Les yeux ne mentent pas. Même s’il avait de beaux habits et les cheveux bien coiffés, le regard d’une infinie tristesse de Stephen Archibald, le jeune acteur non-professionnel qui interprète Jamie dans la Trilogie de Bill Douglas, nous dirait quand même que ce garçon en a déjà trop vu pour son âge et que les années devant lui ne seront sans doute pas faciles. Stephen Archibald avait 12 ans quand il a joué dans My Childhood (1972), 13 ans dans My Ain Folk (1973) et 19 ans (1978) dans My Way Home. En 1998, il n’avait pas 40 ans quand il est mort, son corps défait par la drogue, la malnutrition et la violence. En 2001, le Musée National d’Ecosse a nommé My Childhood meilleur film écossais de tous les temps et Stephen Archibald un des plus grands acteurs du pays…
L’excellente édition DVD par la BFI de la Bill Douglas Trilogy, a permis de redécouvrir une œuvre sans équivalent dans le cinéma britannique par son austérité, son exigence, sa violence, sa beauté plastique et son intense poésie. Une œuvre née du besoin du réalisateur Bill Douglas (1934-1991) de raconter sa propre histoire et l’exorciser avant, peut-être, de pouvoir passer à autre chose.
En trois courts films (My Childood fait 48 minutes, My Ain Folk 55 minutes, My Way Home 72 minutes, soit un total d’un tout petit moins de 3h de film pour l’ensemble), la Trilogie de Bill Douglas raconte donc la fin de l’enfance et l’adolescence de Jamie, alter-ego du réalisateur. Un gamin mal né dans une petite ville minière d’Ecosse dans les années 1930 où la misère économique, culturelle, physique et morale est le quotidien de tous. Sa mère morte à l’asile, son père remarié à une femme qui ne l’aime pas, Jamie est élevé successivement par ses deux grand-mères, l’une méchante et l’autre à moitié folle. Cancre à l’école, il passe son temps libre à sillonner solitaire la morne campagne et les terrils des alentours et à se battre avec son demi-frère un peu plus âgé que lui.
Pour résumer la Trilogie, on peut dire que My Childhood (Mon Enfance) raconte sa vie avec sa première grand-mère à la fin de la guerre, My Ain Folk (Les Miens) ses années avec sa seconde grand-mère après la guerre et My Way Home (Mon Chemin vers la Maison) l’échec de ses années de pension à Edinburgh au début des années 1950 et son envoi comme militaire en Egypte avec, à la clé, la possibilité d’un meilleur futur.
Je ne savais pas à quoi m’attendre en commençant à regarder il y a quelques jours la Trilogie de Bill Douglas, si ce n’est qu’elle avait été difficilement visible pendant presque trois décennies, qu’elle bénéficiait de la meilleure critique possible, qu’elle était considérée comme une œuvre à part et essentielle du cinéma du Royaume-Uni et qu’elle avait le pouvoir de marquer durablement les spectateurs qui se laissaient aller à sa grammaire et à son rythme originaux. Je dois avouer qu’à la toute fin du troisième film, j’avais l’impression d’avoir découvert une œuvre qui restera longtemps avec moi, en tant que cinéphile mais aussi, et c’est le plus important, en tant qu'individu.
La Trilogie de Bill Douglas, tournée en noir et blanc et en 1:33, est traversée sur toute sa durée par des plans, des images, des moments qui rappellent sans les imiter le cinéma de Dreyer, Bergman et Bresson. Il y a très peu de dialogues (qui d’ailleurs sont presqu’incompréhensibles : l’accent écossais n’est pas, de loin, le plus facile) et souvent, l’esprit du cinéma muet (sonore mais pas parlant) semble imprégner les films. Un enfant et sa grand-mère qui traversent un champ en se tenant la main, un corbillard qui parcourt une route sur la crête d’une colline, des gamins qui se roulent sur les pentes d’un terril, un train qui s’éloigne vers le lointain, des personnages qui dorment dans des intérieurs presque vides, des hommes qui descendent en silence à la mine, un chat qu’on tue parce qu’il a mangé le canari, deux frères qui se battent comme des chiens, le jeu d’un garçon dans la fumée d’une locomotive, le dunes de sable dans le désert d’Egypte, un sourire qui éclaire pour la première fois le visage de Jamie… Ces images composées à la perfection (Bill Douglas avait l’œil d’un peintre ou d’un photographe pictorialiste) prennent le temps de s’imprimer dans la rétine du spectateur en créant, par leur succession, un lent poème visuel existentiel, souvent ponctué de contrepoints en fulgurances inattendues, comme cette ouverture du second volet de la Trilogie (My Ain Folk) sur un paysage en Technicolor flamboyant, les seules notes de couleur des trois films, qui frappent comme un cri : le premier moment de surprise passé, on se rend compte que Jamie est au cinéma et qu’il est en train de regarder, stupéfait et émerveillé, Fidèle Lassie avec Elizabeth Taylor.
