisissante de fidélité. Mais c’est dans la représentation de l’aventure psychologique que parcourt le personnage que Broadbent impressionne vraiment. De la confiance en lui qu’il dégage dans les premières scènes à sa dévastation à la fin du film, la gamme des émotions que le comédien fait passer à l’écran, le plus souvent par l’intermédiaire de gros plans et de son langage corporel, est le fruit d’un jeu d’exception. Un travail d’autant plus impressionnant et réussi que le film est écrit du point de vue de Longford, avec lequel le spectateur est donc conduit dès le début à entrer en empathie. Samantha Morton (Minority Report, In America, Mister Lonely), toute en retenue, est aussi excellente dans le rôle difficile de Myra Hindley : incarnation de la manipulation et de la duplicité, elle donne aux mots, aux silences et aux regards de son personnage une charge d’inquiétude parfaitement dosée qui surprend et déstabilise constamment le spectateur. Leurs nombreuses scènes communes (le film est construit pour un bon tiers de leurs conversations) possèdent une tension et une puissance émotionnelle rarement atteintes dans le cinéma contemporain. Deux autres comédiens ne sont pas en reste : Andy Serkis, qui interprète Ian Brady, est terrifiant de menace et de fureur contenue lors d’une longue scène de parloir avec Longford qui me semble dépasser, car elle réaliste, l’inoubliable première rencontre de Jodie Foster et d’Anthony Hopkins dans Le Silence des Agneaux et Lindsay Duncan (Servilia dans la série Rome de HBO), dans le rôle de Lady Longford, réussit aussi à transmettre le désarroi de son personnage qui passe par les sentiments les plus contradictoires au cours du film.
L’écriture de Longford évoquera sans doute, pour celui qui le découvre sans en avoir épluché au préalable le générique, celle d’un autre excellent film britannique récent également basé sur des faits réels : The Queen (2006) de Stephen Frears. C’est normal puisque le scénariste en est le même : Peter Morgan et que les deux scénarios ont été écrits dans la foulée. Comme pour The Queen, Longford explore la face cachée d’un fait divers public, les conséquences individuelles et collectives d’un traumatisme, la capacité à l'erreur d'un personnage investi d'une mission et les risques de l'enfermement (que la prison soit Holloway, Buckingham Palace ou soi-même). Le réalisateur de Longford, Tom Hooper, reprend aussi la grammaire de The Queen, avec une intégration très judicieuse d’images d’archives dans le cours du film et le soin apporté à la restitution physique et psychologique des personnages. The Queen et Longford, dans leur signification comme dans leur structure, forment un diptyque cinématographique passionnant.
Epuré, sans effet aucun et avec une sobriété exemplaire (qu'on pourrait même taxer d'austérité mais le sujet, évidemment, l'exigeait), Longford ne cesse de surprendre le spectateur. Dans le film, Myra Hindley, que le public connaît depuis 1965 par le célèbre portrait de police où elle est teinte en blonde, apparaît pour la première fois à Longford au naturel, brune. Cette révélation dans une salle de parloir fait l’objet d’une scène remarquable. Plus loin dans le film, une autre excellente scène montre un épisode qui fit en son temps un scandale mémorable : une assistante sociale de la prison décide de son propre chef de faire sortir Hindley quelques heures de la prison pour étudier son comportement en public et ses possibilités de réadaptation à une vie en société. Là, le réalisateur utilise pour la seule fois dans le film des effets visuels et sonores qui évoquent la désorientation de la détenue. D’autres moments forts restent en mémoire, comme cette scène où la femme de Longford découvre et lit les lettres que Hindley a adressées à son mari, ce qui modifie son attitude envers la criminelle. Et bien sûr, dans la dernière partie du film, les coups de théâtre successifs qui ébranlent autant Longford que le spectateur embarqué avec lui dans l’histoire. Drame psychologique avant tout, et ce au sens le plus vrai du terme, Longford est aussi, à sa manière, un thriller. Sans poursuites ni coups de feu, mais un thriller tout de même.
Le film se termine en abandonnant Longford, comme le spectateur, à eux-mêmes. En leur ouvrant un gouffre sous les pieds et en leur donnant matière à penser sur les notions du pardon, de la compassion et de la rédemption. Et sur la véritable nature du Mal. Comme le dit très justement David Thomson dans sa notice consacrée au film dans son livre "Have you seen ?", Longford est le genre de film qui vous poursuit bien longtemps après que vous l’ayez vu parce qu’à travers le film, c’est le visage du mal qui vous est apparu en filigrane. Et c’est un de ces visages qu’on n’oublie pas. Un film brillant et sacrément dérangeant.
Longford est disponible en DVD Z2 UK. Images et son parfaits. Sous-titres français optionnels. Profitez-en !
17 mai 2009
Search for Beauty (Erle C. Kenton, 1934)
Sorti aux Etats-Unis le 2 février 1934, Search for Beauty (L'Ecole de la Beauté) fit partie de la toute dernière vague de films présentés au public avant la mise en place effective du Production Code au 1er juillet de la même année. Le Code (de moralité cinématographique) avait été rédigé sous la direction de William H. Hays à la fin des années 1920, entériné par les studios et distributeurs le 31 mars 1930 mais seulement activé quatre ans plus tard, le 13 juin 1934 (pour les films sortants à partir du 1er juillet 1934). Entre le 31 mars 1930 et le 1er juillet 1934, toute une série de films, aujourd’hui connue sous le nom générique de « Pre-Code Films », put donc déferler dans les salles obscures américaines en se jouant allégrement de thématiques pointées du doigt par le Code. Le crime, la drogue, la profanation, le sexe, l’obscénité, la nudité, les attaques contre la religion… toutes ces bêtes noires des articles du Code connurent alors leurs derniers feux, avant l’autocensure – parfois très créative - qui allait frapper le cinéma américain jusqu’au milieu des années 1960 (le Code fut officiellement aboli quand il fut remplacé par le système de notation du MPAA en 1968). Voilà pour le rappel historique.
Baby Face avec Barbara Stanwyck ou I’m no Angel avec May West, deux célèbres films Pre-Code sortis en 1933, poussèrent un peu loin le bouchon de ce qui pouvait être montré ou suggéré à l’écran : dans leur cas, le sexe comme moyen d’élévation sociale ou comme instrument féministe. Search for Beauty, le film qui nous intéresse ici, est beaucoup moins connu que les deux titres précédents mais a pu récemment être redécouvert (pour la première fois depuis 1934) grâce à sa sortie dans le sympathique coffret Z1 Universal : "Pre-Code Hollywood Collection". Et pour une redécouverte, c’en est une ! De tous les films Pre-Code, c'est peut-être le plus (ou le moins selon qu'on l'entende au sens figuré ou propre) culotté. Il n’est pas difficile d’imaginer que c’est précisément à cause de tels films, et peut-être même de celui-là en particulier, que le Code de 1930 fut activé sans délai à l’été 1934, quatre mois après la sortie de Search for Beauty en salles.
