La tentation était trop forte. Ayant eu récemment l’occasion de mettre la main sur le coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" et m’étant souvenu de l’avis alléchant d’un ami forumeur de DVDClassik sur la carrière de la dame (muchas gracias, Music Man !), j'ai enfin pu voir il y a quelques jours un joyau rare du cinéma espagnol de la pré-movida : l’invraisemblable Esa Mujer de Mario Camus.
Au cinéma, le mélodrame est un genre qui pousse allégrement les frontières du possible et c’est bien pour cela, qu’avec le fantastique, on l’aime tant. Esa Mujer réussit la prouesse de faire passer le mélodrame, narrativement et formellement, un cran au-dessus de ses extrêmes habituels. C'est un film qui pourrait servir à illustrer la formule du philosophe inconnu : « Quand on a franchi les bornes, y'a plus de limites ».
Jugez-en donc (le résumé est un peu long mais les méandres du scénario en valent bien la chandelle) :
Un tribunal espagnol de la fin du XIXe siècle juge une femme splendide (et rien que pour cela, elle mériterait l'acquittement : Sara Montiel) soupçonnée de l’assassinat d’un de ses amants. Les témoins passent à la barre l’un après l’autre pour raconter l’histoire édifiante de l’accusée.
La pulpeuse Soledad est religieuse dans une mission catholique qui s’occupe d’orphelins. Ayant sous doute eu une vision de La Mélodie du Bonheur, elle leur fait chanter en classe des ersatz de « Do, Ré, Mi » (en l’occurrence ici : « A, E, I ») en les accompagnant d’une guitare. A la fin de la chanson, un cri perçant s’élève du patio du couvent. Partie voir ce qui se passe, elle subit brutalement le sort de plusieurs de ses consœurs : un viol collectif dans la paille par des ouvriers en rut. Des sœurs souillées, seule Soeur Soledad tombe enceinte (la nonne au ballon est une vision d'anthologie !). Mise à l’index et à l’écart par la revêche Mère supérieure, elle accouche dans le plus grand dénuement d’un enfant mort-né aussitôt enterré par les religieuses. Chassée du couvent comme une pestiférée, elle se réfugie dans une petite ville de Galice où elle change d’habit et de vocation.
Maintenant prostituée, Soledad connaît un grand succès grâce à ses charmes ô combien généreux. Femme de passions, elle trouve l’amour dans les bras de plusieurs hommes qui acceptent son passé douloureux (un intellectuel anarchiste) ou qui ne l’acceptent pas (un artisan imprimeur aux opinions conservatrices). Ayant sauvé des conspirateurs et clients grâce à l’improvisation d’une ritournelle espagnole (« Soledad la Caracola ») lors d’une descente de police, elle est remarquée par un directeur de cabaret qui lui propose une place de chanteuse dans son beuglant. Le succès est au rendez-vous et Soledad grimpe tous les échelons de la scène et de la société.
Devenue le toast de la bourgeoisie locale, elle triomphe en chansons (« Canta Guitarra mia ») et convole avec de flamboyants hidalgos. Passée du statut de putain chantante à celui de grande dame de la Zarzuela, elle goûte à la richesse et aux tenues extravagantes avant d’être à nouveau humiliée comme la dernière des dernières : un de ses amants la met en gage lors d’une partie de poker.
Blessée dans son orgueil, elle abandonne la gloire pour rejoindre le couvent qui l'avait rejetée il y a des années et supplie l’intraitable Mère supérieure (qui a d’abord du mal à la reconnaître, vous pensez !) de lui permettre d’entrer à nouveau dans les ordres. Celle-ci lui refuse cette grâce et Soledad quitte définitivement la maison de Dieu avec des pensées suicidaires. Elle rencontre par hasard sur le chemin du retour un couple de riches donateurs du couvent qui la prend en compassion et dans sa carriole. Mais le play-boy de mari (Yvan Rassimov) s’amourache de la désemparée et commence une liaison torride avec elle avant d’annoncer à sa femme qu’il demande le divorce. Passionnée mais point immorale, Soledad décide de quitter son amant pour ne pas détruire le couple en péril. Lors d’un orageux entretien de rupture, l'époux volage retourne par accident un pistolet contre lui et se tue.
