19 août 2012
Margaret (Kenneth Lonergan, 2011)
Ca faisait longtemps (à y réfléchir, depuis Melancholia) que je n’avais pas été happé par un film à ce point, alors j’ouvre un post sur Margaret, dont la production est une histoire en elle-même.
Pour faire bref, Kenneth Lonergan a tourné son film en 2005 mais des désaccords entre lui et ses producteurs et son incapacité à monter son film dans les limites de 150 minutes inscrites dans le contrat de départ ont provoqué des retards incessants, des procédures judiciaires (qui sont toujours en cours), une aide bénévole de Martin Scorsese et Thelma Shoonmaker (pour une assistance au montage, qui n’a rien donné au final) et une sortie en catimini six ans après le tournage d’une version 150 minutes dans quelques salles US en octobre 2011. Que presque personne n’a vu d’ailleurs. Margaret est donc un peu aux années 2000 ce qu’Heaven’s Gate a été aux années 1980 : une production passionnelle et un désastre financier. Jusqu’à la sortie confidentielle en combi Blu ray – DVD aux Etats-Unis (vendu par Amazon uniquement) il y a quelques semaines : sur le Blu ray, la version salles de 150 minutes et sur le DVD, la version Extended Cut de 186 minutes (c’est celle que j’ai vue).
Le film doit sortir en salles françaises le 29 août 2012 dans sa version 150 minutes. (EDIT : une news du Monde annonce que le film sort dans une seule salle à Paris et en V.F. Honteux ! Il ne faut pas voir ce film en Version Française, c'est certain.)
Margaret est un film fleuve d’une ambition démesurée et qu’on pourrait inscrire dans le genre du drame, du drame psychologique ou du mélodrame. Il est un peut tout ça et bien plus encore. C’est l’histoire de Lisa, une lycéenne new-yorkaise de 17 ans (interprétée par Anna Paquin) assez solitaire, intelligente, manipulatrice et qui a un avis sur tout qui voit sa vie bouleversée le jour où elle est directement impliquée dans un accident de bus mortel à Manhattan. Sans révéler les méandres du scénario (comme dans tout mélodrame, il faut se laisser porter sur les rapides), on peut dire que le choc traumatique de l’accident – dont elle n’est pas victime, mais témoin – révèle des aspects de sa personnalité et lui fait accomplir des actes qui ricochent sur son entourage proche (sa mère, ses camarades de classe, ses professeurs) et lointain (les personnes impliquées par l’accident).
Ca c’est pour l’histoire mais la façon dont le film la traite va bien au-delà puisque Lonergan conçoit l’ensemble comme une plongée dans la vie émotive de Lisa – et de son imaginaire d’adolescente – qui lui fait vivre le trauma qu’elle traverse comme s’il s’agissait d’un livret fictionnel, de théâtre ou plutôt d’opéra dont elle serait l’héroïne. La musique a d’ailleurs une part essentielle dans le film, que ce soit dans la BO (formidable) de Nico Mulhy ou les nombreux extraits de musique classique (notamment Les Quatres Derniers Lieder de Strauss) jusqu’au final au Metropolitan Opera où Renée Fleming chante Les Contes d’Hoffmann. Cette imbrication entre le fantasme et la réalité est évoquée par le titre du film qui n’est pas celui de son personnage principal, Lisa, mais Margaret (la clé de ce décalage des noms nous est donnée à un moment).
Le montage du film (qui a tellement causé de problèmes à la production) alterne les scènes très réalistes (l’accident de bus du début est l’une des scènes émotionnellement les plus fortes que j’ai vues à l’écran depuis un bon bout de temps) notamment les confrontations entre Lisa et sa mère aux longs passages contemplatifs, notamment sur des vues au ralenti des rues surpeuplées de Manhattan sur lesquelles plane l’ombre du 11 Septembre. Chacun des plans à sa raison d’être – c’est pour cela que l’obligation de respecter une durée imposée à tant pesé au réalisateur – et ce panachage de différents styles dans un même film peut irriter certains. A noter aussi, le travail étonnant sur la bande son où régulièrement, les dialogues de personnages complètement extérieurs à l’histoire (des figurants) prennent le dessus, dans une même scène, sur les dialogues des personnages principaux. Si on prend le film dans son ensemble comme un exercice - c’est bien plus que ça, évidemment – de type littéraire ou musical, on se dit qu’on a là un chef-d’œuvre ou tout au moins un film important au sens classique.