Et, chose admirable, la portée sulfureuse de Search for Beauty, soixante-quinze ans après, reste toujours intacte. Jugez-en donc :
En 1932, deux escrocs tout juste sortis de prison (Robert Armstrong et Gertrude Michael) s’acoquinent avec un financier véreux (James Gleason) afin de racheter pour une bouchée de pain un magazine de culture physique en perte de vitesse et son centre de remise en forme associé. Ils veulent relancer le titre en orientant son contenu vers l'érotisme et le centre en le transformant en club de rencontre. Pour en assurer la publicité, ils engagent deux nageurs aux physiques irréprochables (interprétés par Buster Crabbe et Ida Lupino) qui viennent de participer aux Jeux Olympiques de Los Angeles. Evidemment, ils cachent à leurs recrues le genre de business qu’ils souhaitent développer : les deux athlètes s’investissent dans leur job, pensant travailler à la relance d’un magazine et d’un club de bien-être alors qu’ils font à leur insu la promotion d’un magazine porno et d’un bordel de luxe. Sur l'idée de Crabbe, un concours de beauté est organisé afin de trouver les plus belles filles et les plus beaux garçons du monde anglo-saxon : Crabbe et Lupino, propulsés membres du jury avec les trois compères, pensent recruter les jeunes beautés à des fins publicitaires, mais sont en fait en train d’aider à choisir sur le physique les futurs modèles dénudés du magazine et les pouliches et étalons de la maison de passe. Quand Ida Lupino commence à se douter que quelque chose de louche se trame, elle en fait part à Buster Crabbe, que Gertrude Michael se met à séduire afin de le faire passer dans son camp. Les tensions et les rivalités s’exacerbent alors que les jeunes beautés féminines et masculines arrivent pour participer au concours de perfection physique…
Et il s’agit, je vous le rappelle, d’un film de 1934 ! L’audace de ce scénario, même quand sait ce dont il parle avant de voir le film pour la première fois, ne cesse de surprendre tout au long des 80 minutes de projection : des athlètes recrutés sur concours par un trio d’escrocs pour poser nus et se prostituer, ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une telle histoire pendant l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Evidemment, rien n’est vraiment montré (et encore !) mais c’est plutôt dans la suggestion salace que Search for Beauty excelle. Comme dans cette scène où le trio infernal regarde des photos érotiques avec la caméra placée de telle manière qu’on ne peut qu’imaginer ce qu’ils regardent… et comme on l’imagine ! Cependant, au début du film, une scène dans les vestiaires olympiques présente brièvement mais franchement les athlètes aller aux douches dans leur plus simple appareil (je ne me souviens pas d’une autre scène avec autant de paires de fesses d'hommes dans un film d’avant les années… 1960 ? 1970 ?). Les femmes, elles, sont régulièrement filmées en maillots de bain et soutiens-gorge et dans des moments de déshabillage et de rhabillage. La préparation au concours est le prétexte à de multiples passages dans les salles de gym et piscines où les compétiteurs s’entraînent en shorts ou bikinis deux-pièces. Et tout cela, sous l’œil égrillard de Robert Armstrong, de Gertrude Michael et de James Gleason qui n’en perdent pas une miette… comme le spectateur d’ailleurs.
Il faut dire que le casting-director du film a su choisir ses figurants car les filles et les garçons correspondent bien à l’idéal de beauté physique du milieu des années 30 (un vrai concours de beauté avait même été organisé pour le casting des trente figurants principaux). C’est d’ailleurs amusant de voir comme celui-ci est éloigné de celui en vigueur de nos jours, soixante-quinze ans plus tard : les hommes y sont moins musclés et les femmes ont les hanches plus lourdes et les épaules plus étroites. Les coiffures, elles, sont évidemment d’un autre monde. Le seul comédien du film dont l’attrait physique semble avoir traversé les décennies sans aucune perte de sex-appeal est Buster Crabbe (1907-1983). L’acteur américain, âgé de 26 ans à l’époque du tournage et qui avait été champion olympique de natation en 1932, reste un splendide exemple de masculinité, en maillot de bain comme en costume-cravate. Deux ans après Search for Beauty, il allait s’engager dans le sérial Flash Gordon, qui devait lui assurer la célébrité universelle. La britannique Ida Lupino (1914-1995), 19 ans lors du tournage, est également très sexy mais sa jeunesse, sa coiffure blonde et ses nombreuses scènes déshabillées la rendent pratiquement méconnaissable (je dois avouer que je ne l’ai pas reconnue tout de suite même si je savais qu’elle jouait dans le film) : c’est très sympathique et émouvant de voir cette formidable actrice-réalisatrice débuter dans ce film olé-olé qui fut aussi son premier film américain. Une autre révélation est l’épatante Toby Wing (1915-2001), dans le rôle de la sœur d’Ida Lupino : si son nom est tombé aux oubliettes car elle a vite abandonné sa carrière au cinéma pour celle plus paisible de femme au foyer, le minois et le sourire espiègle de cette cover-girl des années 30 ne sont pas inconnus aux amateurs des films de Busby Berkeley, dont c’était la chorus-girl préférée. En contrepoint à toute cette insolente jeunesse qui s’exhibe plus qu’elle ne joue, Robert Armstrong (tout juste sorti du rôle qui fit sa gloire : celui de Carl Denham, le producteur de King-Kong), Gertrude Michael et James Gleason sont excellents en vieux rusés qui s’en mettent plein les yeux en attendant de s’en mettre plein les poches. Gertrude Michael, elle, espère sans doute aussi s’en mettre plein autre chose puisque dans une scène stupéfiante d’audace au début du film, elle examine aux jumelles le maillot de bain bien moulé de Buster Crabbe en lançant une réplique d’une grivoiserie inédite dans un film en noir et blanc.
Search for Beauty propose aussi une longue séquence musicale dans l’avant-dernière partie du film : la centaine de vainqueurs du concours de beauté, filles et garçons, se lancent dans un numéro tout à la gloire de leurs corps, un numéro qui copie sans complexe les chorégraphies de Busby Berkeley (42nd Street venait de triompher l’année précédente) sans leur arriver, bien évidemment, à la cheville. En revanche, là-aussi, pour se rincer l’œil, et quelque soit son orientation sexuelle, on est servi ! Tous les figurants se retrouvent en maillot de bain sur scène à faire une sorte de panaché de danse et de gym qui permet aux caméras de les saisir sous toutes leurs coutures naturelles. Ce morceau, qui commence comme une scène de musical et semble donc plutôt inoffensif, se révèle plutôt subversif à la fin quand on se rend compte que le numéro est en fait un prétexte imaginé par nos trois entrepreneurs véreux pour présenter leur écurie à leurs clients rassemblés dans l’auditoire : chacun y choisit sa chacune (les vieux messieurs y repèrent leurs girls) et chacune y choisit son chacun (les veuves font leur choix de boys) avant de leur donner rendez-vous pour la soirée dans l’établissement de rencontre. Là encore, le culot de la scène est inouïe : il s’agit ni plus ni moins que d’un marché aux escorts (pour rester dans un vocabulaire décent). D’ailleurs, dans la scène qui suit et qui franchit un cran de plus dans l’audace, l’innocente Toby Wing se retrouve à danser en nuisette sur la table d’un salon privé au milieu d’une dizaine de types d’un certain âge qui n’en peuvent plus. L’esprit du spectateur s’échauffe en imaginant la suite… avant qu’Ida Lupino et Buster Crabbe, aidés de quelques athlètes, ne viennent voler au secours de l’ingénue.
