14 juillet 2009
Rahan Redux
L’autre jour dans une librairie, je suis tombé par hasard sur un beau volume des rééditions des aventures de Rahan, mon héros de BD préféré quand j’étais gamin. C’était même mon seul héros de BD parce qu’à part Astérix et Tintin de temps en temps, parce qu'il le fallait bien, je n’ai jamais accroché avec la bande dessinée, ni hier, ni aujourd’hui.
Je me suis dit : « Tiens, Rahan ! » et j’ai acheté par pulsion ce volume 1 de la nouvelle Intégrale Rahan (celle en en noir et blanc) rééditée par les éditions Soleil. Par pure nostalgie. En dos de couverture, j’ai vu qu’on célébrait cette année les 40 ans de Rahan, né de Roger Lécureux (1925-1999) et André Chéret (n. 1937) en 1969 dans le premier numéro de Pif Gadget. Je n’en avais aucune idée : ça devait faire bien plus de trente ans que je n’avais pas ouvert un Rahan et le personnage s’était estompé dans le lointain.
C’est vrai, j’avais pourtant pieusement conservé chez moi l’ensemble des albums Rahan rouges originaux (du genre du n° 5, ci-dessus) que je dévorais autrefois. Mais je n’avais jamais eu la tentation de les relire : ils faisaient partie de mon enfance, du domaine des souvenirs. C’est donc sans attente particulière que j’ai commencé à lire il y a quelques jours le premier épisode du volume 1 de l’Intégrale Rahan : « Le Secret du Soleil ». Et là, il s’est passé quelque chose de bizarre.
D’abord, j’ai redécouvert les premières cases comme au premier jour, sans aucun effet « madeleine de Proust » et je me suis pris à me passionner à nouveau pour cette aventure du Fils des Ages Farouches, pas tant pour les péripéties de l’histoire (encore que, ça fonctionne toujours sacrément bien malgré la naïveté !) mais pour la beauté des dessins et la créativité dynamique des compositions – les dessins de l’Intégrale Rahan en noir et blanc sont splendides dans leur détails - et pour les questions que je ne m’étais jamais posées jadis, comme par exemple : si Rahan rencontre une tribu de Noirs, c’est qu’il ne devait pas être très loin de l’Afrique. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais pensé à la localisation géographique des territoires qu’il traversait au cours de ses pérégrinations : il devait vivre en Europe, point. J’ai aussi remarqué de façon plus précise l'orientation subtilement communiste des histoires racontées, qui m'intriguait bien de temps en temps jadis. Et puis, au moment de la scène de sa découverte du boomerang, les souvenirs ont commencé à ressurgir. Je me la rappelais bien, cette scène-là ! En quelques instants, au fil des pages, je me suis mentalement retrouvé chez mes grands-parents en Bretagne pendant les vacances, en train de lire avec passion les épisodes des Rahan Trimestriel. Et les sensations sont revenues alors que je redécouvrais case par case des dessins et des histoires familières que je pensais avoir oubliées depuis belle lurette. La Manta ! La caverne engloutie ! Le crâne de mammouth ! Le petit d’homme ! Les iguanes carnivores ! Non seulement je retrouvais les aventures de Rahan mais comme avec un puzzle qui révèle son image morceau par morceau, je voyais à l’avance ce qui allait lui arriver quelques cases plus tard. Et je ne me trompais pas : Rahan allait s’échapper de la caverne inondée en grimpant sur des épieux plantés dans une faille ; il allait mettre à terre et briser le crâne du Dieu Mammouth ; il allait être jeté d'une falaise vers un sol jonché de squelettes ; il allait se battre avec l’énorme pieuvre qui allait surgir d’un tunnel noyé… J'expérimentais un effet de déjà-vu des plus excitant.
