24 mai 2009

Jeunes Filles en Uniforme (Leontine Sagan, 1931)


Jeunes Filles en Uniforme (Mädchen in Uniform) : si le titre est très familier, le film l’est beaucoup moins par manque de visibilité depuis sa première sortie au début des années Trente. Mais ArtHaus l’a édité en DVD (Allemagne) en 2008 et sa réévaluation est maintenant possible. En deux mots, c’est un excellent film en plus d’être une passionnante fenêtre sur le cinéma et la société de la période de Weimar.

Adapté de la pièce "Gestern und Heute" ("Hier et Demain") de Christa Winsloe (1888-1944) qui connut un triomphe en Allemagne en 1930, Jeunes Filles en Uniforme fut immédiatement mis en chantier pour en capitaliser le succès. Le film fut produit de façon très originale par des fonds coopératifs sous la direction du cinéaste Carl Froelich (1875-1953) et non par un studio : les dividendes en furent donc distribués aux particuliers qui avaient investi dans la production. Celle-ci reprit peu ou prou la même équipe de comédiennes qu'à la scène et confia la réalisation à Leontine Sagan (1889-1974), actrice et metteur en scène de théâtre qui avait dirigé la pièce et dont c’était le tout premier film (elle n’en fit que trois dans sa carrière). Nouvelle aux métiers du cinéma, Sagan fut assistée tout au long du tournage par Froelich, qui est mentionné dans le générique comme « consultant artistique » mais qui fut, dans les faits, la véritable tête pensante du projet et de sa réalisation.

Jeunes Filles en Uniforme connut un très grand succès public et critique lors de sa sortie en Allemagne en 1931 (après quelques coupes volontaires faites par les producteurs et une modification de la fin d’origine) et fut exporté dans le reste de l’Europe, aux Etats-Unis et au Japon, où son accueil fut plus mitigé. Appartenant à la première génération des films allemands parlants, il fut l’une des premières productions cinématographiques allemandes de l’époque à être exportée à l'international et devait être la vitrine, pour les producteurs, de la vitalité retrouvée du cinéma national en perte de vitesse face à la concurrence américaine et française. En 1933, l’arrivée des Nazis au pouvoir modifia la donne : sorti de sa période d'exclusivité, le film fut interdit de ressortie à cause de ses thématiques subversives, même si, paradoxalement, Goebbels raconte dans l’entrée de son « Journal » du 02/02/1932 qu’il a beaucoup aimé le film pour ses qualités artistiques. Jeunes Filles en Uniforme fut relégué dans les recoins de la mémoire collective des spectateurs qui avaient pu le voir entre 1931 et 1933 et tomba peu à peu dans l’oubli. Un remake - que je n'ai pas vu - en fut fait avec Romy Schneider et Lily Palmer en 1958 (je préfère m'en tenir à l'original...).

Postdam, à la fin des années 1920 : Manuela von Meinhardis (Hertha Thiele), 14 ans, orpheline de mère et dont le père est trop pris par son travail pour s’occuper d’elle, est amenée par sa tante dans un pensionnat de jeunes filles dirigé de main de fer par la revêche Fräulein von Nordeck (Emilia Unda). Manuela est bien accueillie par ses camarades mais se renferme d’abord sur elle-même avant de transférer son besoin d’affection sur la professeur de littérature, la Fräulein von Bernburg (Dorothea Wieck). En effet, celle-ci se rend compte que les jeunes pensionnaires ont besoin de chaleur humaine et est la seule adulte travaillant au pensionnat à les traiter comme des jeunes filles de leur âge et non comme d’impersonnels numéros. Mais le sentiment que Manuela ressent pour son amicale professeur prend vite une tournure plus profonde : la jeune fille retrouve la joie de vivre au contact de son aînée. Après un spectacle d'école de « Don Carlos » avec lequel elle triomphe dans le rôle titre (ce qui permet au passage une étonnante scène de travestissement), Manuela, qui a fêté sa performance avec un peu trop d’alcool, clame son amour pour la Fräulein von Bernsburg devant ses camarades et ses professeurs médusées. "Ein Skandal !" hurle la directrice en tapant du pied et de la canne. Le scandale éclate. Remise (gentiment) à sa place par l’objet de son amour et renvoyée de l’établissement sous quelques jours, elle sombre dans la dépression et les pensées suicidaires. Ses camarades vont alors voler à son secours et faire plier l’intolérante directrice…

Raconté comme cela, Jeunes Filles en Uniforme a tout d’un mélodrame. Et c’en est un, mais c’est aussi beaucoup plus que cela. Car l’intérêt du film est multiple.

