Et Elle entre, de dos (on découvre donc d’abord sa nuque et l’arrière de sa silhouette), traversant le décor du premier à l’arrière-plan en discutant au téléphone puis en faisant un rapide demi-tour sur elle-même pour revenir vers le spectateur de pleine face et en gros plan, en lançant des remarques vexatoires à destination du personnel de maison (du genre, à une petite bonne qui descend précipitamment de l'étage : « Je vous ai dit MILLE FOIS de ne pas utiliser le grand escalier, ce n’est pas étonnant que le tapis soit tout élimé ! »). Lorsque le film passe dans les cinémas spécialisés de San Francisco, il paraît que cette introduction déclenche souvent bravos et hourras parmi le public, évidemment conquis à l’avance.
Harriet Craig étant un film de Vincent Sherman, vieux routard appliqué et souvent inspiré des Women’s Pictures en noir et blanc avec monstres sacrés (Old Acquaintance, Mr. Skeffington…), on se dit que les codes du mélodrame seront respectés à la lettre, que Joan Crawford mordra dans son rôle à pleines dents, que les autres feront de la figuration, que le savoir-faire sera au rendez-vous et que l’amateur de ce type de film se régalera de bout en bout. Pour ma part, qui ai découvert le film il y a quelques jours, le contrat a été respecté au-delà de mes espérances.
Evidemment, il faut à priori être adepte du genre. Car le genre du Women’s Picture (un drame dont l’histoire se focalise sur les turpitudes qui assaillent son héroïne) ne saurait être aimé de tous : les péripéties hautement improbables des scénarios, l’artificialité des décors, les partitions à base de piano et de violon et les numéros souvent outranciers des actrices peuvent aujourd’hui rebuter. Lorsque ces films étaient produits à la chaîne par Warner Bros., MGM ou Columbia entre le milieu des années 1930 et des années 1960, le public (majoritairement féminin comme le nom du genre l’indique) s’y précipitait pour déguster avec avidité les bonheurs et surtout les déboires de leurs personnages principaux, insectes vrombissants pris dans les toiles d’araignées tissées par les scénaristes à l’imagination débridée. Harriet Craig est l’exemple parfait de ce type de film (c’est aussi un remake des deux films plus anciens Craig’s Wife de 1928 avec Irene Rich et Craig’s Wife de 1936 avec Rosalind Russell) : révélant comme souvent son origine théâtrale (ici une pièce de George Kelly), les personnages sont peu nombreux afin de laisser toute la place à la star ; les lieux de l’action sont limités à quelques décors d’intérieurs construits en studio ; le scénario est bavard, la parole étant le moteur principal des péripéties de l’histoire. Histoire qui n’est, au final, que l’étude de la personnalité complexe d’une héroïne et de ses capacités à résister à l’adversité.
La terrible Harriet (Joan Crawford, donc) est mariée depuis une quinzaine d’années à Walter Craig (Wendell Corey), un ingénieur plutôt introverti qui noie sa solitude dans le whisky. Emotionnellement frigide et monstrueusement égocentrique, elle se réalise dans l’aménagement et la maintenance impeccables de sa grande maison où tout semble fixé à sa place comme dans un musée. Seul un précieux vase Ming qui trône au-dessus de la cheminée semble parfois l’attendrir et la plonger dans des pensées profondes. La maison est aussi occupée par sa nièce d’une vingtaine d’années, qu’elle traite comme une domestique et deux domestiques, qu’elle traite comme des esclaves. Elle traite d’ailleurs son mari comme un cousin : si tous les objets de la demeure sont donc bien à leur place, les relations des personnages sont, elles, toutes faussées. Harriet Craig ne supporte pas les collègues de son mari (des ingénieurs sans conversation), le soupirant de sa jeune nièce (trop commun) ni le petit garçon et sa mère de la maison d’à-côté (trop familiers). Seuls quelques vieux notables et matrones de la ville, qu’elle invite lors de cocktails mensuels, trouvent grâce à ses yeux. Mais l’ordre glacial de la vie d’Harriet menace de rompre quand le patron de son mari propose à celui-ci une mutation temporaire au Japon et que la nièce se met à savourer de plus en plus son éveil amoureux. Harriet Craig va alors chercher à maintenir l’ordre quotidien de son existence en écrasant tout ce qui se met sur son chemin par une stratégie de mensonges, d'intimidations et de manipulations…