Retour aux Assises. Le témoignage pathétique de l’accusée lors de son procès émeut aux larmes les jurés qui lui accordent l’innocence et la liberté. Sortant seule du palais de justice, soulagée et hagarde, Soledad se sent suivie par une ombre furtive : faisant volte-face, elle reconnaît la veuve de son amant mort, habillée en grand deuil. Une esquisse de sourire revient aux lèvres des deux femmes qui comprennent que leurs malheurs ont vécu. La dernière image nous les montre quittant le bâtiment, collées-serrées, vers un avenir qu’on imagine enfin heureux : lesbiennes !
L’outrance de ce scénario sorti de l’imagination surchauffée d’Antonio Gala est pourtant, quand on regarde Esa Mujer, curieusement tempérée par la réalisation volontairement austère de Mario Camus : loin de l’emphase baroque des mélodrames hollywoodiens ou islandais, la caméra demeure assez statique, privilégiant les gros plans de visages et les plans moyens, évitant les travelings ou mouvements de grue qui font partie du vocabulaire formel du genre. La musique est également très discrète, seulement utilisée lors des cinq chansons chantées par Sara Montiel et à quelques moments bien choisis de l’histoire : point de violons et de cascades de piano comme on pourrait s’y attendre. Mais trois éléments rattrapent cette simplicité de surface. En effet, l’utilisation de la lumière, de la couleur (Eastmancolor) et des costumes est d’une débauche qui touche à l’hystérie.
La lumière, toute entière dédiée à mettre en valeur le visage et la gorge de Sara Montiel, se faufile par rayons dans la pénombre des décors pour se poser sur les yeux, la bouche et l’échancrure des corsages de l’actrice. La sculpturale espagnole traverse le film comme une apparition, une icône qui n’évoluerait pas dans la même dimension que les autres personnages. La couleur, aux stridences stupéfiantes, semble parfois sortie d’un film de Mario Bava ou de Roger Corman : blancheur immaculée des costumes des sœurs au début du film, rouges cramoisis des scènes de bordel et de cabaret, jaunes et verts des intérieurs des bourgeois de province… la palette semble prise d’une fièvre convulsive tout au long des 100 minutes du film. La folie chromatique atteint son apogée lors d’une chanson de la señorita Montiel qui, passant lentement devant des vitraux de couleurs vives, nous présente un visage aux reflets de feu d’artifice : bleu ! jaune ! mauve ! vert ! rose ! Peut-être vous souvenez-vous de la scène des chambres colorées dans Le Masque de la Mort Rouge de Corman ? Et bien, c’est ici exactement la même impression, sauf que c’est le visage en gros plan de Sara Montiel qui change de couleur au fur et à mesure de ses déplacements. L’effet, d’un kitsch qui confine au sublime, est l’un des plus surprenants que j’aie jamais pu voir dans un film. Quant aux costumes, ils jouent aussi de la surenchère visuelle : robes et voiles blancs des sœurs (arrachés, comme il se doit, lors de la fantasmagorique scène du viol), dentelles et résilles des putains, paillettes et dorures de la chanteuse, froufrous et faux-culs des bourgeoises, tenue de grand deuil de la veuve… Il faudrait aussi parler des maquillages et des coiffures : la poudre sur les visages des femmes leur donne un petit air de poupées de porcelaine (ce n’est pas ce qu’il te faut), encore renforcé par les expressions volontairement vides que le réalisateur a sans doute demandées à ses actrices ; les cheveux couleur roux électrique de Sara Montiel, souvent montés comme des pâtisseries improbables, les cheveux poivre et sel et gomina des hommes, dont pas une mèche ne bouge même dans les scènes de grand vent de la côte de Galice. Si l’artifice à plusieurs noms, Esa Mujer est sans conteste l’un d’entre eux.