Toutes ces scènes font l'originalité absolue de Search for Beauty. Mais le film tout entier n’est bien sûr pas uniquement composé de ces grands moments : une partie est consacrée aux dialogues des trois escrocs entre eux quand ils sont en train de monter leur plan, de Lupino et de Crabbe qui s’interrogent sur la galère dans laquelle ils se sont embarqués, des confrontations entre les personnages... Ces scènes-là, qui se passent principalement dans le bureau de Robert Armstrong, souffrent d’une mise en scène assez statique qui distille un léger ennui (encore que la scène où des vieilles filles engagées au comité de rédaction en tant que garantie morale se mettent à se pâmer devant la verdeur des articles soit hilarante et qu’on peut passer un bon moment à simplement regarder Buster Crabbe !). On sent bien que le réalisateur Erle C. Kenton, dont c’était presque le 100ème film et qui venait de réaliser le formidable Island of Lost Souls / L’Ile du Dr Moreau (1932) – à quand ce chef-d’oeuvre en DVD d’ailleurs ? – ne s’est pas trop cassé la tête pour elles et a préféré mettre le paquet sur les scènes épicées. Allez, on ne lui reprochera pas…
Tout rentrera dans l’ordre à la fin du film : Lupino et Crabbe jureront, mais un peu tard, qu’on ne les y prendra plus et le trio sans scrupule se retrouvera derrière les barreaux jusqu’à la prochaine fois. Il fallait bien que la morale fut sauve, après ce que les scénaristes lui avaient fait subir tout au long du film. Et on pouvait respirer ! Enfin, les ligues de vertus américaines ne durent pas facilement retrouver leur souffle après avoir vu Search for Beauty : la fameuse "Legion of Decency" (Dieu, comme j’aime le nom de cette organisation !), fondée en 1933, grimpa aux rideaux et exigea des multiples coupes sur les croupes et les dialogues à double-sens. Mais comme si on coupait quelque chose, il fallait pratiquement tout couper, le film fut rapidement retiré de l’affiche et les bobines rangées dans leurs boîtes jusqu’à leur résurrection récente par l’intermédiaire du DVD. Quelques semaines plus tard, le Code entrait en vigueur, implacable cette fois, et ce pour une durée de près de 35 ans...
De la nudité, du sexe, de la prostitution, du proxénétisme, de la pornographie et des sous-entendus en cascade : Search for Beauty offre un florilège de thématiques scabreuses qui réussissent encore à nous surprendre après plus de sept décennies. A la fois amusant, excitant et historiquement passionnant, le film est une sorte de catalogue de ce qu’un film Pre-Code pouvait oser. Ne manquent à l’appel que l’adultère (et encore, les clients du club de rencontre ne sont pas que des célibataires), le meurtre, la drogue et le blasphème : aucun film, comme personne, n’est parfait !
Baby Face avec Barbara Stanwyck ou I’m no Angel avec May West, deux célèbres films Pre-Code sortis en 1933, poussèrent un peu loin le bouchon de ce qui pouvait être montré ou suggéré à l’écran : dans leur cas, le sexe comme moyen d’élévation sociale ou comme instrument féministe. Search for Beauty, le film qui nous intéresse ici, est beaucoup moins connu que les deux titres précédents mais a pu récemment être redécouvert (pour la première fois depuis 1934) grâce à sa sortie dans le sympathique coffret Z1 Universal : "Pre-Code Hollywood Collection". Et pour une redécouverte, c’en est une ! De tous les films Pre-Code, c'est peut-être le plus (ou le moins selon qu'on l'entende au sens figuré ou propre) culotté. Il n’est pas difficile d’imaginer que c’est précisément à cause de tels films, et peut-être même de celui-là en particulier, que le Code de 1930 fut activé sans délai à l’été 1934, quatre mois après la sortie de Search for Beauty en salles.
Et, chose admirable, la portée sulfureuse de Search for Beauty, soixante-quinze ans après, reste toujours intacte. Jugez-en donc :
En 1932, deux escrocs tout juste sortis de prison (Robert Armstrong et Gertrude Michael) s’acoquinent avec un financier véreux (James Gleason) afin de racheter pour une bouchée de pain un magazine de culture physique en perte de vitesse et son centre de remise en forme associé. Ils veulent relancer le titre en orientant son contenu vers l'érotisme et le centre en le transformant en club de rencontre. Pour en assurer la publicité, ils engagent deux nageurs aux physiques irréprochables (interprétés par Buster Crabbe et Ida Lupino) qui viennent de participer aux Jeux Olympiques de Los Angeles. Evidemment, ils cachent à leurs recrues le genre de business qu’ils souhaitent développer : les deux athlètes s’investissent dans leur job, pensant travailler à la relance d’un magazine et d’un club de bien-être alors qu’ils font à leur insu la promotion d’un magazine porno et d’un bordel de luxe. Sur l'idée de Crabbe, un concours de beauté est organisé afin de trouver les plus belles filles et les plus beaux garçons du monde anglo-saxon : Crabbe et Lupino, propulsés membres du jury avec les trois compères, pensent recruter les jeunes beautés à des fins publicitaires, mais sont en fait en train d’aider à choisir sur le physique les futurs modèles dénudés du magazine et les pouliches et étalons de la maison de passe. Quand Ida Lupino commence à se douter que quelque chose de louche se trame, elle en fait part à Buster Crabbe, que Gertrude Michael se met à séduire afin de le faire passer dans son camp. Les tensions et les rivalités s’exacerbent alors que les jeunes beautés féminines et masculines arrivent pour participer au concours de perfection physique…
Et il s’agit, je vous le rappelle, d’un film de 1934 ! L’audace de ce scénario, même quand sait ce dont il parle avant de voir le film pour la première fois, ne cesse de surprendre tout au long des 80 minutes de projection : des athlètes recrutés sur concours par un trio d’escrocs pour poser nus et se prostituer, ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une telle histoire pendant l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Evidemment, rien n’est vraiment montré (et encore !) mais c’est plutôt dans la suggestion salace que Search for Beauty excelle. Comme dans cette scène où le trio infernal regarde des photos érotiques avec la caméra placée de telle manière qu’on ne peut qu’imaginer ce qu’ils regardent… et comme on l’imagine ! Cependant, au début du film, une scène dans les vestiaires olympiques présente brièvement mais franchement les athlètes aller aux douches dans leur plus simple appareil (je ne me souviens pas d’une autre scène avec autant de paires de fesses d'hommes dans un film d’avant les années… 1960 ? 1970 ?). Les femmes, elles, sont régulièrement filmées en maillots de bain et soutiens-gorge et dans des moments de déshabillage et de rhabillage. La préparation au concours est le prétexte à de multiples passages dans les salles de gym et piscines où les compétiteurs s’entraînent en shorts ou bikinis deux-pièces. Et tout cela, sous l’œil égrillard de Robert Armstrong, de Gertrude Michael et de James Gleason qui n’en perdent pas une miette… comme le spectateur d’ailleurs.