Comme souvent chez Dreyer, Bergman et Bresson, les trois films sont ceux du chemin difficile, métaphorique, d’une naissance. Ici, celle de Jamie (donc celle de Bill Douglas), qui naît vraiment à la vie à 19 ans, au moment de sa rencontre à l’armée en Egypte avec un soldat un peu plus âgé, Robert (dans la réalité, Peter Jewell), dans lequel il trouve pour la première fois quelqu’un sur qui compter. La fin, ouverte, peut être envisagée quand on cherche ensuite des informations sur Bill Douglas : sa vraie rencontre avec Peter Jewell lui a révélé que l’humanité n’était pas universellement mauvaise, que l’amitié et la culture pouvaient transcender le réel et que le salut, pour lui tout au moins, passerait par la création artistique, en l’occurrence, il le découvrirait plus tard, par le cinéma. L’histoire commune de Douglas et de Jewell est d’ailleurs étonnante : elle aurait été (d’après l'excellent documentaire sur Bill Douglas qui figure sur le DVD du BFI), contrairement à ses apparences homosexuelles, une histoire d’amitié totale mais non sexualisée entre les deux hommes.
Bill Douglas avait trouvé ses deux acteurs principaux, Stephen Archibald (Jamie) et Hughie Restorick (son demi-frère Tommy) à un arrêt de bus à la sortie d’Edinburgh. L’enfance elle-même difficile des deux jeunes acteurs, qui transparaît dans chacune de leurs scènes, donne un supplément de réalité et d’âme aux films. Stephen Archibald joue à la fois les jeunes années de Bill Douglas mais, en quelque sorte, les siennes aussi. C’est très émouvant de le voir passer, sur la durée de la Trilogie, d’un gamin tragique d’une douzaine d’années à un jeune homme de près de vingt ans qui s’éveille. Si Bill Douglas, dans la vraie vie, a réussi à surmonter son enfance (mais le réussit-on jamais ?) par sa rencontre avec Peter Jewell et son entrée à la London International Film School, les deux jeunes acteurs n’auront pas cette chance. Aucun des deux n’a évidemment fait carrière après la Trilogie, mais ils sont retournés à leurs existences à la dérive : on l’a déjà vu plus haut pour Stephen Archibald. Hughie Restorick, lui, s’est suicidé à 30 ans.
La Trilogie de Bill Douglas est le grand œuvre du réalisateur, une création qui lui assure une place définitive dans l’histoire du cinéma britannique et sans doute du cinéma en général. En 1986, huit ans après la sortie du troisième film, il réalisa Comrades (Camarades), une fresque intimiste sur la vie de plusieurs employés de ferme du XIXe siècle qui formèrent un syndicat et furent exilés en Australie. Ce film de 3h en couleur, qui fit l'objet d'une production très difficile, est pratiquement invisible depuis plus de vingt ans : il est pourtant considéré comme un des grands chefs-d’œuvre inconnus du cinéma britannique (mais, bonne nouvelle, il doit sortir en DVD et Blue-Ray prochainement, vers juin 2009). Par ailleurs, Bill Douglas et Peter Jewell collectionnèrent pendant près de trente ans des objets sur l’histoire du cinéma et de la culture populaire (notamment la plus importante collection au monde d’objets liés aux prémices du cinéma, comme les lanternes magiques). Leur collection a été donnée à la mort de Bill Douglas à l’Université d’Exeter : elle est aujourd’hui visible au "Bill Douglas Centre for the History of Cinema and Popular Culture".
Sur la tombe de Bill Douglas, dans le petit cimetière de Bishop’s Tawton (Devon), sont gravés ces mots : « We only have to love one another to know what we must do » (« Il suffit de s’aimer les uns les autres pour savoir ce qu'on doit faire »). C’était sans doute le crédo de Bill Douglas, c’est aussi, de toute évidence, la morale de sa bouleversante Trilogie dont la dernière image, sublime de promesses, est celle d’un arbre mort qui se remet à fleurir…
Une œuvre difficile de premier abord, mais d’une richesse plastique et thématique inoubliable, la Trilogie de Bill Douglas est l’une de mes plus belles découvertes récentes, et qui, j’en suis sûr, demeurera très longtemps avec moi. Une édition française avec sous-titres s’impose : cela permettrait à cette œuvre majeure de rencontrer un plus large public de cinéphiles francophones.