Le bonheur du spectateur est multiplié par Mario Camus, réalisateur cinéphile, qui use et abuse de références cinématographiques : le vent qui souffle sans cesse dans les couloirs du couvent et les voiles flottants des religieuses rappellent furieusement Le Narcisse Noir (une référence évidente d'Esa Mujer), le pastiche de La Mélodie du Bonheur et du Masque de la Mort Rouge cités plus haut, le clin d'oeil au montage musical d' ''Avec mon Tra-la-la" de Quai des Orfèvres dans la scène chantée d'accession à la gloire de Soledad, la reprise subversive de la fin de Mildred Pierce dans le dernier plan. Sans compter les clins d'oeil sans doute multiples à des mélodrames espagnols et mexicains classiques que je ne connais pas.
Et puis - comment ne pas lui consacrer un paragraphe ? - il y a Sara Montiel, dans le rôle de Sœur Soledad Romero Fuentes. La superstar espagnole, sans doute la plus grande que l’Espagne des années 1950-1970 ait connu, est de pratiquement tous les plans. Nonne, pute, bourgeoise et accusée au fur et à mesure de l'avancée du film, « cette femme » (« Esa Mujer ») qui a fait bander trois générations d’hispaniques (et quelques autres puisqu’elle a aussi fait des films aux Etats-Unis : Le Jugement des Flèches, Vera Cruz et qu'elle fut mariée un temps à Anthony Mann) n’a jamais été avare de l’exhibition de ses atouts et le prouve ici encore. Son visage aux pommettes hautes et aux yeux félins soulignés par une utilisation exemplaire de l’eye-liner (quelle bonne sœur elle fait, il faut le voir pour le croire !) et son très généreux décolleté qui attire la caméra comme un aimant semblent comme une définition du mot érotisme. Soumise à tous les outrages, elle souffre le martyre des héroïnes de mélo pour le plus grand plaisir du spectateur… tout en se réservant le dernier mot avec la pirouette finale que j’ai mentionnée dans le résumé du film. Je ne suis pas certain que Sara Montiel ait été une grande actrice, mais elle fut à l'écran une sacrée créature. Il faut aussi noter que Sara Montiel fit, parallèlement à sa carrière de comédienne, une carrière de chanteuse à succès : son talent incontestable dans ce domaine est très bien mis en valeur dans Esa Mujer où elle interprète ses cinq chansons de sa voix grave et chaude reconnaissable entre toutes. Sara Montiel (née en 1928) est aujourd’hui une sorte de divinité espagnole qui continue à faire le bonheur des talk-shows TV et de la presse à sensation : il faut dire que la dame n’a pas la langue dans sa poche et appelle encore, à plus de 80 ans, un chat un chat. Agée de 40 ans à l’époque d’Esa Mujer, elle y était à l’apogée de sa beauté et faisait tourner à plein régime l’usine à fantasme. Ne dit-on pas que le Caudillo, Franco lui-même, ne pouvait pas résister à un film de la señorita Montiel ?
Soledad : l'affiche italienne du film
Esa Mujer a été pour moi une véritable révélation : ma connaissance du cinéma espagnol des années de la toute pré-movida est très limitée et les films en sont assez difficilement accessibles. Celui-là, en tous cas, semble constituer une sorte de sommet dans les kitscheries de l’époque. Ou du camp plutôt que du kitsch. Le camp, cette arme redoutable, y était d’ailleurs transmuté en quelque chose d’inestimable : une outrance de tous les instants qui fissura les murailles de la censure alors omniprésente. Semblant inoffensif à force de surenchère et d’hypertrophie, Esa Mujer, vu rétrospectivement, pourrait pourtant bien avoir montré la voie au cinéma qui allait déferler sur les écrans de l’après-Franco : celui de la movida et de son porte-drapeau, Pedro Almodovar. Dans La Mauvaise Education (2004), Almodovar, inconditionnel d’Esa Mujer (il a dit plusieurs fois que le film était l’un de ceux dont la découverte l'avait conforté dans son désir de faire du cinéma), lui rend d’ailleurs un vibrant hommage avec la scène où les deux jeunes garçons vont voir le film dans un cinéma de province et se branlent en choeur sur le visage en gros plan de Sara Montiel, dans sa scène de retour au couvent. Amour des actrices, des couleurs, des décors, des costumes et des scénarios plus qu’excentriques : la filiation Esa Mujer-Almodovar est, le film une fois vu, d’une confondante évidence.