Il faut dire que le casting-director du film a su choisir ses figurants car les filles et les garçons correspondent bien à l’idéal de beauté physique du milieu des années 30 (un vrai concours de beauté avait même été organisé pour le casting des trente figurants principaux). C’est d’ailleurs amusant de voir comme celui-ci est éloigné de celui en vigueur de nos jours, soixante-quinze ans plus tard : les hommes y sont moins musclés et les femmes ont les hanches plus lourdes et les épaules plus étroites. Les coiffures, elles, sont évidemment d’un autre monde. Le seul comédien du film dont l’attrait physique semble avoir traversé les décennies sans aucune perte de sex-appeal est Buster Crabbe (1907-1983). L’acteur américain, âgé de 26 ans à l’époque du tournage et qui avait été champion olympique de natation en 1932, reste un splendide exemple de masculinité, en maillot de bain comme en costume-cravate. Deux ans après Search for Beauty, il allait s’engager dans le sérial Flash Gordon, qui devait lui assurer la célébrité universelle. La britannique Ida Lupino (1914-1995), 19 ans lors du tournage, est également très sexy mais sa jeunesse, sa coiffure blonde et ses nombreuses scènes déshabillées la rendent pratiquement méconnaissable (je dois avouer que je ne l’ai pas reconnue tout de suite même si je savais qu’elle jouait dans le film) : c’est très sympathique et émouvant de voir cette formidable actrice-réalisatrice débuter dans ce film olé-olé qui fut aussi son premier film américain. Une autre révélation est l’épatante Toby Wing (1915-2001), dans le rôle de la sœur d’Ida Lupino : si son nom est tombé aux oubliettes car elle a vite abandonné sa carrière au cinéma pour celle plus paisible de femme au foyer, le minois et le sourire espiègle de cette cover-girl des années 30 ne sont pas inconnus aux amateurs des films de Busby Berkeley, dont c’était la chorus-girl préférée. En contrepoint à toute cette insolente jeunesse qui s’exhibe plus qu’elle ne joue, Robert Armstrong (tout juste sorti du rôle qui fit sa gloire : celui de Carl Denham, le producteur de King-Kong), Gertrude Michael et James Gleason sont excellents en vieux rusés qui s’en mettent plein les yeux en attendant de s’en mettre plein les poches. Gertrude Michael, elle, espère sans doute aussi s’en mettre plein autre chose puisque dans une scène stupéfiante d’audace au début du film, elle examine aux jumelles le maillot de bain bien moulé de Buster Crabbe en lançant une réplique d’une grivoiserie inédite dans un film en noir et blanc.
Search for Beauty propose aussi une longue séquence musicale dans l’avant-dernière partie du film : la centaine de vainqueurs du concours de beauté, filles et garçons, se lancent dans un numéro tout à la gloire de leurs corps, un numéro qui copie sans complexe les chorégraphies de Busby Berkeley (42nd Street venait de triompher l’année précédente) sans leur arriver, bien évidemment, à la cheville. En revanche, là-aussi, pour se rincer l’œil, et quelque soit son orientation sexuelle, on est servi ! Tous les figurants se retrouvent en maillot de bain sur scène à faire une sorte de panaché de danse et de gym qui permet aux caméras de les saisir sous toutes leurs coutures naturelles. Ce morceau, qui commence comme une scène de musical et semble donc plutôt inoffensif, se révèle plutôt subversif à la fin quand on se rend compte que le numéro est en fait un prétexte imaginé par nos trois entrepreneurs véreux pour présenter leur écurie à leurs clients rassemblés dans l’auditoire : chacun y choisit sa chacune (les vieux messieurs y repèrent leurs girls) et chacune y choisit son chacun (les veuves font leur choix de boys) avant de leur donner rendez-vous pour la soirée dans l’établissement de rencontre. Là encore, le culot de la scène est inouïe : il s’agit ni plus ni moins que d’un marché aux escorts (pour rester dans un vocabulaire décent). D’ailleurs, dans la scène qui suit et qui franchit un cran de plus dans l’audace, l’innocente Toby Wing se retrouve à danser en nuisette sur la table d’un salon privé au milieu d’une dizaine de types d’un certain âge qui n’en peuvent plus. L’esprit du spectateur s’échauffe en imaginant la suite… avant qu’Ida Lupino et Buster Crabbe, aidés de quelques athlètes, ne viennent voler au secours de l’ingénue.
Toutes ces scènes font l'originalité absolue de Search for Beauty. Mais le film tout entier n’est bien sûr pas uniquement composé de ces grands moments : une partie est consacrée aux dialogues des trois escrocs entre eux quand ils sont en train de monter leur plan, de Lupino et de Crabbe qui s’interrogent sur la galère dans laquelle ils se sont embarqués, des confrontations entre les personnages... Ces scènes-là, qui se passent principalement dans le bureau de Robert Armstrong, souffrent d’une mise en scène assez statique qui distille un léger ennui (encore que la scène où des vieilles filles engagées au comité de rédaction en tant que garantie morale se mettent à se pâmer devant la verdeur des articles soit hilarante et qu’on peut passer un bon moment à simplement regarder Buster Crabbe !). On sent bien que le réalisateur Erle C. Kenton, dont c’était presque le 100ème film et qui venait de réaliser le formidable Island of Lost Souls / L’Ile du Dr Moreau (1932) – à quand ce chef-d’oeuvre en DVD d’ailleurs ? – ne s’est pas trop cassé la tête pour elles et a préféré mettre le paquet sur les scènes épicées. Allez, on ne lui reprochera pas…
Tout rentrera dans l’ordre à la fin du film : Lupino et Crabbe jureront, mais un peu tard, qu’on ne les y prendra plus et le trio sans scrupule se retrouvera derrière les barreaux jusqu’à la prochaine fois. Il fallait bien que la morale fut sauve, après ce que les scénaristes lui avaient fait subir tout au long du film. Et on pouvait respirer ! Enfin, les ligues de vertus américaines ne durent pas facilement retrouver leur souffle après avoir vu Search for Beauty : la fameuse "Legion of Decency" (Dieu, comme j’aime le nom de cette organisation !), fondée en 1933, grimpa aux rideaux et exigea des multiples coupes sur les croupes et les dialogues à double-sens. Mais comme si on coupait quelque chose, il fallait pratiquement tout couper, le film fut rapidement retiré de l’affiche et les bobines rangées dans leurs boîtes jusqu’à leur résurrection récente par l’intermédiaire du DVD. Quelques semaines plus tard, le Code entrait en vigueur, implacable cette fois, et ce pour une durée de près de 35 ans...