C’est d’abord, en 1931, le premier film d’importance qui focalise son histoire sur une relation lesbienne. Manuela est de toute évidence amoureuse de son enseignante (elle le dit d'ailleurs clairement) qui lui donne l’affection dont elle semble avoir été privée depuis la mort de sa mère. Le sentiment est-il réciproque ? Le film ne l'affirme pas et on peut supposer que s’il l’est, la Fräulein von Bernsburg connaît les risques d’engager une relation avec son élève mineure au sein de l’établissement et garde avec raison la distance nécessaire. La gentillesse et la douceur de la professeur (qui traite toutes les pensionnaires de la même façon même si elle passe plus de temps avec Manuela, qui lui semble plus en demande d’affection) est sans doute sur-interprétée par la jeune fille, notamment lors de cette très belle scène, la plus célèbre du film et à juste titre, où, au moment de l’extinction des feux dans le dortoir, l’enseignante passe embrasser sur le front toutes les filles l’une après l’autre mais dépose un baiser sur la bouche de Manuela. Il est intéressant de noter que, même si l’auteur de la pièce d’origine, Christa Winsloe, était une lesbienne affichée (elle fut assassinée avec son amie en Bourgogne en 1944 dans des circonstances obscures) et que Leontine Sagan l’était aussi, les quelques vagues que fit le film lors de sa sortie en 1931, ne furent pas dûes à son traitement d’une relation lesbienne mais à la métaphore de l’autoritarisme politique (en 1933, évidemment, il en fut tout autre). Bien sûr, vu aujourd’hui à la lumière des Gay Rights et des Gender Studies, Jeunes Filles en Uniformes ne peut être considéré autrement que comme l’une des pierres fondatrices du cinéma gay et lesbien, l'un de ses jalons les plus importants.


Une autre interprétation du film réside dans la représentation de ce pensionnat, un univers clos régi par des règles et des rituels incontournables. Le monde de ces pensionnaires est celui des soldats : les nombreuses images de statues de personnages militaires qui décorent les bâtiments publics de Postdam et apparaissent en insert au cours du film sont révélatrices. Dans la République de Weimar qui vit la naissance de la pièce et du film, la métaphore était claire pour les contemporains : Jeunes Filles en Uniforme était une mise en garde contre les dérives possibles d’un pouvoir politique, militaire ou policier qui serait trop fort. En 1931, deux ans avant le triomphe d’Hitler aux élections, le film pouvait être vu, non comme un brûlot anti-Nazi (ce serait une lecture anachronique) mais plutôt comme un avertissement des dangers du fascisme et du totalitarisme (l’obsession soviétique elle, n’était pas anachronique du tout). Encore une fois, la lecture qu’on peut avoir du film aujourd’hui et celle qu’on devait en avoir en 1931 ne sont pas les mêmes mais ont évolué à la lumière des événements postérieurs. Comme le montrent bien les coupures de presse d’époque, c’est bien cette portée pamphlétaire politique du film qui fit le plus tiquer en 1931. Mais comment ne pas lire d’une autre façon, après 1945, les scènes du film qui montrent les rangs de pensionnaires qui marchent au pas, vêtues d’uniformes à rayures ou encore la mise à l’index et à l’isolation d’une jeune fille un peu différente des autres ? Prémonitoire, oui... mais rétrospectivement. A partir de 1933, les choses étaient toutes autres et le sous-texte lesbien de l’histoire comme la charge politique furent intolérables aux Nazis, maintenant au pouvoir, qui interdirent aussitôt le film "dégénéré".

Techniquement, Jeunes Filles en Uniforme est admirable. La caméra n’est pas aussi mobile que dans un film de Murnau et le choix de réalisme de la mise en scène le projette loin des excès de l’Expressionnisme qui venait de mourir de sa belle mort après avoir produit en Allemagne une impressionnante série de chefs-d’œuvre. L’austérité des décors, justifiée par le fait que l’ensemble du film se passe dans les murs du pensionnat (il n’y a aucune scène à l’extérieur), est mise en valeur par la lumière qui joue sur les murs blancs, les couloirs obscurs, l’escalier central qui à un rôle essentiel au cours du film. Beaucoup de gros plans s’attardent sur les visages des comédiennes en leur permettant d’exprimer au mieux la palette des sentiments de leurs personnages tout en donnant aux images une remarquable force érotique. L’implication de Karl Froelich dans le film est évidente dans chaque plan : Leontine Sagan elle-même n’en faisait d’ailleurs pas mystère.