Anna Paquin est époustouflante dans un rôle difficile – qui lui aurait valu sans doute une nomination aux Oscars si le film était sorti normalement – qui lui impose d’être à l’image pendant presque toutes les scènes du film. Un des intérêts du film est aussi dans le fait que son héroïne, Lisa, soit un personnage absolument « non aimable » et pour lequel le spectateur ne peut ressentir que très peu d’empathie (ce qui bouscule en profondeur les codes du mélodrame). Et pourtant, on est emporté par son histoire parce que l’écriture fait exister les personnages de façon admirable.
Parmi les autres acteurs, j’ai aussi été époustouflé par la performance de J. Smith-Cameron, que je ne connaissais pas, (c’est la femme du réalisateur) dans le rôle de la mère de Lisa. Il y a aussi Matt Damon et Matthew Broderick (deux profs de Lisa), Mark Ruffalo, Jean Reno et pas mal d’autres têtes connues qui font une apparition ici et là.
Margaret fait donc partie, en plus des genres que je mentionne au début, de celui de ce que les anglo-saxons appellent le « coming of age movie » (le film de passage entre le monde de l’adolescence et de l’âge adulte). Dans ce genre-là, il est tout en haut du panier, sa complexité structurelle et métaphorique appellent à la discussion à peine la vision terminée, ce qui est toujours bon signe. Lisa est un des personnages les plus intéressants – à défaut d’être l’un des plus aimables - qu’on ait pu voir sur un écran depuis longtemps. Pour moi, le film est un chef-d’œuvre et Kenneth Lonergan confirme qu’après son excellent You can count on me / Tu peux compter sur moi (2000), il est en effet un réalisateur qui compte.
Je vais bientôt regarder la version 150 minutes (sur le Blu ray) qui paraît-il, peut sembler comme un tout autre film. Mais j’attends pour cela que la force émotionnelle et intellectuelle de ma découverte récente du film se soit un peu estompée.
Vous avez compris que je vous incite vivement à aller voir Margaret quand il sort en salles (mais pas en VF et de toutes façons une sortie décente du film en France semble maintenant compromise) ou plus tard par tout autre moyen. Vous l’aimerez ou vous ne l’aimerez pas (et chaque point de vue se défend) mais il ne vous laissera pas indifférent. Parce que c'est un film différent. En ce qui me concerne, c’est un des grands films contemporains.
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C'est agaçant de devoir se "contenter" de la version de 150 minutes, mais merci d'avoir attiré mon attention sur cette sortie cinéma que je n'espérais plus (et le combo Blue Ray/DVD était passé à un prix démentiel l'autre jour sur amazon).
RépondreSupprimerA propos des prix et des oscars (puisque c'est mon dada) je me rappelle très bien que pendant des années (littéralement) les pronostiqueurs ont beaucoup parlé du film avant d'abandonner l'idée, à cause de la post-production chaotique. Ca n'a pas empêché certains critiques de saluer le film et de le primer (Boston, Chicago, Londre et le prestigieux NSFCA qui est revenu à Jeannie Berlin qui joue "Emily".)
Francesco, le combo BR/DVD US va bientôt être dispo sur d'autres sites qu'Amazon apparemment. Les avis sont très partagés sur la meilleure version du film : 150' pour certains (plus de pistes ouvertes et plus de musique), 186' pour d'autres (plus de structure narrative).
RépondreSupprimerJ'ai en effet oublié de mentionner Jeannie Berlin (une actrice que je ne connaissais pas) dans le rôle-clé d'Emily : elle est extraordinaire avec une diction très spéciale qui lui donne une identité à l'écran incroyable.
Je suis certain que le film va te plaire, notamment si tu le prends comme une réflexion (passionnante) sur ce qu'est l'Opéra.
J'ai vu également la version longue. Tu en parles bien. Un film sur la culpabilité, l'adolescence, la solitude, l'absolu,l'Amérique aussi et son système judiciaire. Beaucoup de finesse pour des sujets habilement entremêlés. Très belle utilisation de la bande son effectivement et quelques plans de NYC superbes. Grand film et une Anna Paquin qui joue à la perfection le venin.
RépondreSupprimer@Monfilm : oui, il y a tout ça dans Margaret mais ce sont les thèmes directs. Les métaphores théâtrales et opératiques que véhiculent le film (ses thèmes indirects) me paraissent être ce qui le fait passer du niveau de très bon film à celui de chef-d'oeuvre. Kenneth Lonergan est avant tout un metteur en scène de théâtre et si on considère le film comme une réflexion sur ce qui fait la spécificité de l'opéra (hormis la musique, l'exploitation d'émotions et d'actions extrêmes par le personnage principal), la richesse thématique de Margaret est exceptionnelle.
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