De la nudité, du sexe, de la prostitution, du proxénétisme, de la pornographie et des sous-entendus en cascade : Search for Beauty offre un florilège de thématiques scabreuses qui réussissent encore à nous surprendre après plus de sept décennies. A la fois amusant, excitant et historiquement passionnant, le film est une sorte de catalogue de ce qu’un film Pre-Code pouvait oser. Ne manquent à l’appel que l’adultère (et encore, les clients du club de rencontre ne sont pas que des célibataires), le meurtre, la drogue et le blasphème : aucun film, comme personne, n’est parfait !
Search for Beauty est disponible dans le coffret Z1 Universal : « Pre-Code Hollywood Collection ». La qualité de l’image et du sons sont très bons pour un film des années 30 et il y a des sous-titres français optionnels. Qu'on se le dise !
6 mai 2009
Esa Mujer (Mario Camus, 1969)
La tentation était trop forte. Ayant eu récemment l’occasion de mettre la main sur le coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" et m’étant souvenu de l’avis alléchant d’un ami forumeur de DVDClassik sur la carrière de la dame (muchas gracias, Music Man !), j'ai enfin pu voir il y a quelques jours un joyau rare du cinéma espagnol de la pré-movida : l’invraisemblable Esa Mujer de Mario Camus.
Au cinéma, le mélodrame est un genre qui pousse allégrement les frontières du possible et c’est bien pour cela, qu’avec le fantastique, on l’aime tant. Esa Mujer réussit la prouesse de faire passer le mélodrame, narrativement et formellement, un cran au-dessus de ses extrêmes habituels. C'est un film qui pourrait servir à illustrer la formule du philosophe inconnu : « Quand on a franchi les bornes, y'a plus de limites ».
Jugez-en donc (le résumé est un peu long mais les méandres du scénario en valent bien la chandelle) :
Un tribunal espagnol de la fin du XIXe siècle juge une femme splendide (et rien que pour cela, elle mériterait l'acquittement : Sara Montiel) soupçonnée de l’assassinat d’un de ses amants. Les témoins passent à la barre l’un après l’autre pour raconter l’histoire édifiante de l’accusée.
La pulpeuse Soledad est religieuse dans une mission catholique qui s’occupe d’orphelins. Ayant sous doute eu une vision de La Mélodie du Bonheur, elle leur fait chanter en classe des ersatz de « Do, Ré, Mi » (en l’occurrence ici : « A, E, I ») en les accompagnant d’une guitare. A la fin de la chanson, un cri perçant s’élève du patio du couvent. Partie voir ce qui se passe, elle subit brutalement le sort de plusieurs de ses consœurs : un viol collectif dans la paille par des ouvriers en rut. Des sœurs souillées, seule Soeur Soledad tombe enceinte (la nonne au ballon est une vision d'anthologie !). Mise à l’index et à l’écart par la revêche Mère supérieure, elle accouche dans le plus grand dénuement d’un enfant mort-né aussitôt enterré par les religieuses. Chassée du couvent comme une pestiférée, elle se réfugie dans une petite ville de Galice où elle change d’habit et de vocation.
Maintenant prostituée, Soledad connaît un grand succès grâce à ses charmes ô combien généreux. Femme de passions, elle trouve l’amour dans les bras de plusieurs hommes qui acceptent son passé douloureux (un intellectuel anarchiste) ou qui ne l’acceptent pas (un artisan imprimeur aux opinions conservatrices). Ayant sauvé des conspirateurs et clients grâce à l’improvisation d’une ritournelle espagnole (« Soledad la Caracola ») lors d’une descente de police, elle est remarquée par un directeur de cabaret qui lui propose une place de chanteuse dans son beuglant. Le succès est au rendez-vous et Soledad grimpe tous les échelons de la scène et de la société.
Devenue le toast de la bourgeoisie locale, elle triomphe en chansons (« Canta Guitarra mia ») et convole avec de flamboyants hidalgos. Passée du statut de putain chantante à celui de grande dame de la Zarzuela, elle goûte à la richesse et aux tenues extravagantes avant d’être à nouveau humiliée comme la dernière des dernières : un de ses amants la met en gage lors d’une partie de poker.
Blessée dans son orgueil, elle abandonne la gloire pour rejoindre le couvent qui l'avait rejetée il y a des années et supplie l’intraitable Mère supérieure (qui a d’abord du mal à la reconnaître, vous pensez !) de lui permettre d’entrer à nouveau dans les ordres. Celle-ci lui refuse cette grâce et Soledad quitte définitivement la maison de Dieu avec des pensées suicidaires. Elle rencontre par hasard sur le chemin du retour un couple de riches donateurs du couvent qui la prend en compassion et dans sa carriole. Mais le play-boy de mari (Yvan Rassimov) s’amourache de la désemparée et commence une liaison torride avec elle avant d’annoncer à sa femme qu’il demande le divorce. Passionnée mais point immorale, Soledad décide de quitter son amant pour ne pas détruire le couple en péril. Lors d’un orageux entretien de rupture, l'époux volage retourne par accident un pistolet contre lui et se tue.
Retour aux Assises. Le témoignage pathétique de l’accusée lors de son procès émeut aux larmes les jurés qui lui accordent l’innocence et la liberté. Sortant seule du palais de justice, soulagée et hagarde, Soledad se sent suivie par une ombre furtive : faisant volte-face, elle reconnaît la veuve de son amant mort, habillée en grand deuil. Une esquisse de sourire revient aux lèvres des deux femmes qui comprennent que leurs malheurs ont vécu. La dernière image nous les montre quittant le bâtiment, collées-serrées, vers un avenir qu’on imagine enfin heureux : lesbiennes !
L’outrance de ce scénario sorti de l’imagination surchauffée d’Antonio Gala est pourtant, quand on regarde Esa Mujer, curieusement tempérée par la réalisation volontairement austère de Mario Camus : loin de l’emphase baroque des mélodrames hollywoodiens ou islandais, la caméra demeure assez statique, privilégiant les gros plans de visages et les plans moyens, évitant les travelings ou mouvements de grue qui font partie du vocabulaire formel du genre. La musique est également très discrète, seulement utilisée lors des cinq chansons chantées par Sara Montiel et à quelques moments bien choisis de l’histoire : point de violons et de cascades de piano comme on pourrait s’y attendre. Mais trois éléments rattrapent cette simplicité de surface. En effet, l’utilisation de la lumière, de la couleur (Eastmancolor) et des costumes est d’une débauche qui touche à l’hystérie.