Esa Mujer est un chef-d’œuvre dans son genre, un des plus purs joyaux du mélodrame (et comme les vrais mélodrames, il est totalement dénué d'humour et ne tombe pas dans le piège du pastiche), un film qui reste pourtant encore aujourd’hui trop injustement ignoré en dehors de l'Espagne et de l'Amérique latine où il connut un triomphe lors de sa sortie en 1969 et où il demeure plus que jamais un film-culte. Espérons que quelque éditeur de DVD audacieux prendra un jour le taureau par les cornes afin de le faire découvrir à un plus large public à l'international, notamment en France. En ce qui me concerne, il est entré d’un claquement de castagnettes dans la liste de mes films fétiches même si mon émotion n'a pas été aussi intense que celle des deux jeunes héros d'Almodovar.
Pour la petite histoire, j’ai découvert Esa Mujer dans des conditions peu évidentes puisque, ne parlant pas espagnol, je l’ai vu en V.O. non sous-titrée grâce au coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" (qui bénéficie d'excellentes copies) en picorant des mots ici et là. Après quelques moments un peu confus au début, les scènes de procès n'étant jamais les plus faciles à comprendre pour qui ne parle pas la langue, j’ai été tellement vite transporté par les images, les chansons et les tournants de l’histoire que j’y ai retrouvé, à ma grande surprise, le mode de lecture du cinéma muet. Après tout, les déboires de Sœur Soledad ne sont pas bien éloignés de ceux des héroïnes des années 1920 et le mélo est universel. Vous pensez bien que je vais vite regarder les autres films du coffret, dont certains, à première vue, semblent valoir leur pesant d'oro. Olé !
Au cinéma, le mélodrame est un genre qui pousse allégrement les frontières du possible et c’est bien pour cela, qu’avec le fantastique, on l’aime tant. Esa Mujer réussit la prouesse de faire passer le mélodrame, narrativement et formellement, un cran au-dessus de ses extrêmes habituels. C'est un film qui pourrait servir à illustrer la formule du philosophe inconnu : « Quand on a franchi les bornes, y'a plus de limites ».
Jugez-en donc (le résumé est un peu long mais les méandres du scénario en valent bien la chandelle) :
Un tribunal espagnol de la fin du XIXe siècle juge une femme splendide (et rien que pour cela, elle mériterait l'acquittement : Sara Montiel) soupçonnée de l’assassinat d’un de ses amants. Les témoins passent à la barre l’un après l’autre pour raconter l’histoire édifiante de l’accusée.
La pulpeuse Soledad est religieuse dans une mission catholique qui s’occupe d’orphelins. Ayant sous doute eu une vision de La Mélodie du Bonheur, elle leur fait chanter en classe des ersatz de « Do, Ré, Mi » (en l’occurrence ici : « A, E, I ») en les accompagnant d’une guitare. A la fin de la chanson, un cri perçant s’élève du patio du couvent. Partie voir ce qui se passe, elle subit brutalement le sort de plusieurs de ses consœurs : un viol collectif dans la paille par des ouvriers en rut. Des sœurs souillées, seule Soeur Soledad tombe enceinte (la nonne au ballon est une vision d'anthologie !). Mise à l’index et à l’écart par la revêche Mère supérieure, elle accouche dans le plus grand dénuement d’un enfant mort-né aussitôt enterré par les religieuses. Chassée du couvent comme une pestiférée, elle se réfugie dans une petite ville de Galice où elle change d’habit et de vocation.
Maintenant prostituée, Soledad connaît un grand succès grâce à ses charmes ô combien généreux. Femme de passions, elle trouve l’amour dans les bras de plusieurs hommes qui acceptent son passé douloureux (un intellectuel anarchiste) ou qui ne l’acceptent pas (un artisan imprimeur aux opinions conservatrices). Ayant sauvé des conspirateurs et clients grâce à l’improvisation d’une ritournelle espagnole (« Soledad la Caracola ») lors d’une descente de police, elle est remarquée par un directeur de cabaret qui lui propose une place de chanteuse dans son beuglant. Le succès est au rendez-vous et Soledad grimpe tous les échelons de la scène et de la société.
