De-Lovely est un biopic sur la vie de Cole Porter, centré sur les relations complexes qu’il a eues avec sa femme, dont le rôle dans ce film est essentiel. Compositeur et parolier génial de Broadway et d'Hollywood, Cole Porter (1891-1964) a vécu son homosexualité (assumée) auprès de son épouse Linda pendant une trentaine d’années. Amour inconditionnel ? Arrangement social ? Rapport de dépendance ? Le film, qui montre les effets à long terme d’une situation aussi délicate, est d’abord l’histoire d’un amour improbable et douloureux qui ne sera pourtant brisé qu’avec la mort d’un des deux partenaires (elle en l'occurence).
Kevin Kline et Ashley Judd sont tout simplement excellents dans les deux rôles principaux (cf. la scène où elle pleure derrière la porte, où elle est bouleversante). Les numéros musicaux, très nombreux (certains longs, d'autres très courts), sont parfaitement intégrés dans l’histoire en illustration des événements et états d’esprit vécus par les personnages. La reconstitution des années 20 aux années 60 est splendide, nous faisant voyager avec les Porter de Paris à New York en passant par Venise, Hollywood (formidable scène avec Louis B. Mayer sur "Be a Clown") et les environs de Londres, au rythme des premières de "Anything Goes" et de "Kiss Me Kate". De tous les numéros musicaux du film, un est particulièrement réussi dans son intégration à la narration et dans sa mise en scène : "Well, Did You Evah ?", improvisé par Porter lors d'une cocktail-party à Paris pour séduire sa future femme et repris en choeur par tous les invités. Ce morceau fait simplement partie des meilleurs moments du genre Musical, toutes époques confondues. Un moment de bonheur, vraiment.
Les critiques que j’avais pu lire avant de voir De-Lovely lui reprochaient son rythme anémié, le gimmick raté des chanteurs contemporains (Robbie Williams, Alanis Morissette, Diana Krall, Elvis Costello…) faisant des apparitions opportunistes et malvenues sur les grands classiques de Porter et l’indigence de la mise en scène. Je ne suis pas du tout d’accord. Le film n’est pas un Musical dans le sens classique du terme, mais un drame qui veut évoquer à l’aide de la musique la personnalité de Cole Porter, qui créait des chansons souvent gaies et rythmées mais qui était un homme profondément mélancolique, tiraillé dans sa vie privée entre sa sexualité et son amour sincère pour sa femme : il n’y avait donc aucune raison d’en faire un film trépidant, ce qui aurait été un contresens complet. Quant aux Williams, Morissette, Krall, Costello (formidable sur "Let’s Misbehave") et même Lara Fabian (!) ils se retrouvent en effet à interpréter les grands tubes de Cole Porter... mais ils s’en sortent tous très bien et rendent un hommage émouvant à ses paroles et mélodies tout en y apportant chacun leur touche personnelle. Rien à voir avec MTV comme j’ai pu le lire ici ou là.
De-Lovely est un film plutôt sombre (le scénario a été écrit par Jay Cocks, celui de The Age of Innocence de Scorsese) mais il n’est pas sans humour, comme dans cette amusante scène clin-d'oeil où Cole et Linda Porter assistent consternés et amusés à la fois en avant-première à une projection de studio de Night and Day (le biopic révisionniste de Cole Porter par Michael Curtiz en 1946 avec Cary Grant), dont on voit d’ailleurs la dernière scène. Le film prend pas mal de libertés par rapport à la chronologie de l'oeuvre de Porter (la plupart des morceaux musicaux n'ont pas été créés au moment indiqué dans le film, mais cette licence est justifiée par le fait que chaque morceau est uniquement là pour illustrer un sentiment des personnages) et dans l'âge de Linda Porter (dans le film, elle est du même âge que son mari, alors qu'en réalité elle avait près de 15 ans de plus et était loin d'être aussi jolie qu'Ashley Judd). Mais tout cela n'est pas du tout gênant.
Trois ombres au tableau font pourtant passer le film à côté du chef-d'oeuvre qu'il aurait pu être :
- L’idée, bonne mais ratée dans sa réalisation, de faire du film un grand flash-back vu par Porter mourant (il se retrouve dans un théâtre en compagnie d’un vieil ami - l'archange Gabriel - qui lui montre les épisodes de sa vie). Assez régulièrement au cours du film, une scène musicale ou narrative est coupée par un retour dans le théâtre vide sur Porter et l’Archange qui la commentent : l’effet est à peu près celui des deux vieux au balcon du "Muppet Show", l’humour en moins. Ca casse le rythme, c'est lourd et ça laisse un goût amer de frustration par rapport à la musique.
- L’évocation de l’homosexualité de Porter est d’une délicatesse qui touche à la pruderie : une scène très chaste montrant quelques éphèbes au bord d’une piscine, une autre dans un cabaret homo de Hollywood (sur l'air de "Love for Sale") et un danseur des ballets russes dans un lit d’hôtel… sont les seuls indices de la vie alternative de Porter que le réalisateur ose montrer. On est quand même en 2004 et une scène sexuelle un peu plus explicite (juste une seule) aurait été indispensable compte tenu du thème principal du film. En revanche, l’un des plus beaux moments de De-Lovely est celui d’une répétition de la chanson "Night and Day" dans un théâtre : comme le chanteur n’arrive pas à trouver les bonnes notes et s'énerve, Cole Porter monte sur la scène pour lui donner l’exemple. Ils finissent par chanter (superbement) la chanson en duo dans une belle métaphore sur la séduction homosexuelle.
- La scène finale, longue et sépulcrale, qui conclue le film de façon lugubre. Le réalisateur Irwin Winkler aurait du prendre exemple sur le Moulin Rouge de John Huston, qui disait à peu près la même chose mais en utilisant une belle idée de mise en scène qui rendait bien mieux hommage à l’art inoubliable de l’artiste (ici Porter, là Toulouse-Lautrec). De-Lovely se termine sur une scène plombante et anémiée (là, les critiques ont raison) ignorant bêtement le bonheur musical qui est au cœur de l’œuvre du compositeur. Cole Porter lui-même aurait certainement apprécié une ultime touche de légèreté, qui manque cruellement aux derniers instants du film...
Mais, malgré ces quelques défauts, De-Lovely est un beau film, à la fois classique et moderne (et même post-moderne) qui donne envie de réécouter les nombreux chefs-d’oeuvre de Cole Porter, un compositeur hors-pair qui eut une vie étonnante et qui savait manier l’élégance et la subversion dans un cocktail qui, dans le genre, n’a toujours pas été surpassé. Le film, porté par des interprètes magnifiques (Ashley Judd est vraiment une révélation : ses éclats de rire sont irrésistibles), rend un hommage sensible et intelligent à lui ainsi qu'à sa femme en jonglant habilement entre trois genres toujours très périlleux : le musical, le mélodrame et la biographie. De-Lovely rejoint (presque) les grands modèles du genre biopic musical : The Glenn Miller Story, Yankee Doodle Dandy et quelques autres... Evidemment, on appréciera d'autant plus le film si on est déjà un peu familier avec l'histoire du Musical (Broadway & Hollywood) et de l'Entertainment des années 1920-1940.
Quant aux fans de Cole Porter, je ne vois pas comment ils peuvent ne pas aimer ce film... à moins de faire preuve de pas mal de mauvaise foi. Il faut redécouvrir, avec un peu d'indulgence pour ses lourdeurs de construction, ce De-Lovely qui ne méritait pas, et de loin, tant d'opprobe.
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