La lumière, toute entière dédiée à mettre en valeur le visage et la gorge de Sara Montiel, se faufile par rayons dans la pénombre des décors pour se poser sur les yeux, la bouche et l’échancrure des corsages de l’actrice. La sculpturale espagnole traverse le film comme une apparition, une icône qui n’évoluerait pas dans la même dimension que les autres personnages. La couleur, aux stridences stupéfiantes, semble parfois sortie d’un film de Mario Bava ou de Roger Corman : blancheur immaculée des costumes des sœurs au début du film, rouges cramoisis des scènes de bordel et de cabaret, jaunes et verts des intérieurs des bourgeois de province… la palette semble prise d’une fièvre convulsive tout au long des 100 minutes du film. La folie chromatique atteint son apogée lors d’une chanson de la señorita Montiel qui, passant lentement devant des vitraux de couleurs vives, nous présente un visage aux reflets de feu d’artifice : bleu ! jaune ! mauve ! vert ! rose ! Peut-être vous souvenez-vous de la scène des chambres colorées dans Le Masque de la Mort Rouge de Corman ? Et bien, c’est ici exactement la même impression, sauf que c’est le visage en gros plan de Sara Montiel qui change de couleur au fur et à mesure de ses déplacements. L’effet, d’un kitsch qui confine au sublime, est l’un des plus surprenants que j’aie jamais pu voir dans un film. Quant aux costumes, ils jouent aussi de la surenchère visuelle : robes et voiles blancs des sœurs (arrachés, comme il se doit, lors de la fantasmagorique scène du viol), dentelles et résilles des putains, paillettes et dorures de la chanteuse, froufrous et faux-culs des bourgeoises, tenue de grand deuil de la veuve… Il faudrait aussi parler des maquillages et des coiffures : la poudre sur les visages des femmes leur donne un petit air de poupées de porcelaine (ce n’est pas ce qu’il te faut), encore renforcé par les expressions volontairement vides que le réalisateur a sans doute demandées à ses actrices ; les cheveux couleur roux électrique de Sara Montiel, souvent montés comme des pâtisseries improbables, les cheveux poivre et sel et gomina des hommes, dont pas une mèche ne bouge même dans les scènes de grand vent de la côte de Galice. Si l’artifice à plusieurs noms, Esa Mujer est sans conteste l’un d’entre eux.
Le bonheur du spectateur est multiplié par Mario Camus, réalisateur cinéphile, qui use et abuse de références cinématographiques : le vent qui souffle sans cesse dans les couloirs du couvent et les voiles flottants des religieuses rappellent furieusement Le Narcisse Noir (une référence évidente d'Esa Mujer), le pastiche de La Mélodie du Bonheur et du Masque de la Mort Rouge cités plus haut, le clin d'oeil au montage musical d' ''Avec mon Tra-la-la" de Quai des Orfèvres dans la scène chantée d'accession à la gloire de Soledad, la reprise subversive de la fin de Mildred Pierce dans le dernier plan. Sans compter les clins d'oeil sans doute multiples à des mélodrames espagnols et mexicains classiques que je ne connais pas.
Et puis - comment ne pas lui consacrer un paragraphe ? - il y a Sara Montiel, dans le rôle de Sœur Soledad Romero Fuentes. La superstar espagnole, sans doute la plus grande que l’Espagne des années 1950-1970 ait connu, est de pratiquement tous les plans. Nonne, pute, bourgeoise et accusée au fur et à mesure de l'avancée du film, « cette femme » (« Esa Mujer ») qui a fait bander trois générations d’hispaniques (et quelques autres puisqu’elle a aussi fait des films aux Etats-Unis : Le Jugement des Flèches, Vera Cruz et qu'elle fut mariée un temps à Anthony Mann) n’a jamais été avare de l’exhibition de ses atouts et le prouve ici encore. Son visage aux pommettes hautes et aux yeux félins soulignés par une utilisation exemplaire de l’eye-liner (quelle bonne sœur elle fait, il faut le voir pour le croire !) et son très généreux décolleté qui attire la caméra comme un aimant semblent comme une définition du mot érotisme. Soumise à tous les outrages, elle souffre le martyre des héroïnes de mélo pour le plus grand plaisir du spectateur… tout en se réservant le dernier mot avec la pirouette finale que j’ai mentionnée dans le résumé du film. Je ne suis pas certain que Sara Montiel ait été une grande actrice, mais elle fut à l'écran une sacrée créature. Il faut aussi noter que Sara Montiel fit, parallèlement à sa carrière de comédienne, une carrière de chanteuse à succès : son talent incontestable dans ce domaine est très bien mis en valeur dans Esa Mujer où elle interprète ses cinq chansons de sa voix grave et chaude reconnaissable entre toutes. Sara Montiel (née en 1928) est aujourd’hui une sorte de divinité espagnole qui continue à faire le bonheur des talk-shows TV et de la presse à sensation : il faut dire que la dame n’a pas la langue dans sa poche et appelle encore, à plus de 80 ans, un chat un chat. Agée de 40 ans à l’époque d’Esa Mujer, elle y était à l’apogée de sa beauté et faisait tourner à plein régime l’usine à fantasme. Ne dit-on pas que le Caudillo, Franco lui-même, ne pouvait pas résister à un film de la señorita Montiel ?
Soledad : l'affiche italienne du film
Esa Mujer a été pour moi une véritable révélation : ma connaissance du cinéma espagnol des années de la toute pré-movida est très limitée et les films en sont assez difficilement accessibles. Celui-là, en tous cas, semble constituer une sorte de sommet dans les kitscheries de l’époque. Ou du camp plutôt que du kitsch. Le camp, cette arme redoutable, y était d’ailleurs transmuté en quelque chose d’inestimable : une outrance de tous les instants qui fissura les murailles de la censure alors omniprésente. Semblant inoffensif à force de surenchère et d’hypertrophie, Esa Mujer, vu rétrospectivement, pourrait pourtant bien avoir montré la voie au cinéma qui allait déferler sur les écrans de l’après-Franco : celui de la movida et de son porte-drapeau, Pedro Almodovar. Dans La Mauvaise Education (2004), Almodovar, inconditionnel d’Esa Mujer (il a dit plusieurs fois que le film était l’un de ceux dont la découverte l'avait conforté dans son désir de faire du cinéma), lui rend d’ailleurs un vibrant hommage avec la scène où les deux jeunes garçons vont voir le film dans un cinéma de province et se branlent en choeur sur le visage en gros plan de Sara Montiel, dans sa scène de retour au couvent. Amour des actrices, des couleurs, des décors, des costumes et des scénarios plus qu’excentriques : la filiation Esa Mujer-Almodovar est, le film une fois vu, d’une confondante évidence.
Esa Mujer est un chef-d’œuvre dans son genre, un des plus purs joyaux du mélodrame (et comme les vrais mélodrames, il est totalement dénué d'humour et ne tombe pas dans le piège du pastiche), un film qui reste pourtant encore aujourd’hui trop injustement ignoré en dehors de l'Espagne et de l'Amérique latine où il connut un triomphe lors de sa sortie en 1969 et où il demeure plus que jamais un film-culte. Espérons que quelque éditeur de DVD audacieux prendra un jour le taureau par les cornes afin de le faire découvrir à un plus large public à l'international, notamment en France. En ce qui me concerne, il est entré d’un claquement de castagnettes dans la liste de mes films fétiches même si mon émotion n'a pas été aussi intense que celle des deux jeunes héros d'Almodovar.