Devenue le toast de la bourgeoisie locale, elle triomphe en chansons (« Canta Guitarra mia ») et convole avec de flamboyants hidalgos. Passée du statut de putain chantante à celui de grande dame de la Zarzuela, elle goûte à la richesse et aux tenues extravagantes avant d’être à nouveau humiliée comme la dernière des dernières : un de ses amants la met en gage lors d’une partie de poker.
Blessée dans son orgueil, elle abandonne la gloire pour rejoindre le couvent qui l'avait rejetée il y a des années et supplie l’intraitable Mère supérieure (qui a d’abord du mal à la reconnaître, vous pensez !) de lui permettre d’entrer à nouveau dans les ordres. Celle-ci lui refuse cette grâce et Soledad quitte définitivement la maison de Dieu avec des pensées suicidaires. Elle rencontre par hasard sur le chemin du retour un couple de riches donateurs du couvent qui la prend en compassion et dans sa carriole. Mais le play-boy de mari (Yvan Rassimov) s’amourache de la désemparée et commence une liaison torride avec elle avant d’annoncer à sa femme qu’il demande le divorce. Passionnée mais point immorale, Soledad décide de quitter son amant pour ne pas détruire le couple en péril. Lors d’un orageux entretien de rupture, l'époux volage retourne par accident un pistolet contre lui et se tue.
Retour aux Assises. Le témoignage pathétique de l’accusée lors de son procès émeut aux larmes les jurés qui lui accordent l’innocence et la liberté. Sortant seule du palais de justice, soulagée et hagarde, Soledad se sent suivie par une ombre furtive : faisant volte-face, elle reconnaît la veuve de son amant mort, habillée en grand deuil. Une esquisse de sourire revient aux lèvres des deux femmes qui comprennent que leurs malheurs ont vécu. La dernière image nous les montre quittant le bâtiment, collées-serrées, vers un avenir qu’on imagine enfin heureux : lesbiennes !
L’outrance de ce scénario sorti de l’imagination surchauffée d’Antonio Gala est pourtant, quand on regarde Esa Mujer, curieusement tempérée par la réalisation volontairement austère de Mario Camus : loin de l’emphase baroque des mélodrames hollywoodiens ou islandais, la caméra demeure assez statique, privilégiant les gros plans de visages et les plans moyens, évitant les travelings ou mouvements de grue qui font partie du vocabulaire formel du genre. La musique est également très discrète, seulement utilisée lors des cinq chansons chantées par Sara Montiel et à quelques moments bien choisis de l’histoire : point de violons et de cascades de piano comme on pourrait s’y attendre. Mais trois éléments rattrapent cette simplicité de surface. En effet, l’utilisation de la lumière, de la couleur (Eastmancolor) et des costumes est d’une débauche qui touche à l’hystérie.
La lumière, toute entière dédiée à mettre en valeur le visage et la gorge de Sara Montiel, se faufile par rayons dans la pénombre des décors pour se poser sur les yeux, la bouche et l’échancrure des corsages de l’actrice. La sculpturale espagnole traverse le film comme une apparition, une icône qui n’évoluerait pas dans la même dimension que les autres personnages. La couleur, aux stridences stupéfiantes, semble parfois sortie d’un film de Mario Bava ou de Roger Corman : blancheur immaculée des costumes des sœurs au début du film, rouges cramoisis des scènes de bordel et de cabaret, jaunes et verts des intérieurs des bourgeois de province… la palette semble prise d’une fièvre convulsive tout au long des 100 minutes du film. La folie chromatique atteint son apogée lors d’une chanson de la señorita Montiel qui, passant lentement devant des vitraux de couleurs vives, nous présente un visage aux reflets de feu d’artifice : bleu ! jaune ! mauve ! vert ! rose ! Peut-être vous souvenez-vous de la scène des chambres colorées dans Le Masque de la Mort Rouge de Corman ? Et bien, c’est ici exactement la même impression, sauf que c’est le visage en gros plan de Sara Montiel qui change de couleur au fur et à mesure de ses déplacements. L’effet, d’un kitsch qui confine au sublime, est l’un des plus surprenants que j’aie jamais pu voir dans un film. Quant aux costumes, ils jouent aussi de la surenchère visuelle : robes et voiles blancs des sœurs (arrachés, comme il se doit, lors de la fantasmagorique scène du viol), dentelles et résilles des putains, paillettes et dorures de la chanteuse, froufrous et faux-culs des bourgeoises, tenue de grand deuil de la veuve… Il faudrait aussi parler des maquillages et des coiffures : la poudre sur les visages des femmes leur donne un petit air de poupées de porcelaine (ce n’est pas ce qu’il te faut), encore renforcé par les expressions volontairement vides que le réalisateur a sans doute demandées à ses actrices ; les cheveux couleur roux électrique de Sara Montiel, souvent montés comme des pâtisseries improbables, les cheveux poivre et sel et gomina des hommes, dont pas une mèche ne bouge même dans les scènes de grand vent de la côte de Galice. Si l’artifice à plusieurs noms, Esa Mujer est sans conteste l’un d’entre eux.
