Vous vous souvenez peut-être de ce fait divers allemand de 2001 : deux hommes se rencontrèrent par une petite annonce sur Internet. L’un voulait goûter de la chair humaine et l’autre lui avait proposé ses services. Le cannibale coule aujourd’hui ses jours en prison, quant à l’autre… Cette histoire vraie, connue sous le nom d’Affaire du cannibale de Rothenburg, a donné naissance en 2005 à un film qui fait sans doute faire partie de la liste des films les plus éprouvants de l’histoire du cinéma : Cannibal, dont le titre a le mérite d’annoncer la couleur.
Le générique de Cannibal se déroule sur les images d’illustrations anciennes de contes pour enfants avec une voix de femme qui en lit quelques extraits (des contes du genre « ogre » plus que « princesse », cela va sans dire). Le cannibale aurait-il été traumatisé dans son enfance par les vieux contes germaniques ? Ce début en psychanalyse de comptoir peut laisser dubitatif. Puis le film commence, scindé en trois parties qui font intervenir uniquement les deux acteurs interprétant le cannibale et sa victime consentante : la rencontre des deux hommes ; leurs jeux sexuels et la mort de l’un ; les préparations culinaires et les repas de l’autre.
Pour son premier film, le réalisateur allemand Marian Dora (qui l'a par ailleurs aussi écrit, photographié et monté) a choisi une identité visuelle qui passe du réalisme à l’expressionnisme, une fois l’effet littéraire de la séquence du générique passé. Des bâtiments et des espaces verts du bourg dans lequel se déroule l’action, filmés comme dans un documentaire sociologique, aux premières scènes dans la maison du cannibale, tout est baigné d’une lumière blafarde qui rappelle les grands moments de la série Derrick et semble exprimer la froide normalité de ce coin d’Allemagne provinciale. Les bougies font toutefois leur apparition lorsque les jeux pervers des deux hommes commencent : la lumière se fait alors plus chaude et le clair-obscur s’empare de l’écran, laissant d’impressionnantes zones de pénombre dans lesquelles on distingue des choses effroyables. Le travail sur le son est très soigné, passant du naturalisme des débuts aux effets de distorsion et d’assourdissement de la seconde moitié. Le dialogue est réduit au minimum, les deux hommes ne s’étant évidemment pas rencontrés pour faire la conversation. Mi-exploitation, mi-cinéma expérimental, ce Cannibal fait parfois penser au Sombre de Philippe Grandieux, un autre film profondément dérangeant.
Les deux acteurs (Victor Brandl qui interprète Bernd Brandes, la victime dit « la Chair » et Carsten Frank, qui interprète Armin Meiwes, le cannibale dit « l’Homme »), aux physiques plus que communs, jouent la carte du réalisme et vont très loin dans la représentation des actes sexuels et de l’extrême-violence, retrouvant en cela un peu de l’esprit des Actionnistes viennois de la fin des années 60, ces artistes du Happening menés par Otto Muehl et qui provoquèrent en leur temps des scandales mémorables. Dans Cannibal, film de fiction où tout est évidemment simulé, le placement de la caméra, l’éclairage et la qualité des « effets spéciaux » arrivent souvent à faire douter le spectateur, ce qui renforce le malaise.
