20 septembre 2008

Nashville (Robert Altman, 1975)


Le chef-d’œuvre de Robert Altman, plus de 30 ans après sa sortie, est toujours une expérience cinématographique intense et l’un des films essentiels des années 70, si ce n’est de l’histoire du cinéma. En son temps, Nashville a révolutionné les principes narratifs à l’écran, a lancé un ensemble de comédiens exceptionnels et a su parler de l’Amérique et de l’Humain comme aucun autre film ne l’avait encore fait. Je l’ai découvert en DVD il y a quelques jours et à vrai dire, je ne m’en suis pas encore tout à fait remis.

Sorti en 1975, à la fin de la Guerre du Vietnam, Nashville est le premier film choral (ou « panoramique » comme on disait alors), un genre inventé par Altman et sa scénariste Joan Tewkesbury : en 2h40 de film, vingt-quatre personnages arrivent à Nashville pour le festival Folk and Country. Ils se croisent sans tous se reconnaître pendant 2h30 avant de se retrouver impliqués ensemble à divers degrés dans un dramatique fait-divers au cours des 10 dernières minutes.

Il y a Barbara Jean (Ronee Blakley), la reine de la Country qui traverse une phase dépressive et qui va péter les plombs pendant un concert. Un de ses fans est un Marine revenu du Vietnam (Scott Glenn) qui la suit partout. Sa rivale Connie White (Karen Black) attend qu’elle se plante pour lui piquer sa place. Keith Carradine est une star du Folk qui s’envoie toutes les femmes du coin et notamment Lily Tomlin, une mère de famille mariée à Ned Beatty qui échappe à son ennui conjugal en chantant dans un groupe de Gospel. Une journaliste – nullissime - en reportage pour la BBC (Géraldine Chaplin) est intriguée par un motard plus que bizarre (Jeff Goldblum). Shelley Duvall est une hippie qui arrive de Los Angeles pour voir sa tante hospitalisée et qui croise souvent un type très introverti qui se promène partout avec un étui à violon et a emménagé dans un Bed & Breakfast. Tous ces personnages rencontrent à chaque coin de rue une camionnette avec des haut-parleurs qui sillonne Nashville pour la campagne électorale d’un politicien du coin…

Nashville est le premier film d’Altman où les superpositions de dialogues, les brusques changements de direction de l’histoire en fonction des déplacements des divers personnages, le mélange de l’intime et de l’universel, les scènes avec figurants filmées comme un documentaire et le dosage typique d’absurde et de vérité, de tendresse et de cynisme, d’humour et de tragédie s’organisent dans une structure d’une inventivité de chaque instant et d’une rigueur subtile mais implacable. The Player (1992), Shortcuts (1993), Gosford Park (2001) – sans compter Magnolia, Crash et tant d’autres films - reprendront tous l’organisation de Nashville, qui reste définitivement le modèle du genre.

Pour donner à Nashville son aspect naturaliste (malgré l’artifice de la construction), Altman a demandé à ses acteurs de composer leurs propres chansons. Keith Carradine a d’ailleurs remporté en 1975 l’Oscar de la meilleure chanson pour le splendide « I’m Easy » - très fortement influencé par Cat Stevens – qui fait l’objet de l’une des plus belles scènes du film, quand Carradine la chante dans un club après l’avoir dédicacée à une femme présente dans la salle et que trois de ses conquêtes pensent qu’il s’agit d’elles. La superbe Ronee Blakley (ex-Mme Wim Wenders à la ville) interprète trois standards créés par elle pour l’occasion et qui sont devenus des hymnes de Nashville : « Tapedeck in His Tractor », « Dues » et « My Idaho Home ». Même Karen Black, toujours aussi épatante dans le rôle d’une chanteuse un peu conne (dans une scène hilarante du film, on lui présente Julie Christie - la vraie Julie Christie - qui est de passage à Nashville mais Karen Black, qui ne connait l'actrice que de nom, ne croit pas que c'est elle et se fout de sa gueule quand l'autre lui dit qu'elle a eu un Oscar), s’y colle avec ses créations « Memphis » et « Rolling Stone». Un autre effet surprenant de la force de Nashville est qu’on peut aimer le film sans aimer la Country.

Réalisé il y a trois décennies, le film pourrait être cruellement daté mais il n’en est rien : en ayant situé son histoire à Nashville – la ville de la Country Music - où les ravages de la Mode n’ont aucun effet et où les visiteurs d’aujourd’hui doivent ressembler trait pour trait à ceux de la génération précédente et à celle de la prochaine génération, Altman a eu un trait de génie. Nashville est d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’actualité de ses images est fascinante et on ne peut que se dire en fin de visionnage qu’on a vu un des très rares films sur lesquels le temps n’a strictement aucune prise. Du coup, l’histoire individuelle de ses personnages devient intemporelle, universelle et profondément bouleversante. Le personnage de la serveuse qui rêve de devenir une star de la Country et qui finira strip-teaseuse, pour cliché qu’il soit, prend dans le film une dimension qui touche au mythologique.

Dans son commentaire passionnant inclus dans le DVD, Altman raconte que les journalistes le harcelèrent après l’assassinat de John Lennon en 1980 parce qu’ils pensaient que le film en était, à sa façon, une prémonition. Altman s’en défend bien sûr mais reconnaît que Nashville posait en effet la question du rôle de plus en plus important que prenait le show-business dans la société de la fin des années 60 et des risques de dérive de cette transposition du divin dans le commerce du spectacle : ce n’est pas par hasard que le film se termine dans le décor incroyable du Parthénon de Nashville, la seule réplique au Monde du temple de l’Acropole d’Athènes.

Et rien ne peut préparer le spectateur qui découvre Nashville pour la première fois à la puissance émotionnelle des 10 dernières minutes, quand les parcours croisés des personnages du film entrent en collision au cours d’un concert en plein-air. A la brutalité de l’incident qui a alors lieu, la réponse de la foule, galvanisée par la sublime chanson « It Don’t Worry Me » (écrite par Keith Carradine et chantée dans le film par Barbara Harris), est un moment de grâce rarement atteint dans le cinéma. La critique, qu’elle soit pro- ou anti-Nashville (oui, il y en a) s’est toujours retrouvée sur ces quelques minutes qui ont été décrites comme un moment « miraculeux » défiant toute analyse. Difficile de ne pas avoir une boule dans la gorge et le coeur qui bat plus vite quand commence à défiler le générique final.

Je n’ai vu Nashville qu’une seule fois mais il paraît que le film est encore meilleur à la seconde vision. Pour l’instant, la première vision me suffit : Nashville s’est durablement imprimé dans ma mémoire de cinéphile et a rejoint ma top-list. Ce puzzle parfait est l’un des mes plus grands chocs cinématographiques de ces dernières années. Robert Altman, rien que pour ce film, a mille fois mérité l’Oscar d’honneur qu’Hollywood a décidé de lui remettre.

Avez-vous vu Nashville ?

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