Le pont du Golden Gate qui barre la baie de San Francisco a été inauguré en 1937. Avec ses deux piles et ses câbles peints en rouge, c’est sans doute l’une des plus belles structures métalliques du monde. C’est aussi le site du monde où est commis le plus grand nombre de suicides (cf. Vertigo d’Hitchcock). Sur les 1.300+ sauteurs qui ont franchi le parapet depuis 1937, seuls 36 ont survécu.
Le documentaire The Bridge (94 minutes), sorti en salles aux Etats-Unis en 2006 et en DVD Z1 et Z2 UK il y a quelques mois est une expérience de spectateur assez unique, à la fois poétique et sensible, violente et dérangeante. Les critiques ont d’ailleurs été très partagés sur le film, du New York Times qui l’a encensé (« un documentaire indélébile ») au Chicago Reader qui l’a cloué au pilori (« un film qui invente un nouveau genre : le Suicide Porn »).
J’ai eu envie de le voir à cause, sans doute, d’une curiosité un peu malsaine et pour voir ce que le réalisateur avait pu faire d’un sujet pareil. Finalement, je suis très partagé sur ce film, entre réprobation et admiration. C’est en tous cas un documentaire dont je n’ai jamais vu l’équivalent. Le film n’apprend rien sur le geste suicidaire, prouve une fois de plus la douleur de la famille et des amis de ceux qui se sont tués et glorifie la beauté mortelle du Golden Gate dans un mélange à la fois odieux et fascinant.
Le concept du film est en lui-même très discutable. Eric Steel, le réalisateur, a fixé ses caméras et ses équipes à différents endroits des rives du Golden Gate (mais pas sur le pont lui-même) le 1er janvier 2004. Les caméras ont filmé en plan large ou au téléobjectif le tablier du pont, tous les jours, jusqu’au 31 décembre 2004. En s’intéressant, bien sûr, à la circulation piétonne qui passait dessus. Dès qu’un piéton semblait avoir une attitude un peu particulière (du genre regarder par-dessus la rambarde pendant un peu trop longtemps ou aller et venir sans trop de logique), les caméramans zoomaient et ne lâchaient plus la personne. Le plus souvent, rien ne se passait mais sur un an, ils ont filmé 24 personnes dans l’acte de se jeter du pont (avant la chute – pendant la chute – au moment de l’impact). Une seule, un jeune homme de 24 ans, a survécu à la chute de 70 mètres dans les eaux de la baie de San Francisco – il est interviewé dans le documentaire. Toutes les autres sont mortes.
Le film s’intéresse plus particulièrement à une dizaine de ces suicidés, hommes et femmes, jeunes et vieux. Le réalisateur a retrouvé leurs proches et les a filmés en leur demandant de parler de la personne disparue, de ses derniers jours et de l’effet que le suicide a eu sur eux. Les témoignages, bien sûr, sont bouleversants, dignes mais avec toujours une nuance de colère, d’incompréhension ou de culpabilité. Cà, on l’a déjà vu dans d’autres documentaires. Si le fond du film n’est donc pas nouveau, la forme, elle, l’est.
En utilisant des images volées des sauteurs du Golden Gate et en imposant au spectateur la gêne d’assister à leurs derniers instants et à leur mort (qui n’est évidemment signifiée que par un splash d’écume dans l’eau), le réalisateur franchit un pas dans le morbide que peu de films atteignent. Le film est donc (un peu) un regard sur le suicide mais surtout, une interrogation vertigineuse sur le rôle et la responsabilité du cinéaste et du spectateur. En ce sens, le film reprend à son compte la sémiologie hitchcockienne en la poussant hors du domaine de la fiction pour celui de la réalité. Je n’oublierai jamais ces images d’un type d’une cinquantaine d’années qui parle à un interlocuteur au portable, l’air assez réjoui, puis qui pose le portable au sol, enjambe le parapet du pont et se jette dans le vide.
Les attaques dont le film (enfin, son réalisateur) a fait l’objet sont saines et justifiées. Pour se défendre de l’accusation de « tentation du snuff », Eric Steel a dit et répété que ses équipes avaient réussi à sauver 6 suicidants en appelant la Brigade du Suicide du Golden Gate pour qu’elle intervienne à temps. Je veux bien mais je ne suis pas convaincu : le fil rouge du documentaire constitué par l’histoire de Gene, un homme de 30 ans environ, aux longs cheveux noirs flottants au vent et habillé entièrement de cuir noir. Son amie la plus proche parle de lui (au passé, on sait donc qu’il est a réussi son suicide) alors qu’on le voit aller et venir sur le pont, s’arrêter, repartir, s’arrêter encore. Il s’assied longtemps sur le parapet du pont, regarde les passants, hésite. Dans la dernière scène du film, il monte sur le parapet, en tournant le dos à la baie et se lance en arrière dans un saut de l’ange, les bras écartés. Le téléobjectif suit sa chute jusqu’au splash d’écume. La caméra élargit le plan et montre le Golden Gate Bridge, splendide et impassible sur un fond de ciel azur. Le réalisateur, dans une interview, parle de « La Chute d’Icare »…
Bref, The Bridge est un documentaire unique et inoubliable, dont la violence du concept est un terrain de discussion idéal. Le débat est apparemment passionné (cf. IMDb) depuis sa sortie aux Etats-Unis et dans divers festivals internationaux. S’il sort un jour en France, il devrait aussi faire couler beaucoup d’encre. Un film dont on ne sort pas indemne.