Le scénario est très malin, offrant à l’horreur un moment de répit au moment où on ne l’attend pas (après le sectionnement du pénis de la victime, le cannibale semble se rendre compte de la folie de la situation et arrête son travail alors que l’autre lui demande de continuer) pour mieux reprendre quelques minutes plus tard, dans une escalade de scènes gores indescriptibles où rien n’est épargné au spectacteur. Pour donner une idée du réalisme des scènes qui suivent la mort de « la Chair », il suffit de dire que le réalisateur a fait subir à une cadavre de porc, utilisé pour les besoins de la chose, tout ce qu’un boucher amateur pourrait lui faire subir dans l’éventration, le dépeçage et l’équarrissage. Et que les scènes de repas dans la toute dernière partie du film commencent là où celles de Massacre à la Tronçonneuse finissent. Le tout montré sans hystérie ni effets clinquants mais avec une placidité et une méticulosité qui font froid dans le dos. Il faut bien les chercher, mais il y a aussi quelques traces d’un humour très cynique dans Cannibal, comme ces scènes qui ouvrent et ferment le film, quand le cannibale croise dans un parc public près de chez lui une classe d’écoliers en promenade-nature ou encore la longue scène de fabrication du boudin noir…
Si l’histoire est racontée du point de vue privilégié du cannibale, on se rend vite compte que celui-ci n’en est pas le personnage principal mais qu’il est dominé par sa future victime, qui lui donne l’un après l’autre les ordres des actions à effectuer (jusqu’à un certain moment, où il ne peut plus, pour une raison toute simple – il est mort - lui en donner aucun). Le premier procès qui a suivi les événements racontés par le film a d’ailleurs focalisé une partie de ses débats sur le fait que la victime était consentante, composante essentielle de l’originalité totale de ce fait divers. Débats appuyés par les vidéos que les deux hommes avaient faites de leurs activités dérangées. On imagine l'ambiance des audiences… Le film de Marian Dora, si on veut le voir au-delà de l’horreur, est aussi une réflexion intéressante sur les rôles dominant-dominé dans une relation sado-masochiste absolument exemplaire. C’est aussi en vrac un film d’horreur, une métaphore sur le désir sexuel (en l’occurrence ici, homosexuel, même si les deux hommes ne sont pas fomellement identifiés comme tels), une étude de psychopathologie, une expérience cinématographique.
Le cinéma allemand (et plus généralement l’art allemand moderne et contemporain) n’est pas avare en provocations destinées à interpeller le bourgeois. Cannibal en est un exemple extrême parmi d’autres. La diffusion très restreinte du film, qui est d’ailleurs interdit en Allemagne depuis sa sortie (et encore à ce jour), le réserve au circuit des festivals de cinéma d’horreur ou alternatif, où il semble provoquer des réactions très contrastées d’admiration ou de répulsion (cf. IMDb). Cannibal pose des questions importantes, pas tant sur la création cinématographique (un film comme celui-ci étant une imitation du réel, on reste dans le domaine de la création artistique et de la liberté d’expression) que sur les motivations profondes qui poussent le spectateur à vouloir voir un tel film en salle ou en DVD. Pour ma part, c’est sans doute la curiosité qui l’emporté. Sans doute. Cannibal est un film extrême que je ne suis pas mécontent d’avoir vu, un film qui fait passer Salo de Pasolini pour de la guimauve (comme l’a par ailleurs fait remarquer un critique). C'est un film difficile et barbare auquel on a le droit de préférer La Mélodie du Bonheur, ses nurses, ses nonnes et ses nazis.
DVD Z1 chez Unearthed Films. Format 1:85. Image granuleuse d’origine. Très bons son et image.
Le générique de Cannibal se déroule sur les images d’illustrations anciennes de contes pour enfants avec une voix de femme qui en lit quelques extraits (des contes du genre « ogre » plus que « princesse », cela va sans dire). Le cannibale aurait-il été traumatisé dans son enfance par les vieux contes germaniques ? Ce début en psychanalyse de comptoir peut laisser dubitatif. Puis le film commence, scindé en trois parties qui font intervenir uniquement les deux acteurs interprétant le cannibale et sa victime consentante : la rencontre des deux hommes ; leurs jeux sexuels et la mort de l’un ; les préparations culinaires et les repas de l’autre.
Pour son premier film, le réalisateur allemand Marian Dora (qui l'a par ailleurs aussi écrit, photographié et monté) a choisi une identité visuelle qui passe du réalisme à l’expressionnisme, une fois l’effet littéraire de la séquence du générique passé. Des bâtiments et des espaces verts du bourg dans lequel se déroule l’action, filmés comme dans un documentaire sociologique, aux premières scènes dans la maison du cannibale, tout est baigné d’une lumière blafarde qui rappelle les grands moments de la série Derrick et semble exprimer la froide normalité de ce coin d’Allemagne provinciale. Les bougies font toutefois leur apparition lorsque les jeux pervers des deux hommes commencent : la lumière se fait alors plus chaude et le clair-obscur s’empare de l’écran, laissant d’impressionnantes zones de pénombre dans lesquelles on distingue des choses effroyables. Le travail sur le son est très soigné, passant du naturalisme des débuts aux effets de distorsion et d’assourdissement de la seconde moitié. Le dialogue est réduit au minimum, les deux hommes ne s’étant évidemment pas rencontrés pour faire la conversation. Mi-exploitation, mi-cinéma expérimental, ce Cannibal fait parfois penser au Sombre de Philippe Grandieux, un autre film profondément dérangeant.