Le bonheur du spectateur est multiplié par Mario Camus, réalisateur cinéphile, qui use et abuse de références cinématographiques : le vent qui souffle sans cesse dans les couloirs du couvent et les voiles flottants des religieuses rappellent furieusement Le Narcisse Noir (une référence évidente d'Esa Mujer), le pastiche de La Mélodie du Bonheur et du Masque de la Mort Rouge cités plus haut, le clin d'oeil au montage musical d' ''Avec mon Tra-la-la" de Quai des Orfèvres dans la scène chantée d'accession à la gloire de Soledad, la reprise subversive de la fin de Mildred Pierce dans le dernier plan. Sans compter les clins d'oeil sans doute multiples à des mélodrames espagnols et mexicains classiques que je ne connais pas.
Et puis - comment ne pas lui consacrer un paragraphe ? - il y a Sara Montiel, dans le rôle de Sœur Soledad Romero Fuentes. La superstar espagnole, sans doute la plus grande que l’Espagne des années 1950-1970 ait connu, est de pratiquement tous les plans. Nonne, pute, bourgeoise et accusée au fur et à mesure de l'avancée du film, « cette femme » (« Esa Mujer ») qui a fait bander trois générations d’hispaniques (et quelques autres puisqu’elle a aussi fait des films aux Etats-Unis : Le Jugement des Flèches, Vera Cruz et qu'elle fut mariée un temps à Anthony Mann) n’a jamais été avare de l’exhibition de ses atouts et le prouve ici encore. Son visage aux pommettes hautes et aux yeux félins soulignés par une utilisation exemplaire de l’eye-liner (quelle bonne sœur elle fait, il faut le voir pour le croire !) et son très généreux décolleté qui attire la caméra comme un aimant semblent comme une définition du mot érotisme. Soumise à tous les outrages, elle souffre le martyre des héroïnes de mélo pour le plus grand plaisir du spectateur… tout en se réservant le dernier mot avec la pirouette finale que j’ai mentionnée dans le résumé du film. Je ne suis pas certain que Sara Montiel ait été une grande actrice, mais elle fut à l'écran une sacrée créature. Il faut aussi noter que Sara Montiel fit, parallèlement à sa carrière de comédienne, une carrière de chanteuse à succès : son talent incontestable dans ce domaine est très bien mis en valeur dans Esa Mujer où elle interprète ses cinq chansons de sa voix grave et chaude reconnaissable entre toutes. Sara Montiel (née en 1928) est aujourd’hui une sorte de divinité espagnole qui continue à faire le bonheur des talk-shows TV et de la presse à sensation : il faut dire que la dame n’a pas la langue dans sa poche et appelle encore, à plus de 80 ans, un chat un chat. Agée de 40 ans à l’époque d’Esa Mujer, elle y était à l’apogée de sa beauté et faisait tourner à plein régime l’usine à fantasme. Ne dit-on pas que le Caudillo, Franco lui-même, ne pouvait pas résister à un film de la señorita Montiel ?