Le documentaire The Bridge (94 minutes), sorti en salles aux Etats-Unis en 2006 et en DVD Z1 et Z2 UK il y a quelques mois est une expérience de spectateur assez unique, à la fois poétique et sensible, violente et dérangeante. Les critiques ont d’ailleurs été très partagés sur le film, du New York Times qui l’a encensé (« un documentaire indélébile ») au Chicago Reader qui l’a cloué au pilori (« un film qui invente un nouveau genre : le Suicide Porn »).
J’ai eu envie de le voir à cause, sans doute, d’une curiosité un peu malsaine et pour voir ce que le réalisateur avait pu faire d’un sujet pareil. Finalement, je suis très partagé sur ce film, entre réprobation et admiration. C’est en tous cas un documentaire dont je n’ai jamais vu l’équivalent. Le film n’apprend rien sur le geste suicidaire, prouve une fois de plus la douleur de la famille et des amis de ceux qui se sont tués et glorifie la beauté mortelle du Golden Gate dans un mélange à la fois odieux et fascinant.
Le concept du film est en lui-même très discutable. Eric Steel, le réalisateur, a fixé ses caméras et ses équipes à différents endroits des rives du Golden Gate (mais pas sur le pont lui-même) le 1er janvier 2004. Les caméras ont filmé en plan large ou au téléobjectif le tablier du pont, tous les jours, jusqu’au 31 décembre 2004. En s’intéressant, bien sûr, à la circulation piétonne qui passait dessus. Dès qu’un piéton semblait avoir une attitude un peu particulière (du genre regarder par-dessus la rambarde pendant un peu trop longtemps ou aller et venir sans trop de logique), les caméramans zoomaient et ne lâchaient plus la personne. Le plus souvent, rien ne se passait mais sur un an, ils ont filmé 24 personnes dans l’acte de se jeter du pont (avant la chute – pendant la chute – au moment de l’impact). Une seule, un jeune homme de 24 ans, a survécu à la chute de 70 mètres dans les eaux de la baie de San Francisco – il est interviewé dans le documentaire. Toutes les autres sont mortes.
Le film s’intéresse plus particulièrement à une dizaine de ces suicidés, hommes et femmes, jeunes et vieux. Le réalisateur a retrouvé leurs proches et les a filmés en leur demandant de parler de la personne disparue, de ses derniers jours et de l’effet que le suicide a eu sur eux. Les témoignages, bien sûr, sont bouleversants, dignes mais avec toujours une nuance de colère, d’incompréhension ou de culpabilité. Cà, on l’a déjà vu dans d’autres documentaires. Si le fond du film n’est donc pas nouveau, la forme, elle, l’est.
En utilisant des images volées des sauteurs du Golden Gate et en imposant au spectateur la gêne d’assister à leurs derniers instants et à leur mort (qui n’est évidemment signifiée que par un splash d’écume dans l’eau), le réalisateur franchit un pas dans le morbide que peu de films atteignent. Le film est donc (un peu) un regard sur le suicide mais surtout, une interrogation vertigineuse sur le rôle et la responsabilité du cinéaste et du spectateur. En ce sens, le film reprend à son compte la sémiologie hitchcockienne en la poussant hors du domaine de la fiction pour celui de la réalité. Je n’oublierai jamais ces images d’un type d’une cinquantaine d’années qui parle à un interlocuteur au portable, l’air assez réjoui, puis qui pose le portable au sol, enjambe le parapet du pont et se jette dans le vide.
Les attaques dont le film (enfin, son réalisateur) a fait l’objet sont saines et justifiées. Pour se défendre de l’accusation de « tentation du snuff », Eric Steel a dit et répété que ses équipes avaient réussi à sauver 6 suicidants en appelant la Brigade du Suicide du Golden Gate pour qu’elle intervienne à temps. Je veux bien mais je ne suis pas convaincu : le fil rouge du documentaire constitué par l’histoire de Gene, un homme de 30 ans environ, aux longs cheveux noirs flottants au vent et habillé entièrement de cuir noir. Son amie la plus proche parle de lui (au passé, on sait donc qu’il est a réussi son suicide) alors qu’on le voit aller et venir sur le pont, s’arrêter, repartir, s’arrêter encore. Il s’assied longtemps sur le parapet du pont, regarde les passants, hésite. Dans la dernière scène du film, il monte sur le parapet, en tournant le dos à la baie et se lance en arrière dans un saut de l’ange, les bras écartés. Le téléobjectif suit sa chute jusqu’au splash d’écume. La caméra élargit le plan et montre le Golden Gate Bridge, splendide et impassible sur un fond de ciel azur. Le réalisateur, dans une interview, parle de « La Chute d’Icare »…
Bref, The Bridge est un documentaire unique et inoubliable, dont la violence du concept est un terrain de discussion idéal. Le débat est apparemment passionné (cf. IMDb) depuis sa sortie aux Etats-Unis et dans divers festivals internationaux. S’il sort un jour en France, il devrait aussi faire couler beaucoup d’encre. Un film dont on ne sort pas indemne.
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