Les deux acteurs (Victor Brandl qui interprète Bernd Brandes, la victime dit « la Chair » et Carsten Frank, qui interprète Armin Meiwes, le cannibale dit « l’Homme »), aux physiques plus que communs, jouent la carte du réalisme et vont très loin dans la représentation des actes sexuels et de l’extrême-violence, retrouvant en cela un peu de l’esprit des Actionnistes viennois de la fin des années 60, ces artistes du Happening menés par Otto Muehl et qui provoquèrent en leur temps des scandales mémorables. Dans Cannibal, film de fiction où tout est évidemment simulé, le placement de la caméra, l’éclairage et la qualité des « effets spéciaux » arrivent souvent à faire douter le spectateur, ce qui renforce le malaise.
Le scénario est très malin, offrant à l’horreur un moment de répit au moment où on ne l’attend pas (après le sectionnement du pénis de la victime, le cannibale semble se rendre compte de la folie de la situation et arrête son travail alors que l’autre lui demande de continuer) pour mieux reprendre quelques minutes plus tard, dans une escalade de scènes gores indescriptibles où rien n’est épargné au spectacteur. Pour donner une idée du réalisme des scènes qui suivent la mort de « la Chair », il suffit de dire que le réalisateur a fait subir à une cadavre de porc, utilisé pour les besoins de la chose, tout ce qu’un boucher amateur pourrait lui faire subir dans l’éventration, le dépeçage et l’équarrissage. Et que les scènes de repas dans la toute dernière partie du film commencent là où celles de Massacre à la Tronçonneuse finissent. Le tout montré sans hystérie ni effets clinquants mais avec une placidité et une méticulosité qui font froid dans le dos. Il faut bien les chercher, mais il y a aussi quelques traces d’un humour très cynique dans Cannibal, comme ces scènes qui ouvrent et ferment le film, quand le cannibale croise dans un parc public près de chez lui une classe d’écoliers en promenade-nature ou encore la longue scène de fabrication du boudin noir…
Si l’histoire est racontée du point de vue privilégié du cannibale, on se rend vite compte que celui-ci n’en est pas le personnage principal mais qu’il est dominé par sa future victime, qui lui donne l’un après l’autre les ordres des actions à effectuer (jusqu’à un certain moment, où il ne peut plus, pour une raison toute simple – il est mort - lui en donner aucun). Le premier procès qui a suivi les événements racontés par le film a d’ailleurs focalisé une partie de ses débats sur le fait que la victime était consentante, composante essentielle de l’originalité totale de ce fait divers. Débats appuyés par les vidéos que les deux hommes avaient faites de leurs activités dérangées. On imagine l'ambiance des audiences… Le film de Marian Dora, si on veut le voir au-delà de l’horreur, est aussi une réflexion intéressante sur les rôles dominant-dominé dans une relation sado-masochiste absolument exemplaire. C’est aussi en vrac un film d’horreur, une métaphore sur le désir sexuel (en l’occurrence ici, homosexuel, même si les deux hommes ne sont pas fomellement identifiés comme tels), une étude de psychopathologie, une expérience cinématographique.
Le cinéma allemand (et plus généralement l’art allemand moderne et contemporain) n’est pas avare en provocations destinées à interpeller le bourgeois. Cannibal en est un exemple extrême parmi d’autres. La diffusion très restreinte du film, qui est d’ailleurs interdit en Allemagne depuis sa sortie (et encore à ce jour), le réserve au circuit des festivals de cinéma d’horreur ou alternatif, où il semble provoquer des réactions très contrastées d’admiration ou de répulsion (cf. IMDb). Cannibal pose des questions importantes, pas tant sur la création cinématographique (un film comme celui-ci étant une imitation du réel, on reste dans le domaine de la création artistique et de la liberté d’expression) que sur les motivations profondes qui poussent le spectateur à vouloir voir un tel film en salle ou en DVD. Pour ma part, c’est sans doute la curiosité qui l’emporté. Sans doute. Cannibal est un film extrême que je ne suis pas mécontent d’avoir vu, un film qui fait passer Salo de Pasolini pour de la guimauve (comme l’a par ailleurs fait remarquer un critique). C'est un film difficile et barbare auquel on a le droit de préférer La Mélodie du Bonheur, ses nurses, ses nonnes et ses nazis.
DVD Z1 chez Unearthed Films. Format 1:85. Image granuleuse d’origine. Très bons son et image.
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