Soledad : l'affiche italienne du film
Esa Mujer a été pour moi une véritable révélation : ma connaissance du cinéma espagnol des années de la toute pré-movida est très limitée et les films en sont assez difficilement accessibles. Celui-là, en tous cas, semble constituer une sorte de sommet dans les kitscheries de l’époque. Ou du camp plutôt que du kitsch. Le camp, cette arme redoutable, y était d’ailleurs transmuté en quelque chose d’inestimable : une outrance de tous les instants qui fissura les murailles de la censure alors omniprésente. Semblant inoffensif à force de surenchère et d’hypertrophie, Esa Mujer, vu rétrospectivement, pourrait pourtant bien avoir montré la voie au cinéma qui allait déferler sur les écrans de l’après-Franco : celui de la movida et de son porte-drapeau, Pedro Almodovar. Dans La Mauvaise Education (2004), Almodovar, inconditionnel d’Esa Mujer (il a dit plusieurs fois que le film était l’un de ceux dont la découverte l'avait conforté dans son désir de faire du cinéma), lui rend d’ailleurs un vibrant hommage avec la scène où les deux jeunes garçons vont voir le film dans un cinéma de province et se branlent en choeur sur le visage en gros plan de Sara Montiel, dans sa scène de retour au couvent. Amour des actrices, des couleurs, des décors, des costumes et des scénarios plus qu’excentriques : la filiation Esa Mujer-Almodovar est, le film une fois vu, d’une confondante évidence.
Esa Mujer est un chef-d’œuvre dans son genre, un des plus purs joyaux du mélodrame (et comme les vrais mélodrames, il est totalement dénué d'humour et ne tombe pas dans le piège du pastiche), un film qui reste pourtant encore aujourd’hui trop injustement ignoré en dehors de l'Espagne et de l'Amérique latine où il connut un triomphe lors de sa sortie en 1969 et où il demeure plus que jamais un film-culte. Espérons que quelque éditeur de DVD audacieux prendra un jour le taureau par les cornes afin de le faire découvrir à un plus large public à l'international, notamment en France. En ce qui me concerne, il est entré d’un claquement de castagnettes dans la liste de mes films fétiches même si mon émotion n'a pas été aussi intense que celle des deux jeunes héros d'Almodovar.
Pour la petite histoire, j’ai découvert Esa Mujer dans des conditions peu évidentes puisque, ne parlant pas espagnol, je l’ai vu en V.O. non sous-titrée grâce au coffret DVD espagnol "Sara Montiel, Coleccion Eternas 2" (qui bénéficie d'excellentes copies) en picorant des mots ici et là. Après quelques moments un peu confus au début, les scènes de procès n'étant jamais les plus faciles à comprendre pour qui ne parle pas la langue, j’ai été tellement vite transporté par les images, les chansons et les tournants de l’histoire que j’y ai retrouvé, à ma grande surprise, le mode de lecture du cinéma muet. Après tout, les déboires de Sœur Soledad ne sont pas bien éloignés de ceux des héroïnes des années 1920 et le mélo est universel. Vous pensez bien que je vais vite regarder les autres films du coffret, dont certains, à première vue, semblent valoir leur pesant d'oro. Olé !
Content que le film t'ait plu,Tom.
RépondreSupprimerHélas, les autres films du coffret de Sara sont inférieurs même si Samba offre quelques bossa et samba hyper connues et que La mujer perdida a un coté mélo too much assez jouissif dans une veine un peu comparable à Esa mujer. Noches Casablanca, bien que signé Henri Decoin, est très décevant et Tuset street complètement raté. Mais comme perso, j'adore la façon de chanter de Sarita et que chaque films propose une bonne livraison de chansons, on en a toujours pour son argent.
Un des meilleurs films de Sara, Carmen de Grenade figure sur le coffret volume 1.
J'ai jeté un coup d'oeil rapide aux 5 autres films du coffret et rejoins à priori ton avis. Et j'ai bien l'impression que les numéros musicaux justifient à eux-seuls de voir les films : kitsch à tous les étages et ces couleurs ! Le jeu de Miss Montiel me laisse songeur : on dirait qu'elle s'isole dans son propre espace et traverse les films comme une somnambule. Très étonnant. Ca doit être ça, une star.
RépondreSupprimerJe note pour le coffret 1. Gracias.