Pour la petite histoire, j’ai découvert Esa Mujer dans des conditions peu évidentes puisque, ne parlant pas espagnol, je l’ai vu en V.O. non sous-titrée grâce au coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" (qui bénéficie d'excellentes copies) en picorant des mots ici et là. Après quelques moments un peu confus au début, les scènes de procès n'étant jamais les plus faciles à comprendre pour qui ne parle pas la langue, j’ai été tellement vite transporté par les images, les chansons et les tournants de l’histoire que j’y ai retrouvé, à ma grande surprise, le mode de lecture du cinéma muet. Après tout, les déboires de Sœur Soledad ne sont pas bien éloignés de ceux des héroïnes des années 1920 et le mélo est universel. Vous pensez bien que je vais vite regarder les autres films du coffret, dont certains, à première vue, semblent valoir leur pesant d'oro. Olé !
Au cinéma, le mélodrame est un genre qui pousse allégrement les frontières du possible et c’est bien pour cela, qu’avec le fantastique, on l’aime tant. Esa Mujer réussit la prouesse de faire passer le mélodrame, narrativement et formellement, un cran au-dessus de ses extrêmes habituels. C'est un film qui pourrait servir à illustrer la formule du philosophe inconnu : « Quand on a franchi les bornes, y'a plus de limites ».
Jugez-en donc (le résumé est un peu long mais les méandres du scénario en valent bien la chandelle) :
Un tribunal espagnol de la fin du XIXe siècle juge une femme splendide (et rien que pour cela, elle mériterait l'acquittement : Sara Montiel) soupçonnée de l’assassinat d’un de ses amants. Les témoins passent à la barre l’un après l’autre pour raconter l’histoire édifiante de l’accusée.
La pulpeuse Soledad est religieuse dans une mission catholique qui s’occupe d’orphelins. Ayant sous doute eu une vision de La Mélodie du Bonheur, elle leur fait chanter en classe des ersatz de « Do, Ré, Mi » (en l’occurrence ici : « A, E, I ») en les accompagnant d’une guitare. A la fin de la chanson, un cri perçant s’élève du patio du couvent. Partie voir ce qui se passe, elle subit brutalement le sort de plusieurs de ses consœurs : un viol collectif dans la paille par des ouvriers en rut. Des sœurs souillées, seule Soeur Soledad tombe enceinte (la nonne au ballon est une vision d'anthologie !). Mise à l’index et à l’écart par la revêche Mère supérieure, elle accouche dans le plus grand dénuement d’un enfant mort-né aussitôt enterré par les religieuses. Chassée du couvent comme une pestiférée, elle se réfugie dans une petite ville de Galice où elle change d’habit et de vocation.
Maintenant prostituée, Soledad connaît un grand succès grâce à ses charmes ô combien généreux. Femme de passions, elle trouve l’amour dans les bras de plusieurs hommes qui acceptent son passé douloureux (un intellectuel anarchiste) ou qui ne l’acceptent pas (un artisan imprimeur aux opinions conservatrices). Ayant sauvé des conspirateurs et clients grâce à l’improvisation d’une ritournelle espagnole (« Soledad la Caracola ») lors d’une descente de police, elle est remarquée par un directeur de cabaret qui lui propose une place de chanteuse dans son beuglant. Le succès est au rendez-vous et Soledad grimpe tous les échelons de la scène et de la société.
Devenue le toast de la bourgeoisie locale, elle triomphe en chansons (« Canta Guitarra mia ») et convole avec de flamboyants hidalgos. Passée du statut de putain chantante à celui de grande dame de la Zarzuela, elle goûte à la richesse et aux tenues extravagantes avant d’être à nouveau humiliée comme la dernière des dernières : un de ses amants la met en gage lors d’une partie de poker.
Blessée dans son orgueil, elle abandonne la gloire pour rejoindre le couvent qui l'avait rejetée il y a des années et supplie l’intraitable Mère supérieure (qui a d’abord du mal à la reconnaître, vous pensez !) de lui permettre d’entrer à nouveau dans les ordres. Celle-ci lui refuse cette grâce et Soledad quitte définitivement la maison de Dieu avec des pensées suicidaires. Elle rencontre par hasard sur le chemin du retour un couple de riches donateurs du couvent qui la prend en compassion et dans sa carriole. Mais le play-boy de mari (Yvan Rassimov) s’amourache de la désemparée et commence une liaison torride avec elle avant d’annoncer à sa femme qu’il demande le divorce. Passionnée mais point immorale, Soledad décide de quitter son amant pour ne pas détruire le couple en péril. Lors d’un orageux entretien de rupture, l'époux volage retourne par accident un pistolet contre lui et se tue.
Retour aux Assises. Le témoignage pathétique de l’accusée lors de son procès émeut aux larmes les jurés qui lui accordent l’innocence et la liberté. Sortant seule du palais de justice, soulagée et hagarde, Soledad se sent suivie par une ombre furtive : faisant volte-face, elle reconnaît la veuve de son amant mort, habillée en grand deuil. Une esquisse de sourire revient aux lèvres des deux femmes qui comprennent que leurs malheurs ont vécu. La dernière image nous les montre quittant le bâtiment, collées-serrées, vers un avenir qu’on imagine enfin heureux : lesbiennes !
L’outrance de ce scénario sorti de l’imagination surchauffée d’Antonio Gala est pourtant, quand on regarde Esa Mujer, curieusement tempérée par la réalisation volontairement austère de Mario Camus : loin de l’emphase baroque des mélodrames hollywoodiens ou islandais, la caméra demeure assez statique, privilégiant les gros plans de visages et les plans moyens, évitant les travelings ou mouvements de grue qui font partie du vocabulaire formel du genre. La musique est également très discrète, seulement utilisée lors des cinq chansons chantées par Sara Montiel et à quelques moments bien choisis de l’histoire : point de violons et de cascades de piano comme on pourrait s’y attendre. Mais trois éléments rattrapent cette simplicité de surface. En effet, l’utilisation de la lumière, de la couleur (Eastmancolor) et des costumes est d’une débauche qui touche à l’hystérie.
La lumière, toute entière dédiée à mettre en valeur le visage et la gorge de Sara Montiel, se faufile par rayons dans la pénombre des décors pour se poser sur les yeux, la bouche et l’échancrure des corsages de l’actrice. La sculpturale espagnole traverse le film comme une apparition, une icône qui n’évoluerait pas dans la même dimension que les autres personnages. La couleur, aux stridences stupéfiantes, semble parfois sortie d’un film de Mario Bava ou de Roger Corman : blancheur immaculée des costumes des sœurs au début du film, rouges cramoisis des scènes de bordel et de cabaret, jaunes et verts des intérieurs des bourgeois de province… la palette semble prise d’une fièvre convulsive tout au long des 100 minutes du film. La folie chromatique atteint son apogée lors d’une chanson de la señorita Montiel qui, passant lentement devant des vitraux de couleurs vives, nous présente un visage aux reflets de feu d’artifice : bleu ! jaune ! mauve ! vert ! rose ! Peut-être vous souvenez-vous de la scène des chambres colorées dans Le Masque de la Mort Rouge de Corman ? Et bien, c’est ici exactement la même impression, sauf que c’est le visage en gros plan de Sara Montiel qui change de couleur au fur et à mesure de ses déplacements. L’effet, d’un kitsch qui confine au sublime, est l’un des plus surprenants que j’aie jamais pu voir dans un film. Quant aux costumes, ils jouent aussi de la surenchère visuelle : robes et voiles blancs des sœurs (arrachés, comme il se doit, lors de la fantasmagorique scène du viol), dentelles et résilles des putains, paillettes et dorures de la chanteuse, froufrous et faux-culs des bourgeoises, tenue de grand deuil de la veuve… Il faudrait aussi parler des maquillages et des coiffures : la poudre sur les visages des femmes leur donne un petit air de poupées de porcelaine (ce n’est pas ce qu’il te faut), encore renforcé par les expressions volontairement vides que le réalisateur a sans doute demandées à ses actrices ; les cheveux couleur roux électrique de Sara Montiel, souvent montés comme des pâtisseries improbables, les cheveux poivre et sel et gomina des hommes, dont pas une mèche ne bouge même dans les scènes de grand vent de la côte de Galice. Si l’artifice à plusieurs noms, Esa Mujer est sans conteste l’un d’entre eux.