Il faut aussi dire quelques mots des jeunes comédiennes de Jeunes Filles en Uniforme. Toutes sont excellentes et une des grandes surprises de ma découverte récente du film fut de voir la saisissante modernité du jeu – et du physique - de ces jeunes actrices et de Dorothea Wieck (l’enseignante), notamment dans les nombreuses scènes où, laissées sans surveillance, les pensionnaires retrouvent leur joie de vivre et espièglerie d'adolescentes. Le naturel de leur prestations est remarquable pour un film du tout début des années Trente. Cela est sans doute dû au fait que pour la plupart, elles avaient joué la pièce de très nombreuses fois et possédaient parfaitement leur personnages. Les actrices plus âgées (le directrice, les autres enseignantes, les surveillantes, la Princesse qui vient visiter le pensionnat), par contraste, font plutôt « vieille école ». Cette différence sensible dans le jeu des actrices renforce encore les différents messages progressistes du film. Et illustre à merveille le titre original de la pièce : "Gestern und Heute" ("Hier et Demain"). La beauté de Dorothea Wieck, âgée de 23 ans au moment du tournage, une mince brune à la peau pâle et aux yeux bleus clairs, est la cerise sur le gâteau. Pour la petite histoire, le film précède de huit ans The Women de George Cukor (1939) dans son originalité de n’avoir dans son casting que des femmes et de ne pas montrer à l’écran un seul homme.

Le parcours des deux actrices principales après la sortie du film est intéressant : Hertha Thiela (l’élève) refusa de travailler pour le cinéma de Goebbels et, sa carrière brisée, dut s’exiler en Suisse en 1937, puis en France où elle devint infirmière après la guerre. Elle revint en Allemagne de l’Est en 1966. Dorothea Wick (l’enseignante), sympathisante nationale-socialiste au début des années Trente, s’en éloigna ensuite mais resta en Allemagne pendant la guerre en se faisant discrète pour se consacrer au théâtre. Elles sont mortes toutes les deux à Berlin, respectivement en 1984 et 1986. Quant à Leontine Sagan, juive, elle quitta rapidement l’Allemagne pour aller d’abord à Paris puis en Afrique du Sud, où elle créa le Théâtre National de Johannesburg et où elle est morte en 1974.

Sorti aux Etats-Unis en 1932 avec quelques scènes "allégées", le film connut d'abord un succès d’estime mais, dans un pays loin de la morale libérale de la République de Weimar, sa thématique distinctement lesbienne ne fut pas du goût de tout le monde, notamment des ligues de vertu. Jeunes Filles en Uniforme y fut rapidement interdit. Il fallut qu’Eleanor Roosevelt, admiratrice fervente du film, s’en mêle pour que le film puisse être de nouveau temporairement projeté, toujours dans sa version censurée. Puis, difficilement visible pendant plusieurs décennies après les années Trente, le film fut devint une sorte d’Arlésienne pour les cinéphiles et les gays du monde entier. L’évocation de son titre seul, Jeunes Filles en Uniforme, faisait surgir des images fantasmatiques qui ont permis au film de survivre dans la mémoire collective mais en lui collant une étiquette faussée. Aujourd’hui, le film doit être revu pour ce qu’il est : l’un des excellents films des débuts du parlant (juste avant la chape de plomb dont le pouvoir Nazi allait recouvrir le cinéma allemand), une pierre angulaire du cinéma queer et un audacieux pamphlet politique anti-fasciste dont la portée a traversé les décennies sans encombre. Jeunes Filles en Uniforme est un film important qui mérite largement une redécouverte.

Le DVD allemand édité par ArtHaus (visuel ci-dessous) est très bien. Le film n’a pas subi une restauration majeure mais plutôt un nettoyage et la qualité de l’image et du son est bonne. L’image est seulement un peu granuleuse dans les plans larges. Le son ne présente aucune distorsion. Pas de sous-titres français (mais des sous-titres allemands optionnels). Un DVD très recommandable, donc, pour ce film passionnant à plus d'un titre.

Quelques extraits (pas issus du DVD) peuvent être vus sur YouTube.

4 commentaires:

  1. A noter que dans l'édition 1942 de leur dictionnaire, Bardèche et Brasillach consacrent une page à ce film qu'ils considèrent comme un chef d'oeuvre.

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  2. Et ils avaient raison, comme d'habitude.

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  3. Bonjour,

    Juste un mot pour le plaisir de vous apprendre que les éditions ErosOnyx annoncent, dans leur Collection Images, pour fin 2021 ou début 2022 au plus tard, une étude de la pièce de Christa Winsloe et du film de 1931.
    Le DVD du film en VO, avec les sous-titres originaux de Colette, accompagnera le livre.
    Une page l'annonce sur le site de l'éditeur.
    Bonne nouvelle, Tom, n'est-ce pas ?

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    1. Bonjour, Merci pour l'information. C'est une excellente initiative !

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