Les images ont défilé comme un film et je me suis rendu compte avec surprise que je me souvenais des aventures de Rahan comme d’histoires en mouvement, en couleur et sonores. Mon souvenir d’adulte de mes lectures d’enfant de Rahan était donc totalement cinématographique (mais il en est peut-être de même pour tous les lecteurs de BD, je ne sais pas). Je me suis aussi souvenu que c’est vers ces mêmes années que j’ai du voir King Kong pour la première fois à la télévision. L’impression fut immense et le film a décidé, c’est tout au moins ce que j’aime à penser, de mon amour du cinéma. King Kong et Rahan partagent d’ailleurs des terrains communs et je me suis pris à me demander si je n’avais pas fait plus tard des études d’archéologie paléolithique en réponse inconsciente à ma fascination pour les aventures de Rahan et la tragédie du Roi Kong. Qui sait ? C’est bien possible.
Bref, le plaisir de la redécouverte de Rahan a été formidable, me procurant de grands moments de bonheur qui se sont prolongés au fil des épisodes que je lisais doucement, avec des pauses, comme on déguste un bon verre de vin. Ça n’a pas été des moments régressifs mais plutôt des petits retours nostalgiques à l’insouciance et aux petits drames de l’enfance. Je me suis revu un été dans le Finistère Nord, courant en panique avec ma grand-mère de buralistes en marchands de journaux pour essayer de trouver un numéro de Rahan Trimestriel qui était en rupture de stock : on avait finalement déniché le dernier chez Guiguite (comment puis-je encore me souvenir de son nom, à celle-là ? Elle aurait sans doute plus de 110 ans aujourd’hui…), la vieille marchande de journaux à moustaches du bourg. Je ressens encore la joie inouïe de tenir le magazine tant convoité dans mes mains et de pouvoir goûter aux dernières aventures de Ceux-qui-marchent-debout.
Et puis il y a eu la redécouverte de cette case de l’épisode « Le Dieu Mammouth » (l’épisode 6 de l’Integrale vol.1). Une case toute simple mais qui m’a fait un effet auroch. Rahan, les cheveux trempés et dessiné en buste, y pose ses mains sur ses hanches en regardant sa ceinture (une tribu lui a volé son coutelas d’ivoire). En revoyant ce dessin, j’ai retrouvé en un instant le sentiment que j’avais ressenti quand je l’avais vu pour la toute première fois, il y a si longtemps. Un sentiment de désir puissamment érotique, je m’en souviens encore, qui m’avait totalement déstabilisé. Le torse nu de Rahan, ses pectoraux finement musclés, son nombril, ses longs cheveux blonds mouillés, ses mains sur ses hanches… m’avaient complètement chamboulé. J’avais un peu honte de mon attirance pour ce corps d’homme qui me semblait si beau, mais pendant les jours qui avaient suivi la découverte de cette image incroyable, j’avais rouvert le magazine je ne sais combien de fois pour pouvoir la contempler encore et encore. Je n’avais jamais rien vu de si troublant. J’avais huit ans (j’ai vérifié en ressortant le magazine d’origine, le « Rahan Trimestriel n° 1 » : il date de 1972). Aujourd’hui, trente-sept ans plus tard, j’ai compris pourquoi le petit garçon que j’étais, qui n’aimait pourtant pas les bandes dessinées, cassait les pieds à ses parents et grands-parents pour qu’ils lui achètent dès sa sortie un magazine de bande dessinée qui racontait les histoires d’un jeune homme solitaire qui vivait dans un monde étrange et plein de dangers. J’adorais les aventures de Rahan, fasciné à la fois par ses aventures et par son corps. La sortie d’un nouveau numéro du magazine était un moment que j'attendais avec une impatience indescriptible. Un rendez-vous aventurier et sensuel de l'ordre du fantasme qui me faisait battre le cœur d'une façon que je ne pouvais tout-à-fait identifier.