Harriet Craig est évidemment un festival Joan Crawford qui est de pratiquement toutes les scènes et qui, à 45 ans lors du tournage du film en 1950, commençait à devenir sa propre caricature. Tout, chez elle, semble s’hypertrophier : ses yeux, ses sourcils, ses lèvres, ses épaules. Ses coiffures et ses tenues se compliquent dans un crescendo d’artifice. La star sublimement belle des années 1930 devient l’étonnante créature de la seconde partie de sa carrière qui fait, plus encore aujourd’hui qu’hier, les beaux jours des transformistes cinéphiles. Un rôle comme Harriet Craig, qu’elle reprendra d’ailleurs presque à l’identique en 1955 dans un autre formidable Women’s Picture, Queen Bee, fascine parce qu’il fusionne dans l’imaginaire de nous autres spectateurs, ce que l’écran nous montre et ce qu’on l’on nous a dit (à tort ou peut-être à raison) de "Joan Crawford-la femme" à travers le livre à scandale de sa fille adoptive Christina et du film-culte qui en a été tiré : Mommie Dearest. Pour avoir pas mal lu et vu de choses sur Crawford, je ne suis pas loin de penser que certains excès d’Harriet Craig reflètent quelque peu la personnalité borderline de l'actrice, notamment son obsession de l’organisation et de l’ordre et sa rage de rester en contrôle de chacune des minutes de son existence.
Dans le touchante eulogie que George Cukor a dite lors de la soirée d’hommage à Joan Crawford quelques semaines après la mort de celle-ci, une anecdote est assez parlante : Cukor rappellait qu’avant les progrès techniques apportés aux caméras, les plans larges se terminant par un gros-plan de visage qu’Hollywood aimait tant nécessitaient l’utilisation d’imposantes grues qui portaient sur un plateau la caméra et une partie de l’équipe technique. Les travelings pour les gros-plan des actrices ou des acteurs demandaient donc à la machinerie de s’approcher, venant souvent de loin, au plus près de leurs visages. Cukor se souvient que seule Joan Crawford sentait la grue venir à elle sans broncher, ciller ni montrer la moindre appréhension. Qu’elle seule semblait toujours en contrôle total sur ses craintes et ses émotions face à un monstre mécanique en mouvement avant.
A la fin de Harriet Craig, l’héroïne du film se retrouve dans sa grande maison vide et la caméra la suit de loin, montant lentement et en grande tenue le majestueux escalier, seulement accompagnée de son ombre projetée sur le mur incurvé et des accords lyriques de l’orchestre. C’est une scène extraordinaire, un sommet du genre (même si les Women's Pictures en général regorgent de scènes finales épatantes). Harriet Craig a foutu sa vie en l’air mais on ne s’en fait pas trop pour elle. On a compris pourquoi elle hait les hommes, les femmes, les enfants et la poussière. Comme Joan Crawford, elle a regagné le contrôle après un passage difficile et est prête à affronter une nouvelle phase de son existence.
Joan Crawford est morte à 72 ans dans son appartement de New-York, le 10 mai 1977, après une vaillante bataille contre le cancer. Loin de Hollywood mais près de son lit, il n’y avait ni ses enfants, ni ses proches mais seulement sa gouvernante et une fan de longue date qui avait su l’apprivoiser. Les affaires classées et les importuns évacués, Lucille LeSueur aka. Joan Crawford quittait la vie comme elle l'avait vécue : en ordre et en contrôle.
Harriet Craig est un film que je recommande vivement, d'abord parce que c'est une excellente distraction et aussi pour plein d'autres raisons dont la moindre n’est pas de voir comment un vase Ming réussit presque à voler la vedette à Joan Crawford, avec laquelle l'objet inanimé s'est mis en tête de livrer un combat sans merci.
DVD Z2 disponible en Espagne sous le titre La Envidiosa.
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