Le bonheur du spectateur est multiplié par Mario Camus, réalisateur cinéphile, qui use et abuse de références cinématographiques : le vent qui souffle sans cesse dans les couloirs du couvent et les voiles flottants des religieuses rappellent furieusement Le Narcisse Noir (une référence évidente d'Esa Mujer), le pastiche de La Mélodie du Bonheur et du Masque de la Mort Rouge cités plus haut, le clin d'oeil au montage musical d' ''Avec mon Tra-la-la" de Quai des Orfèvres dans la scène chantée d'accession à la gloire de Soledad, la reprise subversive de la fin de Mildred Pierce dans le dernier plan. Sans compter les clins d'oeil sans doute multiples à des mélodrames espagnols et mexicains classiques que je ne connais pas.
Et puis - comment ne pas lui consacrer un paragraphe ? - il y a Sara Montiel, dans le rôle de Sœur Soledad Romero Fuentes. La superstar espagnole, sans doute la plus grande que l’Espagne des années 1950-1970 ait connu, est de pratiquement tous les plans. Nonne, pute, bourgeoise et accusée au fur et à mesure de l'avancée du film, « cette femme » (« Esa Mujer ») qui a fait bander trois générations d’hispaniques (et quelques autres puisqu’elle a aussi fait des films aux Etats-Unis : Le Jugement des Flèches, Vera Cruz et qu'elle fut mariée un temps à Anthony Mann) n’a jamais été avare de l’exhibition de ses atouts et le prouve ici encore. Son visage aux pommettes hautes et aux yeux félins soulignés par une utilisation exemplaire de l’eye-liner (quelle bonne sœur elle fait, il faut le voir pour le croire !) et son très généreux décolleté qui attire la caméra comme un aimant semblent comme une définition du mot érotisme. Soumise à tous les outrages, elle souffre le martyre des héroïnes de mélo pour le plus grand plaisir du spectateur… tout en se réservant le dernier mot avec la pirouette finale que j’ai mentionnée dans le résumé du film. Je ne suis pas certain que Sara Montiel ait été une grande actrice, mais elle fut à l'écran une sacrée créature. Il faut aussi noter que Sara Montiel fit, parallèlement à sa carrière de comédienne, une carrière de chanteuse à succès : son talent incontestable dans ce domaine est très bien mis en valeur dans Esa Mujer où elle interprète ses cinq chansons de sa voix grave et chaude reconnaissable entre toutes. Sara Montiel (née en 1928) est aujourd’hui une sorte de divinité espagnole qui continue à faire le bonheur des talk-shows TV et de la presse à sensation : il faut dire que la dame n’a pas la langue dans sa poche et appelle encore, à plus de 80 ans, un chat un chat. Agée de 40 ans à l’époque d’Esa Mujer, elle y était à l’apogée de sa beauté et faisait tourner à plein régime l’usine à fantasme. Ne dit-on pas que le Caudillo, Franco lui-même, ne pouvait pas résister à un film de la señorita Montiel ?
Soledad : l'affiche italienne du film
Esa Mujer a été pour moi une véritable révélation : ma connaissance du cinéma espagnol des années de la toute pré-movida est très limitée et les films en sont assez difficilement accessibles. Celui-là, en tous cas, semble constituer une sorte de sommet dans les kitscheries de l’époque. Ou du camp plutôt que du kitsch. Le camp, cette arme redoutable, y était d’ailleurs transmuté en quelque chose d’inestimable : une outrance de tous les instants qui fissura les murailles de la censure alors omniprésente. Semblant inoffensif à force de surenchère et d’hypertrophie, Esa Mujer, vu rétrospectivement, pourrait pourtant bien avoir montré la voie au cinéma qui allait déferler sur les écrans de l’après-Franco : celui de la movida et de son porte-drapeau, Pedro Almodovar. Dans La Mauvaise Education (2004), Almodovar, inconditionnel d’Esa Mujer (il a dit plusieurs fois que le film était l’un de ceux dont la découverte l'avait conforté dans son désir de faire du cinéma), lui rend d’ailleurs un vibrant hommage avec la scène où les deux jeunes garçons vont voir le film dans un cinéma de province et se branlent en choeur sur le visage en gros plan de Sara Montiel, dans sa scène de retour au couvent. Amour des actrices, des couleurs, des décors, des costumes et des scénarios plus qu’excentriques : la filiation Esa Mujer-Almodovar est, le film une fois vu, d’une confondante évidence.
Esa Mujer est un chef-d’œuvre dans son genre, un des plus purs joyaux du mélodrame (et comme les vrais mélodrames, il est totalement dénué d'humour et ne tombe pas dans le piège du pastiche), un film qui reste pourtant encore aujourd’hui trop injustement ignoré en dehors de l'Espagne et de l'Amérique latine où il connut un triomphe lors de sa sortie en 1969 et où il demeure plus que jamais un film-culte. Espérons que quelque éditeur de DVD audacieux prendra un jour le taureau par les cornes afin de le faire découvrir à un plus large public à l'international, notamment en France. En ce qui me concerne, il est entré d’un claquement de castagnettes dans la liste de mes films fétiches même si mon émotion n'a pas été aussi intense que celle des deux jeunes héros d'Almodovar.
Pour la petite histoire, j’ai découvert Esa Mujer dans des conditions peu évidentes puisque, ne parlant pas espagnol, je l’ai vu en V.O. non sous-titrée grâce au coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" (qui bénéficie d'excellentes copies) en picorant des mots ici et là. Après quelques moments un peu confus au début, les scènes de procès n'étant jamais les plus faciles à comprendre pour qui ne parle pas la langue, j’ai été tellement vite transporté par les images, les chansons et les tournants de l’histoire que j’y ai retrouvé, à ma grande surprise, le mode de lecture du cinéma muet. Après tout, les déboires de Sœur Soledad ne sont pas bien éloignés de ceux des héroïnes des années 1920 et le mélo est universel. Vous pensez bien que je vais vite regarder les autres films du coffret, dont certains, à première vue, semblent valoir leur pesant d'oro. Olé !
1 mai 2009
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