En relisant Rahan, j’ai d’ailleurs découvert avec curiosité et amusement à quel point André Chéret, son dessinateur, offrait en abondance le corps viril de son héros à ses admirateurs (et admiratrices sans doute, bien que je ne me souvienne pas avoir jamais rencontré de fan féminine de Rahan) : toujours vêtu de son court pagne de peau, Rahan, qui est pratiquement capturé et mis en péril dans chaque épisode, est montré sous toutes ses coutures dans les positions les plus révélatrices. Écartelé au sol, pendu par les poignets, plongeant dans une rivière, dormant sur la fourche d'un arbre... Le dessin extraordinairement dynamique de Chéret, qui fait grand usage de la contre-plongée, du raccourci forcé et des angles bizarres, explore le corps dénudé de Rahan comme peu d’autres héros de BD en ont eu l’honneur (à part le Tarzan de Burne Hogarth, évidemment, mais je ne suis pas certain que le dessin de son Tarzan soit aussi érotisé que celui de Rahan). Revenu aux aventures de Rahan aujourd’hui, j’y retrouve - avec le sourire, vous pensez, un héros préhistorique peut-être homo et sans doute coco ! - un peu du trouble et de la légère confusion que je ressentais à leur lecture il y a près de quarante ans, au temps de l’innocence.
J’ai laissé tomber Rahan à l’adolescence : bien m’en a pris car j’ai entendu dire que ses créateurs, Lécureux et Chéret, l’avaient plus tard marié à une Rahane (trahison !), qu'il avait eu une tripatouillée de gosses et que son dessin avait évolué, le physique du Fils de Crao s’étant mis à ressembler de plus en plus, avec sa tignasse, ses pommettes hautes, ses lèvres épaisses et ses yeux en amande, à celui de Jocelyn Wildenstein.
Il me semble qu’il y a quelques années, un projet de réaliser un film d’après les aventures de Rahan était sur la bonne voie. En googlant, j’ai vu que c’était Christophe Gans (yak !) qui devait s’y coller et qu’un certain Mark Dacascos devait incarner mon héros de BD préféré. En voyant les photos du type, il n’aurait peut-être pas été si mal. Mais il aurait fallu qu’il porte une perruque blonde et là, on pouvait craindre le pire… Enfin, le projet semble avoir fait long feu et c’est sans doute pour le meilleur…
J’ai maintenant lu les Volumes 1, 2 et 3 de l’Intégrale Rahan en noir et blanc des éditions Soleil, avec toujours autant de plaisir et de volées de souvenirs, et j’attends de pied ferme les deux derniers volumes de cette anthologie des 40 ans. Rahaaaaaa !
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Passionnante introspection, TP. Bravo !
RépondreSupprimerY'a pas de quoi ! Tout le plaisir est pour moi.
RépondreSupprimerIl y a de quoi au contraire! Mais s’agit-il vraiment d’une introspection ? Je dirais plus volontiers une recomposition étroitement déterminée par un élément déclencheur, en l’occurrence le Rahan trimestriel, dont le décisif n° 1 de l’année 1972.Un souvenir d’enfance dont les enjeux débordent de l’enfance, ce n’est sans doute plus tout à fait de l’enfance! C’est la poursuite d’un souvenir (mélange informel d’impressions et de sensations) qui n’a sans doute jamais quitté la mémoire de notre ami mais qui avait besoin des images pour le fixer. Soumise au caractère nécessairement subjectif de la démarche, cette recomposition très vivante (les personnages, les lieux, autrement dit le pittoresque au sens du XIXe) du souvenir pose bien-sur une question passionnante dont je n’ai d’ailleurs pas la clé : le rôle dévolu à ces images de Rahan. Dans quelle mesure ont-elles constituées un révélateur puis un stimulateur des orientations homosexuelles de cet enfant ? Mais aussi, dans quelles mesures répondaient-elles à celles-ci ? Nuance des termes, moins anodine qu’il n’y parait.
RépondreSupprimerJe relis souvent ce texte, qui dessine comme une île à part dans ce blog (je ne dis pas qu’il agit en contradiction) et toujours je suis un peu ému.
Emu par ce témoignage simple et vrai de celui que je connais si bien, mais aussi par cet enfant que, décidément, je ne connaitrai jamais.
Moi non plus, je n'ai pas de réponse aux questions justes que tu soulèves, François. merci pour ton commentaire qui me touche. J
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