Amoureux, semble-t-il ?... Je ne connaissais absolument pas ESA MUJER, n'ayant d'ailleurs vu la Montiel que dans ses films américains. Dire que tu me mets l'eau à la bouche est un bel euphémisme (la référence au MASQUE DE LA MORT ROUGE, l'un de mes Corman préférés, ne faisant qu'enfoncer le clou...)
RépondreSupprimerSarita Montiel, dans ses films US, est le faire-valoir. En Espagne, ce sont les films eux-mêmes qui sont les faire-valoir de la diva. Et c'est toute la différence. Tu ne pourras qu'aimer Esa Mujer, BBJane.
RépondreSupprimerEt oui, je suis amoureux : j'ai même cherché à avoir un autographe de Sarita. Et découvert que la Miss en fait son business avec des prix proportionnels au nombre de mots écrits ! Elle pourra repasser, l'amour a ses limites...
Sa Violetera rode toujours dans ma mémoire.
RépondreSupprimerAmoureux ?
Certainement.
Bon juste pour le plaisir d'ergoter : j'ai vu le film hier et il est entré directement dans mon panthéon personnel. Merci d'ailleurs à Music Man de me l'avoir prêté.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup de choses à dire mais je voulais d'abord, si tu permets, préciser encore davantage le résumé allechant que tu en as fait (et je parle un peu espagnol ce qui m'a aidé) :
En fait Sara n'est pas la seule à tomber enceinte, une autre soeur l'est en même temps qu'elle (celle avec laquelle elle va rendre visite à la mère supérieure).
Voilà ce qu'on apprend à la toute fin du procès :
Par un mauvais tour de passe-passe elles acouchent en même temps et ... comme toujours dans ce cas là on intervertit les bébés.
Sara fuit, pensant son enfant mort, l'abbesse ne sait que faire. Finalement elle confie l'enfant à sa propre soeur qui l'adopte ... mais meurt dans la foulée. La petite fille repart donc au couvent où elle est elevée par les religieuses comme la nièce de la mère supérieure. Et devenue adulte elle se marie .... de temps en temps elle visite sa tante au couvent, son époux restant à la porte ... en recoupant avec le résumé de Tom vous comprenez l'affreuse vérité.
Sara/Soledad était devenue la maîtresse du mari de sa propre fille !!!! C'est que lui révèle l'abbesse venue la visiter et c'est ce qui motive la rupture.
Qu'est-ce qui la pousse, après un superbe mutisme, à raconter toute la vérité ? La femme de chambre pensait qu'au cours de la rupture son amant s'était suicidé. Elle refuse qu'on le calomnie (n'oublions pas qu'elle a des principes) doit s'expliquer et est poussée dans ses retranchements.
Bref merci pour ces commentaires qui disent exactement tout le bien que j'ai pensé du film.
PS : du coup le fait que tu aies senti, grâce au réalisateur, l'allusion évidente à Mildred Pierce sans avoir perçu nécessairement qu'il s'agissait justement d'une mère et d'une fille que tu avais devant les yeux prend une saveur particulière, je trouve.
RépondreSupprimerFrancesco,
RépondreSupprimerLa tête me tourne... Autant de révélations me laissent pantois. Je me doutais bien qu'il s'était passé des choses pas très catholiques dans ce couvent de Galice mais tes lumières sur les détails du film dépassent mes attentes. Je n'avais pas perçu toutes ces nuances dans les péripéties mélodramatiques qui s'abattent sur la Montiel dans "Esa Mujer". Maintenant, j'y vois plus clair et le film n'en sort qu'encore grandi dans mon estime.
Quant à la scène finale, c'est donc une mère et une fille qui se retrouvent et non pas deux lesbiennes qui se trouvent ! J'aime quand même à m'imaginer que je n'avais pas tort...
Merci pour ton commentaire qui complète parfaitement mon billet sur ce chef-d'oeuvre!
Le film Esa mujer a-t-il eu des ennuis avec la censure ?
RépondreSupprimerDes ennuis avec la censure ? Je ne sais pas mais je ne pense pas : les films avec Montiel étaient du cinéma populaire qui se prêtaient peu à la controverse.
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